Les chasses en Perse/01

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Départ pour la chasse (plaine de Rheï). — Dessin de M. le commandant Duhousset.


LES CHASSES EN PERSE,

PAR M. LE COMMANDANT ÉMILE DUHOUSSET[1]
1860


Un poëte arabe a dit : « La chasse dégage l’esprit des soucis dont il est embarrassé ; elle ajoute à la vigueur de l’intelligence ; elle amène la joie, dissipe les chagrins, et frappe d’inutilité l’art des médecins en entretenant une perpétuelle santé dans le corps.

« Elle forme les bons cavaliers ; car elle enseigne à monter vite en selle, à mettre promptement pied à terre, à lancer un cheval à travers précipices et rochers, à franchir pierres et buissons au galop, à courir sans s’arrêter, quand même une partie du harnachement viendrait à se perdre ou à se briser.

« L’homme qui s’adonne à la chasse fait chaque jour des progrès dans le courage ; il apprend le mépris des accidents… »


I

CHASSE DE GRAND SEIGNEUR.

Le départ. — Les serviteurs.

Le Vali (sous-gouverneur) du Kurdistan nous a invités à une grande chasse dans la plaine de Véramine : un docteur russe, un docteur anglais et moi.

Nous sommes sortis de Téhéran en grands seigneurs, avec la pompe et selon toutes les règles du cérémonial consacrées par les traditions.

Voici dans quel ordre défilait notre cortége : Devant nous, deux hommes à cheval, dont l’un portait à l’arçon de sa selle un petit tambour destiné à rassembler hommes et bêtes ; comme le veut l’ancien usage kurde.

Ensuite venait le Vali et ses trois hôtes.

Derrière nous, cinq fauconniers, l’oiseau sur le poing, — cinq cavaliers, tenant chacun deux lévriers au bout d’une longue laisse, — les porteurs de fusils, — l’inséparable kaléandar, avec tout son attirail d’eau et de feu, et ses grands cylindres en carton, à la place des fontes, contenant la pipe à eau (kaléan) et ses accessoires ; enfin, le second éclaireur, l’abdar, juché sur le tapis devant servir de siége, de table et de nappe, et flanqué de deux grandes sacoches en tapisserie, renfermant tout ce qu’il faut pour la préparation du déjeuner ainsi que les broches à rôtir le mouton. Ce dernier serviteur porte, en carquois, un grand parasol se croisant avec la chaîne de la carapace de coco destinée et puiser de l’eau en chemin ; à sa ceinture, sont suspendus une dizaine de petits sacs en cuir, pleins d’épices pour la cuisine. Le plateau à café dans un étui couvre son dos comme une moitié de cuirasse.

À l’arrière-garde, cheminaient lentement plusieurs mulets, chargés des objets nécessaires et nos campements pendant plusieurs jours, et qui devaient se séparer bientôt de nous pour se rendre directement à l’endroit désigné pour notre première étape de nuit.

J’avais emmené, pour mon service personnel, un domestique tenant un cheval en main et un palefrenier suivi de trois lévriers.

Nous allions au désert pour y chasser la gazelle, en nous proposant, cependant, de ne pas laisser échapper tout autre gibier qui s’offrirait à nous.

Pour tromper la monotonie de la route, nos cavaliers libres prirent quelque avance en se poursuivant et faisant le simulacre d’une escarmouche à deux, qu’on désigne par le nom de fantasia.

Fantasia pendant la chasse. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Nos faucons, de la grande espèce, étaient fiers et silencieux ; nos lévriers, qui devaient forcer la bête tandis que les oiseaux la harcèleraient pour ralentir sa course, gémissaient ou hurlaient en tirant leurs cordes ; nos chevaux piaffaient.

Le temps était beau ; nous étions tous pleins d’ardeur. Cependant il fallait prendre patience, car une vingtaine de lieues nous séparaient du centre de la solitude où devait s’exercer notre adresse.

Le premier jour, nous traversâmes Véramine et ses ruines.

Les lévriers du Vali, trop impatients, mirent en pièce un pauvre lièvre qui avait eu l’imprudence de passer près d’eux ; mon palefrenier et ses chiens en prirent plus paisiblement deux, ainsi qu’un renard.

