Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/XIII

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Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 96-100).


XIII

UNE RÉVOLUTION COMME PEUT-ÊTRE JAMAIS PLUS ON EN VERRA.

Le thermomètre marquait dix degrés en dessous de zéro (F), le ciel était pur, le soleil brillait au zénith, aucun murmure ne troublait l’atmosphère.

Le Wawaron planait à une hauteur de six mille pieds et ceux qui l’occupaient n’étaient à même de voir que l’espace infini, en haut, en bas, de tous côtés.

L’ingénieur Baptiste Courtemanche avait abandonné l’auto-aérien aux caprices de l’éther, et comme il n’y avait aucune brise, quoiqu’ils fussent à cette région élevée, l’énorme dirigeable ne bougeait pas plus que ne le fait un navire par un calme plat

Courtemanche était appuyé à la rampe de la passerelle, ses traits étaient tirés et indiquaient les traces de l’inquiétude, de l’ennui, ses yeux étaient perdus dans le vague, sa pensée dans le vide.

Non loin de lui, Titoine Pelquier, assis sur un pliant, considérait avec amertume sa pipe éteinte et regardait avec désespoir sa blague à tabac dans laquelle il n’y avait même plus une parcelle du précieux solanacée. Après avoir balancé la tête avec amertume l’époux de Philomène Tranchemontague (de Shawinigan) poussa un long soupir et sa main laissa tomber la pipe qui roula sur le pont avec un bruit lugubre.

Courtemanche, que ce bruit avait tiré de sa méditation, leva la tête et il jeta sur son ami un long et triste regard, et en soupirant lui aussi il dit :

« As-tu cassé ta pipe ?

« Vaudrait autant que je l’eusse cassé, la pauvre, répondit Titoine d’une voix sourde, mais dans laquelle grondait le tonnerre.

« Voyons, Pelquier, dit Baptiste qui s’était levé et en frappant amicalement Titoine sur l’épaule, pourquoi cette triste figure, cet air désespéré, les temps sont durs, il faut en convenir, je le sais aussi bien que toi, mais à quoi cela servirait-il de nous plaindre, nous n’en serions pas plus avancés.

« Ça, c’est ben vrai, répondit Titoine en se levant à son tour, mais il n’en est pas moins vrai aussi que nous sommes archi-cassés, pas une miette de tabac, plus une goutte de p’tit blanc pour nous mouiller la luette, rien, comme tu sais, à peine de l’eau et quelques tablettes de beef-tea, et qui sont encore salées en toryeux.

« C’est ben vrai, fit Baptiste dont la poitrine se souleva avec désespoir, mais que veux-tu y faire ?

« Ce qui a à y faire ? s’écria Titoine en regardant son camarade dans les yeux, n’importe quoi, que la maudite vie que nous menons. L’Empire de l’Espace, c’est p’tête ben beau quand on a quelque chose dans le ventre, mais quand ou meurt de faim on n’y voit plus aucun charme.

« T’es pas raisonnable, répondit Baptiste qui ne savait quoi lui répondre.

« Pas raisonnable, s’exclama Titoine Pelquier donnant cours à sa colère, pas raisonnable que tu me dis ! En v’là une mauvaise par exemple ! Ton sapré empire est immense, je n’en disconviens pas, il est même si grand que jamais on en verra la fin. Du bleu, continua l’époux de Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan), oui, du bleu ou des nuages, encore des nuages et toujours des nuages. Je ne saurais trop le répéter. Le soleil nous brûle, la lune nous fait la grimace et les étoiles en clignant ont l’air de se moquer de nous. Pas une prairie verte pour reposer nos regards fatigués ni une rivière où nous puissions aller étancher notre soif. Et t’appelles cela un empire, toi, Baptiste 1er, Empereur des Courtemanches qui n’a qu’un seul sujet et qui n’est pas encore capable de lui donner à manger.

Baptiste 1er, calme, le considéra quelques instants, puis avec un geste qui eut fait honneur à notre ami Paul Cazeneuve, il lui dit :

« Ingrat, je t’ai tiré du prolétariat pour te créer duc de Ste-Cunégonde et baron des Tanneries, je t’ai élevé à la dignité de ministre, je t’ai fait chevalier grande croix de l’Ordre du Castor, commandeur de l’Ordre Impérial de l’Étoile Polaire, et dans ma magnanimité, comme disent les grands de la terre, j’étais à la veille de te faire prince du Sault-au-Récollet.

« Que l’yable les mène les maudits titres et les vingnennes de médailles, s’écria Titoine de plus en plus furieux. Flanque-z-en à sciaux aux terriens civilisés qui s’épatent de ces riginnes-là, passe un steak pour me fourrer dans l’estomac et toutes tes décorations je les échangerais volontiers pour une bonne platée de fèves au lard.

« Des fèves au lard, dit Baptiste dont les yeux pétillèrent, des fèves au lard comme dans les chanquiers, on ferait en effet bien des bassesses pour une friandise de ce genre.

