Les aventures extraordinaires de deux canayens/02/XIV

La bibliothèque libre.
Imprimerie A.-P. Pigeon (p. 101-106).


XIV

RARI NANTES IN GURGITE VASTO.

Après qu’ils eurent accompli l’extraordinaire fait d’arme que nous venons de relater, nos deux héros, après avoir placé sur leur tête les casques qu’ils employaient pour les altitudes élevées, donnèrent au Wawaron un élan qui lui fit atteindre une hauteur de près de quinze mille pieds, ce qui le rendit complètement invisible.

Ils planèrent ainsi près de deux heures et lorsqu’ils furent certains de ne pas être vus ils redescendirent à une hauteur moyenne et après s’être débarrassés de leurs appareils ils purent continuer leur conversation.

« Mon vieux, dit Baptiste Courtemanche en tendant la main à son camarade, tu peux te vanter d’avoir du talent pour lancer les bombes, on dirait que t’as jamais fait que cela toute ta vie.

« C’est ben de même, répondit Titoine en riant, je leur ai emmenché cela à Messieurs les Boches dans les grandes largeurs, ils ont dû en faire tout de même une drôle de tête en se sentant descendre dans le fond de l’eau en pensant qu’ils allaient servir de dîner aux marsouins.

« Et puis après, fit Courtemanche en haussant les épaules, tu te souviens de ce que dit la Sainte Bible : « Périra par l’épée qui frappera par l’épée ». Avec cela qu’ils y songent beaucoup aux sentiments, ces bougres de cochons. Est-ce qu’ils ont réfléchi en coulant le Lusitania ? Y ont-ils regardé à deux fois avant d’exterminer des navires-hôpitaux ou des steamers portant femmes et enfants ? Non, n’est-ce pas, aussi je ne sais pas pourquoi on les ménagerait. Épargne-t-on un chien enragé ? Non, n’est-ce pas. Eh bien, le Boche, mon vieux, ce n’est que cela et il n’a droit à aucune pitié.

« C’est ben cela, répondit Pelquier, et celui qui est cause de tous ces assassinats, qui a permis ces tueries aveugles et irraisonnées pour assouvir sa haine et affermir sa tyrannie, le Néron boche doit bien trembler en songeant au compte qu’il aura à rendre à Celui qui est la justice infinie.

« Tu as raison, ami Pelquier, et si les âmes ont une peau, ajouta Baptiste, je préfère la mienne à la sienne. Lors du jugement je serai plus dans mon assiette que lui dans la sienne, soit dit sans me répéter.

« Et pour ce bougre-là on peut bien retourner le dicton et dire : À ce pêcheur misère et corde, n’est-ce pas ? demanda Titoine.

« Mon bon ami, dit Baptiste en riant, quoique tu parles en l’air, ce que tu dis là a ben du bon sens, aussi pour te récompenser d’avoir coulé les Boches, je…

« Arrête la charrette, s’écria, Titoine en reculant, tu vas encore me coller une médaille.

« Non pas, mais quelque chose de plus pratique, de plus digestif enfin, va voir sous le matelas de ma couchette et tu verras.

« Allons voir, dit Pelquier sceptiquement. Il se rendit à la cabine et Baptiste put le voir soulever le matelas, prendre un paquet et pousser un cri après l’avoir ouvert :

« Du tabac !

« Oui, du vrai tabac, dit Baptiste avec un sourire. Je l’avais conservé pour une grande occasion.

« Tu es un vrai empereur, je le crie aux étoiles, j’en prends le soleil et la lune à témoin, et je puis te dire : Majesté, ta Sir est bien bonne.

« Hélas ! il est trop tard, ce trône de l’Espace, je l’abdique ; que celui qui le veut le prenne, pour moi, vois-tu, je le trouve trop en l’air. Je vais retourner auprès des nôtres, là nous suivrons la marche des circonstances et verrons ce que l’avenir nous réserve.

« Alors nous retournons cheu nous, s’écria Titoine Pelquier avec enthousiasme.

« Oui, cheu nous, nous offrirons nos services à la patrie, comme tous bons citoyens doivent le faire, lui dit Courtemanche. Le Wawaron, devenu un monument national, rendra des services de premier ordre. Et quant à nous, nous aurons fait notre devoir.

