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Les cavaliers de Miss Pimbêche/04

La bibliothèque libre.
George E. Desbarats, éditeur (p. 34-43).

Le « journal » de Miss Pimbêche.

(Suite et fin.)


Page 57. — … « Les mariages sont écrits dans les cieux. » Voilà certes une belle pensée que je trouve ce matin dans un de mes auteurs favoris. Depuis la cruelle déception qui est venue empoisonner ma vie, je lis beaucoup, c’est une de mes grandes consolations. Si le ciel décide les mariages, il est naturel que les âmes charitables s’occupent sérieusement d’empêcher ceux qui pourraient avoir de funestes conséquences. Pour la même raison, elles doivent favoriser ceux que le monde égoïste peut trouver mal assortis, et qui sont, avant tout, l’union de deux âmes prédestinées. Une de mes bonnes amies, Mademoiselle Alice Bourdonnais, est à la veille de contracter un mariage dont je n’augure rien de bon. Je lui écris à ce sujet et je serais bien aise de voir l’affaire manquée. Les gens frivoles et mal-intentionnés pourront dire que c’est, de ma part, une tentative inspirée par l’amour-propre déçu. Il n’en est rien. Et d’abord si mon amour-propre a été froissé, ne le dois-je pas à mon inexpérience et à l’insigne perversité des hommes ? En outre, je puis encore, à mon âge, voir bientôt cet affront réparé ; je n’ai pas malheureusement la vocation religieuse et je sens que je ferais une bonne femme de ménage[1]…, c’est peut-être une présomption de ma part… Mais enfin : « Les mariages sont écrits dans les cieux »… !

« J’ai écrit à mon amie Alice la lettre suivante :

« Ma chère amie, — Le monde qui est toujours au courant des négociations amoureuses, dit et répète que tu vas bientôt épouser Monsieur Séraphin Bonaban. Je ne doute pas que ton Monsieur Séraphin ne soit un ange détaché des tribus célestes et que le ciel favorable a dépêché vers toi pour t’aider à faire le voyage de la vie. C’est sans doute ainsi que tu le considères, et tu as toujours été parfaitement digne d’une telle faveur. Permets toutefois à la sincère amitié, qui nous unit depuis plusieurs années, de te soumettre quelques observations sur cette grande affaire.

Tu étais encore enfant que M. Séraphin faisait parler de lui. Le bruit de ses exploits parvint alors jusqu’en mon humble retraite ; de plus, j’ai souvent eu occasion de juger par moi-même celui que tu as choisi pour époux. Ce que je vais t’apprendre ne doit point t’effrayer ni changer tes sentiments. Si Dieu n’a jamais voulu la mort du pécheur, les femmes doivent aussi pardonner et oublier, surtout quand elles aiment, car, tu le sais, « l’amour est un sacrifice. »

Il y a six ans, M. Séraphin jurait un amour éternel à cette pauvre Adelina que nous avons vue mourir il y a bientôt trois ans. M. Séraphin était un beau jeune homme, charmant cavalier, aimant tous les plaisirs et… (te le dirai-je ?) toutes les jolies femmes.

Un jour, il interrompit les visites qu’il faisait assidûment à notre amie,… et, depuis lors, il ne l’a pas revue.

La famille d’Adelina se trouva d’abord fort offensée de ce changement. Mais, après avoir pris des informations, elle acquit la certitude que son enfant chérie était loin de perdre un trésor. M. Séraphin était alors un joueur effréné, partant très-égoïste, et d’une conduite peu exemplaire. Sa fortune très-ébréchée par ses folles dépenses ne lui laissait qu’un petit avoir insuffisant à ses goûts dispendieux. Tout cela fut dit à notre amie, mais la pauvre enfant avait voué, paraît-il, son existence à ce joli masque. M. Séraphin s’est un peu réformé depuis ce temps ; il est entré dans les affaires, a refait sa fortune et semble plus posé. Mais les spéculations commerciales ont-elles changé son cœur ? — J’en doute, ma chère amie, et cette pensée m’effraie !

Quant à notre Adelina, elle devint triste et mélancolique ; sa santé déjà faible s’altéra considérablement ; … tu sais le reste !