Pour faire honneur au Vali, on organisa, dans la maison où nous passâmes la nuit, une petite fête avec des musiciens, dont le bruit dominant est le son d’un tambour de basque qu’un chanteur fatigue de ses doigts en le faisant servir de conducteur à sa voix. Il est rare qu’un des musiciens ne s’élève pas à la qualité de conteur d’historiettes selon la volonté du maître qui le fait jouer. On demandait à l’un d’eux ce qu’il pensait des étrangers que l’on attirait dans son pays pour tâcher d’appliquer quelques sciences occidentales en Orient. Il répondit que cela devait être très-bon, puisque Dieu avait recommandé de s’instruire ; mais qu’un sage avait raconté qu’un corbeau, jaloux depuis longtemps de voir marcher les perdrix avec tant d’élégance, voulut s’étudier à marcher comme elles. Lorsque, après des essais inutiles, la fatigue et le découragement le saisirent, il avait vicié sa nature sans atteindre le but qu’il se proposait. La marche du corbeau ne lui était même plus familière.

Notre hôte, voulant ajouter à sa bonne réception, nous fit amener, par un eunuque noir, sa fille d’environ quatre ans très-richement habillée.

Je m’en approchai, et, contrairement aux enfants qui se détournent des Européens, elle fixa ses yeux sur moi aussi curieusement que je la regardai moi-même ; je lui pris la main et la caressai. Je remarquai ses beaux sourcils joints par une ligne très-fine et élargis ainsi que ses yeux au moyen d’une teinte bleuâtre. Elle était coiffée d’une calotte d’étoffe d’or couverte d’un voile brodé en or. Son vêtement se composait d’une chemisette à manches longues, fendue par devant et recouverte d’une veste à raies, dont les manches, collantes jusqu’aux poignets, se prolongeaient d’abord en ogives jusqu’à l’extrémité des doigts pour se relever ensuite sur l’avant bras ; un jupon de brocart bleu et or, descendant à mi-jambe, était attaché si bas qu’il laissait à nu le ventre de l’enfant, dont le nombril était cerclé d’une couronne en tatouage. L’habillement se complétait par un coulidjé en brocart rouge et or, qui est une redingote courte et plissée, à manches ne dépassant pas le coude ; de jolis souliers rouges chaussaient ses petits pieds, nus comme ses jambes. Une ficelle attachait au cou de l’enfant un morceau d’os de chameau, une noisette et une pierre bleue, en façon d’amulettes.

J’ai détaillé ce costume parce qu’il représente, en miniature, celui des femmes persanes.


Chasse à l’oiseau. — L’houbara.

Le lendemain, nous commençâmes la chasse à l’oiseau. Un houbara (petite outarde) fut notre première victime.

Voici comment on chasse à l’oiseau : le fauconnier, après avoir ôté le chaperon qui aveuglait le faucon, présente celui-ci à son maître, qui le maintient sur sa main gantée au moyen d’un lien en cuir attaché aux pattes. À jeun depuis la veille, l’oiseau voit ou sent sa proie avant que le chasseur puisse l’apercevoir ; son émotion se témoigne par la fixité de son regard et le mouvement de son cou ; le chasseur s’avance jusqu’à ce qu’il voie lui-même l’houbara, et donne alors la liberté au faucon, en ouvrant simplement les doigts.

Le vol du faucon, rapide comme la flèche, suit d’abord une direction horizontale ; ensuite, il s’élève de manière à dominer sa victime (on peut bien dire « victime, » car il est très-rare qu’il manque son coup). Le choc de sa serre est terrible, l’oiseau tombe avec lui. La mort de l’oiseau n’est cependant pas toujours instantanée : il peut y avoir lutte ; mais, jusqu’à ce que la victoire soit complète, le faucon se tient fièrement au-dessus de sa proie. On accourt. Il faut se presser si l’on veut conserver la capture intacte ; car le faucon fait rage : il arrache les plumes et il engloutit la chair avec une voracité non-seulement dommageable pour la prise, mais nuisible aussi aux facultés chasseresses du vainqueur. Le faucon, en effet, ne chasse bien que lorsqu’il a été privé de nourriture. Tandis qu’il s’acharne sur sa proie et la dévore, ses ailes s’agitent avec violence ; et, comme elles sont longues, elles battent le sol, se froissent et se brisent ou s’usent. Aussi, le fauconnier s’empresse-t-il de descendre de cheval ; il court, s’agenouille et encadre, pour ainsi dire, de ses genoux le faucon, de manière à éviter le contact du sol aux grandes plumes ; puis il cherche à dégager la proie en glissant un morceau de viande à sa place, en même temps qu’il tire peu à peu à lui l’oiseau chasseur, au moyen de la petite lanière nouée au-dessus des serres ; enfin il le repose sur son poing.