« Qu’est-ce qui nous empêche d’en avoir et ben d’autres choses avec ? fit Pelquier. Là-bas, au pays, Philias Duval doit nous attendre sur l’Île de la Barbotte Amoureuse. Pourquoi perdre notre temps en quête d’aventures ridicules qui nous avancent à rien ? Pourquoi ne pas retourner au Canada, consentir à ce que nous demandent les Alliés et combattre comme du monde pour la justice et la civilisation ? Ce que nous avons fait ne compte pas. Nous serions même sous l’égide de la Couronne Britannique qu’après tout nous avons tout à y gagner et rien à y perdre. Nous lutterons pour la même cause qui est après tout celle de la civilisation et de la démocratie universelle et pour laquelle doivent combattre tous ceux qui ont le cœur bien placé.

« Et tu crois qu’on n’y mettra pas des empêchements ? lui demanda Baptiste.

« Au contraire, répondit Titoine, les bonnes gens de Londres n’ont pas dû oublier ce que nous avons fait pour eux, et quant à ceux du Canada, il est à espérer que quand ils sauront que nous sommes nés au Canada, ils auront enfin le bon sens de comprendre que les Canadiens-français, quoique peuvent dire quelques chauvins d’Ontario, n’en sont pas moins loyaux que les autres et ne demandent qu’une chose c’est de pouvoir le prouver. Et lorsqu’ils ont la main à la pâte, les p’tits Canayens sont loin d’être les derniers.

« Ami Pelquier, s’écria Baptiste avec enthousiasme, tu parles comme un homme.

« Alors nous retournons ? demanda Titoine.

« Oui, répondit Baptiste, c’est mon désir le plus grand mais je n’osais te le dire. Allons au Canada, offrons nos services pour la cause des Alliés et montrons à tous et surtout à la France que notre sang est toujours le même, aussi gaulois que celui des ancêtres.

« Et ton drapeau, celui de l’Espace ? demanda Pelquier.

« Nous remplacerons les étoiles d’or par des feuilles d’érable et comme devise celle de Cartier : « Je me souviens ».

« Enfoncé les étoiles, cria Pelquier et vive le sirop… pardon, les feuilles d’érable !

« Quant à moi, j’abdique l’Empire de l’Espace et je r’deviens canayen, dit Baptiste, c’est plus pratique et « Vive le Canada » !

Comme les lecteurs le savent, le Wawaron était à mi-océan, Courtemanche rectifia la direction et laissant derrière lui la Verte Érin il piqua dans la direction de Terre-Neuve.

Baptiste Courtemanche était retourné à la salle des machines, Pelquier, sur l’avant, une longue-vue à la main, scrutait l’horizon.

Le mari de Philomène Tranchemontagne était ainsi occupé lorsque tout à coup son attention fut attirée par quelque chose qui lui sembla étrange.

« Ohé, Baptiste, viens-toi-z’en, j’vois quelque chose qui m’semble pas naturel.

« Quoique c’est ? dit Baptiste en accourant et prenant la lunette que lui présentait son ami.

« Vois là-bas, fit Titoine en lui indiquant un point de l’horizon.

« Crééyé, v’là qu’est pas banal, dit Baptiste après avoir observé le point indiqué, si j’me trompe pas, y va avoir de la danse.

En effet, l’ingénieur ne se trompait pas, un transport anglais battant le drapeau du Dominion Canadien et celui de la Croix Rouge fuyait à toute vitesse, poursuivi par un sous-marin allemand.

Le navire anglais avait vu le sous-marin et comme nous venons de le dire fuyait aussi vite que lui en permettaient ses moyens. Comme il transportait au Canada des blessés, il avait arboré le drapeau de la Croix Rouge.

Ô naïveté, comme si tous ne savaient pas que pour la kultur prussienne la Croix Rouge n’est qu’une cible.

« Et alors, quoi qu’on va faire ? demanda Pelquier.

« Va dans le magasin, il nous reste encore deux des bombes que nous avons « chippées » aux bulkoviks russes, on voulait en fare cadeau aux Boches, v’là une bonne occasion, lui répondit l’ingénieur en faisant évoluer l’auto-aérien dans la direction du sous-marin.

Pelquier sans perdre une seconde s’était précipité vers la chambre aux amunitions, et en étant sorti avec deux bombes de joli calibre, il alla se placer à l’avant du Wawaron. Lorsque l’auto-aérien fut à environ dix pieds du sous-marin, dont l’équipage était loin de se douter de ce qui allait lui arriver, il lança une première bombe qui en prenant contact éclata brisant le périscope et en faisant une vaste ouverture dans la coque du vaisseau. Pelquier sans perdre une seconde, lança la seconde bombe dans l’ouverture et celle-ci éclatant fit sombrer le sous-marin qui en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire disparut dans les profondeurs de l’Océan.

Ceci fut fait avec une rapidité extrême, l’équipage et les passagers du navire anglais n’eurent le temps que de pousser un cri que le Wawaron était disparu, mais cependant pas assez vite pour que son nom ne fut vu et par conséquent son identité connue.

À bord du navire anglais se trouvait un des membres du cabinet impérial de Londres, lequel ministre se rendait en Amérique en mission auprès du gouvernement de Washington. Or ce ministre avait déjà vu le Wawaron lors de l’attaque des Boches, et connaissait toute l’histoire des pourparlers du gouvernement anglais.

« Voici un bon point pour ce Wawaron, dit-il à ceux qui l’entouraient, voici la seconde fois qu’il rend service à l’Empire. En arrivant je verrai à ce que ce service soit reconnu.