« Ça y est, s’écria Pelquier, faisons notre devoir et prouvons à l’humanité toute entière que si les Canayens ont du poil aux pattes, ils en ont pas dans la paume des mains.

« Allons, dit Courtemanche en prenant le gouvernail, piquons sur le Golfe St-Laurent, et en allant bonne allure nous y serons demain au petit jour.

En effet, le lendemain matin, l’auto-aérien planait au-dessus du Golfe St-Laurent. Ils avaient laissé en arrière Terre-Neuve et l’Île d’Anticosti, et maintenant ils étaient à même de distinguer parfaitement les côtes du Labrador et les moindres détails du magnifique panorama qui se déroulait au-dessous d’eux.

Le grand fleuve du Canada conserve son individualité depuis ses sources jusqu’au moment où dans sa majestueuse grandeur il se jette dans l’Océan.

La suite de ses grands lacs, véritables mers intérieures, présente un spectacle grandiose unique au monde. Le Niagara, lui seul, est tout un poème, et aucune plume ne saurait avec justesse en décrire la beauté. Ses îles sans nombre et les tributaires formidables qui en augmentent encore la magnificence à un tel point que le regard ne peut s’en lasser, et l’esprit se demande si cela est bien réel, si l’on n’est pas le jouet d’une fantastique illusion.

L’entrée du St-Laurent est superbe, grandiose et laisse à celui qui l’a vu une impression sévère de majestueuse grandeur. Ses falaises surmontées de forêts immenses, véritables remparts de roc qui semblent garder les secrets des sauvages régions qui se trouvent au-delà.

En remontant le fleuve et déjà à l’Île d’Orléans, la nature semble préparer le voyageur aux beautés qui vont lui être données d’admirer.

Alors le fleuve s’élargit graduellement et devient si large qu’arrivé à un certain point il est impossible même par un temps très clair d’apercevoir les rives opposées. La falaise, mur énorme, se continue d’une façon pour ainsi dire ininterrompue çà et là que par des baies superbes et des formidables promontoires.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier regardaient tout cela avec une religieuse admiration.

« C’est tout de même bougrement beau cheu nous, dit Pelquier, on est fier d’être Canayen quand on voit tout cela.

« Tu es dans le vrai, lui répondit Courtemanche, et on n’a pas le droit de nous taxer de chauvinisme lorsque nous sentons les beautés de notre pays. Que ceux qui doutent viennent le voir et alors ils ne s’étonneront plus de notre admiration et ils constateront par eux-mêmes que notre enthousiasme est légitime et bien fondé. À moins d’être aveugle, on ne peut nier que peu de pays sont plus beaux que le nôtre.

« Et ce n’est pas seulement cela, ajouta Pelquier. Certes nous devons être fiers et remercier le Créateur de toutes choses des dons qu’Il a prodigués à notre pays, mais si on considère ces villes, ces campagnes riches et fertiles, ces champs labourés et féconds, ces usines prospères, n’y voyons-nous pas aussi le travail incessant commencé par nos ancêtres qui n’ont pas hésité à donner leurs sueurs et leur sang pour faire du pays l’héritage magnifique qu’ils nous ont laissé. Enfin, parce que c’est là qu’ils ont vécu, terre bénie du Canada français qui est leur dernière demeure et qui fut notre berceau. En un mot, ce pays que nous aimons, c’est notre patrie.

« Oui, tu as raison, lui répondit Baptiste Courtemanche en lui serrant la main, nous sommes heureux de retourner cheu nous car cela a dû être pour les Canayens que l’on a composé la chanson : « On revient toujours à ses anciennes amours ».

Les deux amis émus avaient continué leurs observations et voyaient avec orgueil les choses grandioses qu’il leur était donné d’admirer. Lorsqu’ils furent arrivés à un certain endroit où déjà le fleuve devenait moins large tout en conservant ses redoutables falaises, ils aperçurent un cap qui s’avançait majestueux dans les eaux du fleuve.

« Vois donc ce cap, n’est-ce pas qu’il est beau, fit remarquer Pelquier, la forêt y semble propice pour tirer un coup de fusil, si nous descendions.

