Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/XI

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Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 89-93).


XI

DANS L’EMPIRE DE L’ESPACE.

Depuis plus de huit jours, l’Auto-Aérien Impérial « Le Wawaron » avait quitté les rives enchanteresses de l’Île de la Barbotte Amoureuse, emportant dans les airs l’Empereur Baptiste 1er et son fidèle ministre, le duc Antoine de Ste-Cunégonde.

Comme nous le savons, les trois directeurs de la “French Canadian Aerial Navigation Company, Limited”, avaient décidé d’attendre ce que les circonstances voudraient bien leur donner et en même temps non seulement voir ce qu’ils pouvaient faire, mais aussi chercher à emmener les Alliés à des termes plus coulants.

L’Espace est grand, et Sa Majesté, quoiqu’ayant un grand amour pour son Empire, avait — chose étrange pour un aéronaute — horreur du vide.

Il leur fallut donc recommencer leur vie vagabonde, restant la majeure partie du temps dans les sphères élevées, et ne descendant à terre qu’à des heures propices et dans des endroits déserts.

Il n’y avait pas d’illusion à se faire, en dehors de l’Empire de l’Espace il n’existait aucun endroit où, diplomatiquement parlant, ils pouvaient atterrir. Il y avait bien les nations neutres, mais il restait à savoir comment ils y seraient reçus.

Ils étaient tenus à rester à une distance de trois milles, c’est-à-dire à une telle hauteur que l’existence n’y est pas possible. Et comment pouvoir ainsi se procurer des provisions et établir des relations commerciales ?

Nos amis voyaient bien que la chose ne pouvait durer et qu’il faudrait tôt ou tard en arriver à une conclusion.

Mais laquelle ?

En réalité il ne leur restait que trois alternatives :

1o Trouver un État neutre susceptible d’accepter des relations amicales.

2o Accéder aux exigences des Alliés.

3o Renouer les relations diplomatiques avec les Boches.

Courtemanche ouvrit la carte du monde et nos amis se mirent à réfléchir.

L’Europe, il n’y avait même pas à y songer.

L’Asie, pas davantage.

L’Océanie, à moins de tomber sur des anthropophages, il n’y avait pas mèche.

L’Afrique, peut-être que les rois nègres… mais ils savaient que ces derniers sont eux-mêmes sous protectorat.

Il restait l’Amérique, non celle du Nord, mais les républiques du Sud.

Mais laquelle ? se demandait Courtemanche en se grattant le crâne.

Titoine Pelquier l’observait et frappant son ami sur l’épaule, il lui dit :

« Si on prenait un coup, p’t’ête ben qu’ça ouvrirait les idées.

« Emmène-le, l’maudit coup, et voyons par éiousqu’on pourrait ben commencer, répondit Baptiste d’un air ennuyé.

« D’abord, continua-t-il après avoir absorbé le contenu de son verre, est-ce que les peuples des républiques sud-américaines sont aussi en faveur des Alliés qu’on veut le faire croire ? Je me suis laissé dire — et il y a une escousse de cela — que les Boches s’étaient établis de bons nids dans l’Amérique du Sud. Cette vermine-là, vois-tu, ami Pelquier, ça s’introduit un peu partout éiousqu’il y a de l’argent à faire. Il n’y a pas à dire, ils ont pour le commerce un certain talent, ils sont hypocrites, persuasifs, insinuants et ne craignant pas de ramper pour mieux arriver. Petit à petit ils s’étendent, comme une tache d’huile, prolifiques ils augmentent insidieusement et lorsque l’on s’aperçoit du danger et que l’on songe à s’en débarrasser, il est parfois trop tard. Ils savent profiter de tout, surtout de l’ignorance des peuples avec lesquels ils ont affaire. Dans l’Amérique du Sud ils ont beau jeu de ce côté-là, il leur est facile de faire briller le miroir aux alouettes qui leur mettra ces peuples à leur merci.

« Essayons tout de même, répondit Pelquier, s’il y a des ignorants il y a aussi des gens éclairés qui ne doivent pas se laisser emberlicotter comme des enfants.

De toute façon, nous n’avons rien à perdre.