J’ai vu prendre quatre houbaras ; un cinquième, plus grand que les autres, à peu près gros comme une oie sauvage, après avoir cédé au premier choc, blessa le faucon et parvint à s’échapper.

Le houbara est très-joli. C’est une espèce d’outarde au plumage gris jaune parsemé de taches brunes. Il a une aigrette sur la tête et un jabot de plumes longues, effilées, blanchâtres, dont les bouts sont noirs ; son cou est assez long, son bec ressemble à un clou ; ses pattes d’échassiers se terminent par trois doigts.

Le fauconnier porte un fort gant à la Crispin, pour se garantir la main du contact aigu des énormes serres de l’animal. Un chaperon de couleur éclatante emboîte la tête de l’oiseau ; quelquefois il est très-orné. On l’assujettit à la base du cou au moyen d’une coulisse plissée. Le faucon réservé pour la chasse des gazelles, avait un couvre-chef dont les yeux étaient simulés par plusieurs rangs de perles. On pend souvent des amulettes d’argent ou de nacre à son cou, et l’on attache des grelots à ses pattes. L’oiseau s’habitue à l’homme qui a soin de lui. Le fauconnier ne cesse de lui parler pendant la route. Au moment du combat, il l’encourage. Après la lutte, il le félicite, lui humecte le bec et lisse avec soin les bouts de ses ailes et de sa queue.

Fauconnier kurde. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Quelquefois, le faucon perd le gibier de vue ; on essaye alors de le remettre sur la trace en poussant de grands cris. S’il persiste à se poser sur un arbre, sans s’élancer de nouveau, il faut le reprendre ; et, pour le décider à descendre vers le fauconnier, on fait tourner et l’on jette en l’air une aile d’aigle attachée à une corde, ou, si ce moyen ne réussit pas, on lui montre un morceau de viande fraîche que l’on agite avec la main gantée.

Le perchoir pend derrière la selle du fauconnier ; c’est une plate-forme fixée à l’extrémité d’une tige de cinq à six décimètres de longueur, se terminant en fer de lance pour être fichée en terre ; le faucon mange sur cet isoloir et s’y repose. À la halte du soir, notre hôte, pour nous faire honneur, envoya planter deux faucons à la porte de la hutte en terre qui nous abritait.

Suivant la coutume religieuse des musulmans, on détacha la tête des houbaras presque jusqu’à la colonne vertébrale. Il faut, pour la purification, que l’on entaille le tube digestif et la trachée-artère ; c’est une opération obligatoire à l’égard de tous les animaux qu’on a l’intention de manger en chasse ; on pend ensuite l’animal à une selle.


Chasse au lièvre et à la gazelle.

La chasse du lièvre est plus intéressante que celle du houbara ; on le fait lever dans les petites sinuosités d’un sable jaune, que tachent quelques maigres touffes d’une plante ressemblant à de petits buissons de thym.

Le lièvre parti, une couple de lévriers suit sa trace, et on lance le faucon qui, pendant quelque temps, arrase les chiens, gagne sur eux et saisit le pauvre animal en lui enfonçant ses ongles vigoureux dans le cou. Si le lièvre est fort, il entraîne quelquefois son ennemi, mais sa course en est ralentie et il est bientôt rejoint par les lévriers et les chasseurs.

Le faucon n’est pas toujours heureux ; et il est rare, s’il ne réussit pas du premier coup, qu’il veuille reprendre la piste plusieurs fois de suite ; il se décourage ; la chasse se poursuit alors avec les lévriers et les chevaux. On peut courir longtemps sans succès, comme cela nous arriva au premier lièvre, qui disparut tout à coup. Le second ne nous échappa point.