Je pourrais encore te faire l’histoire des relations de ton Séraphin avec deux ou trois autres jeunes personnes. Mais j’en ai dit assez ; à toi de juger avant de prendre un engagement sérieux. »

Ton amie dévouée,
P


Page 65. — … « Alice est venue me voir aussitôt après réception de cette lettre. Son père, à qui je n’avais pas manqué de signaler les antécédents de M. Séraphin, a fait, à sa fille une sérieuse admonition au sujet du mariage projeté. Il ne veut pas entendre parler de M. Séraphin pour gendre, et refuse de donner son consentement. La pauvre enfant est désolée, car elle aime à la folie ce diable de Séraphin. Je lui ai parlé en véritable amie, tâchant de la consoler par toutes les bonnes raisons que mon expérience personnelle a pu me suggérer. Tiens, ma chère amie, lui disais-je, je vais te faire en quelques mots le portrait de ton Séraphin et de plusieurs autres qui lui ressemblent :

« Âge, 35 ans ; physique agréable ; toujours satisfait de lui-même et saisissant toutes les occasions de lefaire voir. Recherchant, de temps à autre, une jeune personne de la meilleure société, non par amour, mais pour qu’on dise : « il est bien accueilli par Mademoiselle X… » Aimant, pardessus tout, sa personne, ses amis de plaisir, son club, ses chevaux et ses chiens. Incapable d’éprouver une amitié sincère et désintéressée ; ne goûtant point les plaisirs de la famille. Destiné à vivre et, à mourir vieux garçon ou à faire le malheur de celle qu’il épousera, car, même marié, il ne renoncera pas à ses habitudes d’aujourd’hui. Monsieur s’amusera au club ou ailleurs, Madame « restera seule à la maison. » …

« Ensuite, je signalai individuellement à Alice plusieurs autres « Dandys » du genre Séraphin. La pauvre enfant a pris les hommes en horreur, je crois qu’elle se fera religieuse … J’envie son sort ! »

Page 71. — … « M. Séraphin n’a point jugé à propos de faire unemaladie parcequ’il est obligé de renoncer à Alice. Il ne s’en porte que mieux. Il est de tous les bals et de toutes les fêtes. On disait dernièrement qu’il avait l’intention d’entrer dans la politique. Sa fortune et ses talents lui promettent un bel avenir.»

Page 73. — … « M. Séraphin est membre du parlement… Il paraît même qu’on lui offre un portefeuille dans le nouveau ministère. On le rencontre dans les meilleurs salons. J’ai dansé plusieurs fois avec lui. L’autre jour, dans la conversation, j’ai fait une légère allusion à Alice.

— Ne m’en parlez pas, m-a-il répondu, j’ai bien souffert…, c’est la faute des parents !

— Ce n’est pas ce qu’on dit.

— Alors on me calomnie, je pourrais, au besoin, vous en donner les preuves.

— Je n’ai aucun droit, monsieur, à une pareille confiance de votre part… Mais, si tel est le cas, il serait permis de vous plaindre… Votre ancienne amie, qui était aussi la mienne, a trouvé la meilleure des consolations, elle est religieuse… Mais vous ?…

Il y eut un moment de silence… Tout-à-coup il me dit à voix basse :

— Vous êtes charmante… Dansez-vous les Lanciers ?[2]

Et nous fûmes bientôt emportés dans le tourbillon de la danse.

Cette conversation avait duré trop longtemps, il faut le croire, car les mauvaises langues me marient déjà avec M. Séraphin. »

Page 75 — … « C’est à ne pas y croire !… Il a demandé ma main !… Lui !  ! Que faire ? Oh ! je vais l’éprouver au moins pendant un an !… Ce doit être agréable d’être la femme d’un ministre… ! Après tout, il est très-franc, il reconnaît ses torts et je me sens presque disposée à lui pardonner. »

Page 80. — … « Deux grands mois se sont écoulés, il est toujours constant… ; l’époque du mariage est fixée. Me voilà grande dame ! Alice n’en saura rien, au fond du couvent où elle est retirée… Mais Charlotte, l’horrible Charlotte !… Elle en fera une maladie. Je ferme mon « Journal intime, et je ne tiendrai plus que le Journal des dépenses de ma riche maison. »

P

  1. J’ai souvent entendu cet éloge adressé à des demoiselles Canadiennes. À mon avis, il en vaut bien d’autres.
  2. Que ne se dit-on pas, à voix basse, dans les bals ?