« Allons-y, fit Baptiste, de toute façon nous n’avons rien à perdre.

Comme les lecteurs le savent sans doute, les républiques sud-américaines vivent dans un état de paix relatif. Les ministères s’y tiennent souvent par des prodiges d’équilibre, et ces pays pourtant si beaux et si riches, favorisés par les dons les plus magnifiques que la nature puisse prodiguer, se méfient constamment les uns des autres.

Pour les Boches, cet état de choses donne un vaste champ d’exploitation et le machiavélisme qui est leur fort y trouve un terrain tout préparé, ils n’ont qu’à semer pour récolter.

L’espionnage prussien existe là comme ailleurs, éclairé, très renseigné, il voit d’avance le bénéfice qu’il peut tirer des moindres circonstances.

Dans l’Amérique du Sud comme ailleurs, on avait entendu parler du bolide, on l’avait vu, les journaux en avaient parlé, mais l’histoire du Wawaron était moins connue. Les agences allemandes, très au courant de toutes choses et se doutant que l’auto-aérien ne manquerait pas de visiter cette partie du monde, crurent devoir en profiter pour lancer la fausse nouvelle qu’un dirigeable ennemi était à la veille de venir et était animé des intentions les plus belliqueuses.

Ces bonnes gens tombèrent dans le panneau, les esprits s’émurent à un tel point que les autorités civiles et militaires crurent devoir se mettre sur leurs gardes.

Il s’en suivit que lorsque le Wawaron se présenta il fut salué à coups de canon. Et nos braves amis qui se présentaient confiants, le cœur plein des plus douces espérances, durent s’enfuir à toute vitesse vers des pays plus paisibles.

Décidément il n’y avait pas lieu d’être satisfait.

Courtemanche était rêveur. Quant à Titoine, duc de Ste-Cunégonde, il était loin d’être content.

« Les p’tites pétaques, c’t’année, elles sont pas grosses, on était encore mieux reçu lorsqu’on voyageait incognito, fit-il remarquer.

L’Empereur de l’Espace haussa les épaules et jetant sur son ministre un regard qui voulait en dire long, il murmura :

« J’cré ben qu’icitte on est dans la melasse.

« Eh ben alors, quoiqu’on va faire ? s’écria le duc avec rage, on n’est pas pour rester de même, les provisions s’épuisent, il y a presque plus de p’tit blanc ni de tabac, et ça commence à me chiffonner la patience que d’avoir comme toute distraction de traverser des nuages et compter les étoiles.

« J’t’avoue en toute sincérité que je me demande, répliqua Courtemanche, comment nous allons sortir de tout ceci.

« Pourquoi n’accepterions-nous pas de marcher avec les gens de Londres, ils nous mangeront pas, fit remarquer Titoine.

« Pour ça, non, j’en suis certain, répondit Baptiste, mais vois-tu, Pelquier, il y a un danger.

« Et lequel ? fit le duc intrigué.

« C’est que les Anglais possédant déjà une bonne partie du globe terrestre, n’aient envie de nous annexer, dit Courtemanche le plus sérieusement du monde.

« Bah ! t’as raison, répondit Titoine, je me suis laissé dire qu’il était bon de songer au ciel, p’t’être ben qu’ils sont de c’t’avis-là.

« Parfaitement, répliqua Baptiste, le ciel de l’autre monde mais pas celui d’icitte. Et puis, après tout, qu’il essaye de le prendre, ils ne sauront le garder. Ils ont tous vu le « Wawaron », et sont sans doute sous l’impression que la flotte de l’Espace est formidable. Laissons-les sous cette impression, ami Pelquier, voyons ce que les circonstances vont nous donner. Jusqu’aujourd’hui nous avons le plus beau jeu. Faisons comme les gouvernements, mon cher, de la diplomatie, voilà tout.

« Mais nous n’avons pas d’ambassadeur, ni de ministre plénipotentiaire, fit remarquer Titoine.

« Tant mieux, mon cher, les affaires n’en iront que plus facilement, il n’y aura personne pour embrouiller les choses, répondit gravement Baptiste Courtemanche.