En somme, nous n’avions pas à nous plaindre de la matinée. Nous nous établîmes en plein sable pour le déjeuner. Le tapis fut déployé, et les cuisiniers se mirent à l’œuvre. En un clin d’œil, un feu pétillant de petites broussailles sèches se réduisit en braise incandescente, les broches sortirent de leurs fourreaux, et de petits carrés d’agneaux, entrelardés de bandes de graisse de même épaisseur, furent enfilés en brochettes largement saupoudrées de sel et de poivre. Les domestiques les retournent à quelques pouces du feu, en les manœuvrant avec dextérité. Le train de derrière du lièvre encore chaud fut aussi embroché ; on abandonna la partie antérieure aux chiens, nos compagnons, en leur qualité d’infidèles.

Le kebab (c’est le nom de la viande que l’on cuit de cette manière) est très-tendre. Ordinairement, on apporte vivant l’agneau pour le tuer sur la place même où on le rôtit. Du riz, préparé la veille et réchauffé sur le terrain, et une cruche d’eau, complétèrent notre repas. Chevaux, chiens, faucons et gens, capricieusement groupés, donnaient de l’intérêt à cette scène. Le ciel était sans nuages ; et l’on aurait vainement cherché sur le sol une ombre de la largeur de la main.

…Le lendemain, ce fut le tour de la chasse aux gazelles. Nous partîmes avant le lever du soleil. Le faucon avait été soumis à un grand jeûne, et les lévriers étaient tout aussi affamés. Deux hommes d’un camp d’Illyates, où nous étions, guidaient notre petite troupe. Ils étaient toujours les premiers à signaler la présence, au loin, des animaux que nous cherchions ; nos yeux avaient beaucoup de peine à découvrir quoi que ce fût dans la direction qu’ils nous indiquaient ; la bête n’apparaissait à l’horizon que comme une légère tache jaunâtre. L’étendue de la vue et de l’ouïe de ces habitants des grandes solitudes est prodigieuse.

Gazelle forcée par le faucon. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Dès que la présence des gazelles est signalée, on avance avec précaution pour reconnaître leur nombre et la direction qu’elles suivent en paissant. Le terrain détermine le genre de chasse que l’on doit faire.

Si l’on se décide pour la chasse à courre : le faucon ainsi que les chiens approchent le plus qu’ils peuvent, toujours maintenus dans la direction du gibier, et les cavaliers se groupent de manière à couvrir le moins d’étendue possible. Les gazelles, cependant, ne sont pas longtemps à s’apercevoir qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire non loin d’elles ; un moment, elles observent l’espace avec leurs grands yeux limpides, elles semblent le sonder avec leur nez si fin et leurs oreilles si mobiles ; puis, comme leur seule défense est dans la célérité, elles prennent une avance qu’il est souvent très-difficile de diminuer. C’est le signal : l’oiseau fend l’air, les lévriers arrasent le sable, les gazelles bondissent et touchent à peine la terre, les chasseurs s’élancent, se séparent et, selon la force des jarrets de leurs chevaux, galopent avec fureur dans diverses directions, longtemps, très-longtemps ; le plus souvent, les chiens. qui avaient d’abord pris une certaine avance, ne gagnent plus le terrain, mais ils courent toujours. On lâche un relais de nouveaux lévriers, portés en travers sur les chevaux ou dans des paniers. Le dénoûment favorable dépend de la bonne entente des forces de la terre et de l’air. Au milieu du troupeau des gazelles, le faucon choisit sa victime ; les chiens, qu’il précède, se guident sur lui : il gagne, il atteint, sa serre terrible s’appesantit sur la tête de l’animal, dont la vue est obscurcie par le battement réitéré de ses ailes. La gazelle chancelante, retardée, cherche en vain, par des mouvements désordonnés, à se débarrasser du poids qui l’obsède, et à rejeter l’oiseau implacable dont la férocité augmente à mesure que les forces de la victime diminuent. Cependant, les chiens arrivent et attaquent les jambes de derrière, en présence des cavaliers les plus lestes, qui assistent à l’agonie du pauvre animal dont le faucon a déjà mangé les yeux.

Si le faucon ne donne pas jusqu’au bout, et si l’on n’a pas de relais, il faut rappeler les chiens, que les gazelles fatigueraient inutilement.