« C’est le Cap Éternité, si je ne me trompe, répondit Courtemanche, nous pouvons atterrir sur une de ses extrémités, là nous trouverons un endroit pour le Wawaron et après l’avoir ancré nous pourrons prendre nos armes et fouiller les taillis en quête de gibier.

Nos deux amis n’eurent pas de difficulté à trouver un endroit propice, le Wawaron fut solidement ancré à un endroit élevé et comme le pays était désert et l’horizon ne montrait aucun signe d’orage, même que la chaleur était suffocante.

Ils se munirent donc de provisions pour plusieurs heures et espérant pouvoir acheter dans un des villages du littoral les provisions qu’ils désiraient et peut-être télégraphier à Philias Duval, ils prirent avec eux tout l’argent qu’ils possédaient à bord du Wawaron et même des documents et objets dont ils firent un paquet désirant si possible l’envoyer par express à leur ami.

Le cœur léger ils se mirent en route, Courtemanche qui avait déjà exploré cette partie de la Province de Québec ouvrit la marche suivi du fidèle Pelquier qui, lui, n’était qu’un clerc en matière d’excursion.

Ils descendirent donc vers le rivage, désirant côtoyer le bord du fleuve et parvenir ainsi à un endroit habité, car de ce côté il n’y avait aucun chemin qu’ils eussent pu suivre.

Ils marchaient ainsi depuis plus de deux heures et étaient parvenus à la grève lorsque le ciel brusquement s’assombrit.

« Il semble que nous allons avoir de l’orage, c’est singulier lorsque nous avons quitté le Wawaron rien ne le faisait prévoir.

« Eh ! oui, même que le ciel prend une couleur que j’ai déjà observée dans les Montagnes Rocheuses, dit Baptiste d’un air inquiet, je crois que nous allons avoir une lavasse pas ordinaire, si non un ouragan.

« Le Wawaron est-il en sûreté ? demanda Titoine. Les câbles sont-ils assez solides pour résister à la force du vent ?

« C’était à espérer, répondit Courtemanche, allons au bout de ce promontoire et de là nous pourrons voir le Cap Éternité et l’endroit où nous avons laissé le Wawaron.

Nos amis prirent leur course, mais ils avançaient avec difficulté. Le vent augmentait en force, l’orage devint tempête, la tempête ouragan, il faisait si noir que le ciel obscurci ne permettait qu’avec peine à la lumière d’éclairer leur marche.

Soudain ils entendirent un bruit étrange, grandissant, comme celui que produirait un chariot monstre roulant sur des cailloux. Les arbres plièrent, craquèrent, et les deux amis ne pouvant se tenir debout se jetèrent à plat ventre.

« C’est une trombe, cria Baptiste avec terreur, une trombe, vois… vois… là…

Dans les airs mille objets passaient au-dessus de leur tête avec une vitesse vertigineuse. Tout à coup un objet noir énorme traversa l’espace et deux cris déchirants, étouffés par les bruits terribles, retentit : « Le Wawaron ! »

Puis tout se perdit, le vent tomba en quelques minutes et le ciel redevint serein comme si rien n’eut arrivé.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier se regardaient hébétés et sans même se dire un mot prirent leurs jambes et sans se soucier de leurs fardeaux coururent vers l’endroit où ils avaient laissé le Wawaron.

De l’auto-aérien ils ne trouvèrent que les entraves brisées, du Wawaron plus rien, il avait été balayé au loin par la force de la tempête.

« Tout est perdu, s’écria Baptiste avec désespoir, adieu nos espérances, la fortune, la gloire, il ne nous reste plus qu’à aller cacher notre honte et notre chagrin.

« Et pourquoi, lui répondit Titoine Pelquier, il est vrai qu’avec le Wawaron nous perdons beaucoup, mais nous sommes riches et avons l’avenir devant nous.

« C’est vrai, fit Courtemanche, tout n’est pas perdu, car j’ai ici, dit-il, en frappant le paquet qu’il avait avec lui, oui, j’ai ici un secret qui comme le Wawaron bouleversera le monde scientifique.

« Ainsi soit-il, dit Pelquier en prenant son fusil, allons maintenant vers un endroit d’où nous puissions gagner Québec.