On explique cette habitude du faucon d’attaquer d’abord les yeux de la gazelle, par la manière dont il est dressé à la chasse : le fauconnier emploie, d’ordinaire, un animal empaillé dont les orbites sont remplis de viande ; l’oiseau décoiffé s’abat sur la tête du mannequin et trouve sa nourriture aux yeux de cette victime inerte.

Dans la chasse à l’affût, dès que l’animal a été reconnu, les tireurs se rangent sur une partie de courbe dont les gazelles occupent le centre. Ils se cachent le mieux possible, à plat ventre, derrière de petites broussailles épineuses, seule végétation rabougrie qui perce la nappe de sable, en ayant soin d’observer le plus grand silence. Le reste de la troupe décrit lentement la seconde partie de la courbe et appuie à distance, de manière à rabattre le gibier sur la zone occupée par les chasseurs couchés. Ce n’est pas sans émotion que l’on voit le joli et svelte quadrupède s’avancer sans défiance jusqu’à ce que l’œil puisse en saisir jusqu’aux moindres mouvements. Cette gazelle de Perse est une espèce d’antilope de la taille du chevreuil, dont le cou, le dos et l’extérieur des membres sont fauve clair, le ventre et le train de derrière d’un beau blanc ; la tête, armée de cornes noires et aiguës, est fauve et grise ; les yeux paraissent d’autant plus grands, qu’ils sont cernés d’une bande blanchâtre.

Mais la poudre a parlé, la chevrotine meurtrière ne tarde pas à faire une trouée et à porter l’épouvante et la mort dans le paisible troupeau, qui fuit alors et se dérobe à bonds légers. Malheur à la gazelle dont une faible blessure ralentit la course ; elle échappe difficilement à la dent meurtrière des lévriers, que l’on détache en fourrageurs pour lui porter les derniers coups.

Dans un autre grand affût, on se sert d’un chameau en guise de rabatteur. La gazelle n’a pas peur de cet animal, dont la lenteur et les formes lui sont connues. Un piége est préparé, un homme amène et pousse le chameau vers le gibier, qui cède peu à peu le terrain et arrive très-près de l’embûche ; le plomb fait le reste.

Le sable est si fin que le moindre vent le disperse en poussière dans l’air et rend la chasse impossible. Il nous est arrivé d’être surpris par une vraie tourmente de sable, qui nous contraignit de rentrer après être restés une heure immobiles et sans pouvoir rien distinguer à quatre pas de nous.

…Encore une course terminée sans avoir eu la satisfaction de tuer un aigle ; cependant l’occasion était belle. J’étais en faction ventre à terre, lorsque, à quelques mètres de moi, je vis l’oiseau de ma convoitise occupé à débiter un loup ; mais, dans ma position, en face de mes camarades, ma balle eût été dangereuse ; c’était pour moi le supplice de Tantale. L’aigle, bien repu, reprit tranquillement son vol avant qu’il m’eût été possible de tirer.

Pendant cette même chasse, j’ai remarqué les traces récentes d’un ours ; j’aurais préféré les suivre que de rester oisif et moulant mon empreinte sur la surface obéissante du sol sablonneux.


Le retour. — Les Illyates.

Après plusieurs journées de dix, douze et quatorze heures de cheval, nos provisions étant épuisées, on songea au retour. Avant le départ, je voulus dessiner quelques types du pays. Les femmes des tentes noires, rassurées par mes manières polies, et aussi par quelques petites pièces d’or, consentirent à se dévoiler le visage et à me laisser faire plusieurs portraits, qui auront au moins le mérite de la nouveauté. Ces heures ont été très-profitables à mon album. Sauf qu’il me fallut livrer bataille à plusieurs chiens énormes, je n’ai conservé de ce jour qu’un souvenir agréable.

Les Illyates sont des tribus nomades qui habitent constamment sous la tente, changeant de place suivant les saisons et les besoins des nombreux troupeaux qui font leur richesse. Au commencement du printemps, ils descendent des montagnes et se répandent dans les plaines ; leur installation, très-simple et très-prompte, se fait de préférence près d’un ruisseau et à l’abri du vent. Leurs mœurs et leurs habitudes diffèrent de celles des habitants des villes et font songer aux premiers temps des pasteurs patriarches. Je crois ces tribus d’origine tartare : les hommes sont beaux ; les enfants, dont on peut juger les formes, sont forts et robustes. Pour les garçons, l’habillement se compose, jusqu’à six ans, d’une chemise qui descend au nombril ; pour les filles, d’un jupon qui commence au-dessous de la ceinture et d’un petit caleçon.

Les femmes ont généralement le front bas, les pommettes épaisses et saillantes, les yeux longs et légèrement relevés vers les tempes, le nez un peu épaté et le bas de la figure en pointe ; leurs pieds et leurs mains sont d’une petitesse remarquable. On les marie très-jeunes, souvent à neuf ans. J’en ai dessiné une de douze ans, qui était mariée depuis dix mois. Elles sont chargées de tous les soins du ménage ; elles font le pain, le fromage, le beurre ; elles fabriquent aussi des tapis et la grosse étoffe en laine des tentes, autour desquelles se couchent les chameaux, les chèvres, les vaches, les ânes, les chevaux et les chiens.

Jeune Illyate de Véramine. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Les Illyates parlent habituellement le turc et sont très superstitieux.

J’étais seul, occupé à dessiner un de leurs campements ; j’avais attaché mon cheval à une broussaille. J’entendis des pas et je vis plusieurs femmes s’approcher de l’animal et lui ôter sa bride ; je ne fis aucun mouvement, j’observai du coin de l’œil : je remarquai alors que l’une d’elles tenait la partie supérieure de la bride, tandis que sa compagne faisait passer et repasser à plusieurs reprises, dans l’intérieur des montants, un paquet bleu où je finis par reconnaître un enfant nouveau-né ; elles remirent ensuite le tout en place. Je n’ai pu me faire expliquer le but de cette opération. Peut-être ces femmes croyaient-elles communiquer ainsi une force secrète à l’enfant. C’était du moins, dans une intention semblable, que mon palefrenier suspendait des sachets de poils d’hyène au cou de ses enfants et aux murs de mon écurie.

Un de mes chevaux de bagages était mort pendant la nuit ; mes chiens en mangèrent presque la moitié, de sorte que le lendemain, après avoir pris congé du Vali pour revenir à Téhéran, les gloutons alourdis étaient peu disposés à chasser. Cependant, ils ne résistèrent pas à la vue de cinq gazelles qui paissaient non loin de nous, et ils disparurent à leur suite. Après avoir attendu quelque temps, j’envoyai le palefrenier à leur découverte tandis que je continuai ma route. À son retour, il ne ramena que deux chiens, et raconta comment il avait perdu le troisième. Lorsqu’en approchant, il avait appelé les trois fugitifs, il en avait vu revenir deux seulement ; le plus vieux le sollicita de le suivre et le conduisit dans une certaine direction, se mettant en travers de son cheval dès qu’il semblait hésiter ; il parvint à l’attirer ainsi près du troisième chien, un pauvre lévrier de Bagdad, qui mourut presque aussitôt d’une rupture dans la poitrine. Ce fut le dernier épisode de notre chasse.

Nous étions heureux de rentrer à Téhéran. Depuis trois jours, nous n’avions bu ni vin ni café, privation assez sensible pendant des journées aussi fatigantes.

Dans le cours de ce récit, j’ai parlé de Véramine, que nous n’avions fait que traverser en allant à la chasse. Je m’y arrêtai au retour, frappé de l’aspect de tertres assez élevés, paraissant se relier entre eux, et que les habitants nomment « tépés » et quelquefois « châteaux des Guèbres. » Ce sont probablement d’anciens postes où l’on allumait des feux servant de signaux, d’un tertre à l’autre, dans ce commencement du désert.

Je montai sur l’un d’eux dont la description peut s’appliquer à presque tous. La plate-forme qui le limite est un peu encaissée dans le relèvement de ses bords, et est à peu près circulaire, avec un diamètre d’une centaine de pas ; les talus, ayant une pente de un sur un, sont longs de cinquante pas. Ces monceaux de terre sont construits par assises régulières ; leur intérieur contient des débris de poteries et des médailles.

Je rencontrai, aux environs de la ville, quelques Illyates ; ils campent sur les pâturages de leurs bestiaux, qu’ils choisissent habituellement à proximité de petits ruisseaux sortant du sable pour y rentrer à quelques lieues plus loin.

Le terrain de Véramine est couvert de ruines en terre qui semblent indiquer l’emplacement d’une grande ville. À une demi-lieue vers les montagnes, se trouve un très-grand rectangle fermé par des murailles en terre très-épaisses, dont les grands côtes sont flanqués de trente-cinq tours et les petits côtés de trente-neuf. Les bases de ces tours sont marquées par les éboulements en éventails qui les couvrent ; les habitants désignent cette ruine par le nom ordinaire de « château des Guèbres. » C’est un poste qui correspondait aussi, sans doute, par des feux, avec les autres monticules de la campagne, et avait assez d’importance pour qu’il fût possible d’y abriter une réserve.

Au milieu de Véramine, existe encore un autre château en terre, dont les murs très-élevés sont entourés d’un fossé ; non loin est une tour ronde, cannelée, en briques, et recouverte d’un chapiteau en éteignoir, dont un gros nid de cigogne formait le bouton supérieur ; à l’endroit le plus élevé, parmi les ruines gisantes de grands édifices, on remarque celles d’une mosquée qui a dû être un chef-d’œuvre de travail, si l’on en juge par ses briques émaillées, ses genres divers de sculptures se superposant, ses écritures monumentales en cufique d’un grand relief, ses dessins en briques et ses colonnes torses. Après avoir battu le terrain pendant deux heures, nous rentrâmes au logis hospitalier du lieutenant de la province. Il nous promit des musiciens et des danseurs, à l’occasion d’une noce qui devait se célébrer le lendemain et à laquelle il nous fit inviter par le futur avec beaucoup de cérémonie.

Campement d’Illyates, dans la plaine de Véramine. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Cette circonstance valait bien la peine de prolonger un peu notre séjour, qui me fournit l’occasion de dire quelques mots sur les mariages en Perse.

Les premières conditions se règlent par les parents ; l’homme constitue la dot, et cette dot est acquise intégralement à la femme. Le mollah (prêtre), devant lequel se rédige l’acte de donation, demande à la femme si elle consent à prendre pour époux tel homme, avec telle somme d’argent. Si elle accepte, le futur lui envoie immédiatement, sur un plateau, une bague, un miroir et un châle, accompagnés de pains de sucre.

Aussitôt que le mot agde (mariage) a été prononcé, une partie de la somme promise est envoyée pour le trousseau de la mariée, qui est censée n’avoir pas encore été aperçue, quoique tout ait été arrangé pour en procurer la vue au futur : soit en le cachant derrière un rideau, soit en ayant l’air d’ignorer les rencontres dont il a profité pour faire sa cour pendant les deux ou trois mois qui ont précédé la conclusion du mariage. Cette époque arrivée, on fait des invitations pour les fêtes, qui durent ordinairement trois jours et même une semaine chez les gens riches.

Le premier jour, on convoque des musiciens, des danseurs, ainsi que les parents et amis : les femmes chez la fiancée, les hommes chez le futur ; il y a un échange de compliments.

Le second jour, au coucher du soleil, les musiciens vont en grande pompe, de la part de la fiancée, porter a l’homme le henné pour se teindre les mains et les pieds en jaune foncé.

Le troisième jour, le fiancé va au bain ; et deux de ses amis se constituent aussitôt ses gardiens, en prenant le nom de main droite et de main gauche. Celui qui fait le plus joli cadeau de sucrerie a la droite et commande toutes les excentricités qu’il lui plaît d’inventer pour égayer l’assemblée.

Au sortir du bain, on revêt le fiancé d’un habillement envoyé par la jeune fille, et on le ramène chez lui, musique en tête ; à différentes reprises, ses acolytes lui lancent de petites pièces d’argent. Ce jour-là, tout le monde a accès dans la maison pour complimenter celui qui occupe le haut bout de l’appartement et devant qui tous les rangs cèdent le pas.

La même chose a lieu chez la jeune fille, qu’on a menée au bain et qu’on pare de ses cadeaux ; elle a son répondant féminin de droite et celui de gauche. On attend ainsi le coucher du soleil ; alors, le marié envoie, par ses parents et amis, un cheval à la mariée pour la conduire à la maison nuptiale, où elle arrive couverte d’un grand voile blanc et portant le miroir. Elle est précédée de musiciens, de lanternes et de gens qui tirent des artifices. La fiancée d’un grand seigneur est assise dans un tartaravan ou palanquin très-orné, suspendu entre deux mules richement harnachées.

La mariée s’arrête à une certaine distance de la maison ; le mari, escorté de ses deux parrains portant des cierges, arrive à sa rencontre jusqu’à une trentaine de pas, d’où il lui lance une orange de toute sa force, et prend la fuite ; on le poursuit et on s’efforce de le décoiffer avant qu’il ne rentre. Le jet vigoureux de l’orange et la force de la résistance sont regardés comme d’un bon augure.

Pendant que la femme entre dans la maison, le mari se tient à l’étage supérieur, pour montrer que, dès ce moment, il est le maître.

Les époux sont ensuite conduits dans la chambre nuptiale, au milieu de laquelle est un grand coussin recouvert d’un tapis et posé de manière que la tête de cette espèce de lit soit tournée vers Geblé (la Mecque) ; le miroir est apporté ainsi que deux chandeliers ornés de girandoles enrubannées et placés, l’un à droite, l’autre à gauche du lit. L’épouse est conduite par ses répondantes devant le miroir ; le plus proche parent de l’époux amène celui-ci, prend les mains droites des conjoints et les unit ; l’homme pose alors le pied sur celui de la femme en signe de domination ; puis les deux assistantes et le parent disent : « Que Dieu soit avec vous ! »

Un Persan peut avoir quatre femmes légitimes et un nombre illimité d’autres.

Mais, en réalité, il en est peu qui aient plus d’une épouse, parce que chaque noce entraîne à de grandes dépenses et à l’abandon d’une nouvelle dot. Ils préfèrent louer des compagnes qu’ils ajoutent à leur épouse par une convention qui les attache à eux pour le temps indiqué par les parties contractantes. Cette location est légale et peut se renouveler à terme échu ; elle se passe devant mollahs.

Une esclave est achetée en pleine propriété et est vendue de même.

Celui des époux qui demande le divorce abandonne sa dot à l’autre.

La femme, en Perse, n’a généralement ni éducation, ni rang, ni influence ; la séquestration nuit à son caractère et l’avilit. Nubile de neuf à dix ans, elle est vieille à vingt ; l’abandon, chez elle, précède de très-peu la décrépitude. Dans aucun cas, les femmes ne peuvent, comme ailleurs, exciter l’ambition ni de grandes et généreuses actions, puisqu’on ne saurait leur faire apprécier les dons de l’intelligence et de l’héroïsme. Aussi la société persane n’offre-t-elle qu’un déplorable spectacle d’abaissement moral et d’habitudes qui blessent tous les sentiments des Européens.

Après avoir assisté aux cérémonies nuptiales et avoir joint nos compliments à ceux de l’assemblée, nous pûmes enfin partir. Je savais que le gouverneur d’Hérat, qui allait visiter le Schah, avait établi ses tentesà deux cents mètres de Téhéran ; je ne résistai pas au désir de voir un campement d’Afghans. J’avais déjà eu affaire avec quelques-uns d’eux, mais cet amas de costumes et de turbans, ainsi que l’arsenal ambulant qui brille à la ceinture de chaque homme avaient pour moi un attrait dont je ne pouvais me rassasier. Le gouverneur, après avoir demandé qui j’étais, m’invita à me reposer sur le tapis formant tout son mobilier et me fit présenter la pipe et les rafraîchissements de rigueur.

Serkar Achmet-Khan occupait le haut bout : il a une figure calme et régulière mais un peu grasse, ce qui n’ôte rien à la dignité de sa mâle physionomie. Son fils, Eskander-Khan, placé à peu de distance de lui, ne lui ressemble pas et m’a rappelé les bayadères de l’Inde. Il a de très-grands yeux à contours peints qui remontent vers les tempes, des paupières longues et charnues, les sourcils très-arqués, très-relevés, une petite bouche et un menton qui se sauve, le nez si long qu’il paraît vouloir courir après tout le reste.

Après une visite d’une heure, je pris congé du chef, aux instances duquel je dus promettre de revenir ; j’étais trop curieux d’étudier les physionomies et les habillements de sa suite pour oublier son offre et ma promesse.

  1. Nous avons extrait le récit suivant des notes de M. le commandant Duhousset, qui a fait partie de la mission militaire en Perse, d’où il a rapporté de nombreux dessins aussi utiles à l’ethnographie qu’à la science hippique.