Les chasses en Perse/02

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II

CHASSE ROYALE.

Heureuse aventure. — Un dessin royal. — Excursion.

Une épaisse couche de neige couvrait la terre, et sur le ciel pur se dessinaient au loin les monts Elbouz étincelants de blancheur. Le roi chassait, et je résolus de me promener du côté de ses tentes. Jusque-là, je n’avais vu que le départ de la chasse royale et son retour ; cette fois, j’espérais vaguement être plus heureux et prendre part à la chasse même. Je pouvais d’ailleurs m’absenter de Téhéran pendant deux jours. Donc, après un bon déjeuner, je roulai mon manteau, je montai un cheval solide et je suivis la route de Kend, joli village boisé situé à l’entrée d’une gorge sauvage et pittoresque, où l’on chasse l’œgagre. Comme c’était un jour de repos, je trouvai facilement mon ami le docteur T… et j’acceptai sa gracieuse hospitalité.

L’étiquette, qu’on observe là aussi bien qu’à la ville, ne permet pas de se laisser voir à la suite d’une chasse royale sans y être invité, et la présence d’un intrus ne tarderait pas à être remarquée. Je le savais ; et, ne comptant que sur le hasard pour satisfaire ma curiosité, je n’eus garde d’exprimer mon désir.

Tous les grands suivaient le roi, et leur présence donnait au petit village un aspect inaccoutumé. Chaque cabane avait son hôte. Les plus riches seigneurs s’accommodaient du sol d’une étable sur lequel on avait étendu une couverture en feutre. Ils trouvaient tous moyen d’introduire leur confortable ordinaire dans ces misérables réduits. Le Persan est d’ailleurs satisfait dès qu’il à son kaléan et un tapis ; il emporte partout ces objets dont l’habitude lui a fait un besoin. De nombreux domestiques, affectés à des services différents et dirigés par un factotum, préviennent tous les désirs du maître. La vie nomade est restée dans les mœurs persanes. Pendant cette courte excursion, presque aux portes de Téhéran, on ne comptait pas moins de deux mille chameaux employés à transporter les bagages royaux ! On eût dit toute une armée marchant à la conquête d’un État voisin.

Le docteur, mon hôte, fut appelé chez le roi vers la fin de la journée. Il m’apprit, à son retour, qu’il y aurait encore repos le jour suivant. Le but de mon voyage paraissait manqué. Je n’avais plus qu’à repartir le lendemain matin pour Téhéran ; mais, grâce à un incident imprévu, mon premier espoir ne fut pas trompé.

J’avais fait deux petits croquis de ce paysage : l’un représentait un torrent en temps de neige ; l’autre, l’entrée de l’habitation royale avec tout le mouvement qui l’anime lorsque le souverain y séjourne. Dans la soirée, un parent du roi vint prendre le thé avec nous ; et, comme il aime le dessin, pour lequel il a d’assez heureuses dispositions, je lui montrai mes esquisses, dont il fit l’éloge, et se retira. Vers dix heures, je me roulai dans mon manteau et me couchai les pieds étendus contre un brasier qui devait durer toute la nuit.

Le lendemain, dès le matin, le roi m’envoya demander l’album qui contenait mes croquis. Un peu plus tard, une personne de sa maison vint m’inviter à assister aux chasses, de la part de Sa Majesté ; ce dont je fus enchanté. Le messager royal rapporta mon album, où une agréable surprise m’était réservée. La première page, qu’on laisse ordinairement en blanc, avait été remplie par un dessin du Schah, figurant son premier interprète. Cette gracieuse attention ne me fut pas moins agréable que l’invitation dont elle était accompagnée.

Je restai donc l’hôte du docteur et j’assistai aux visites nombreuses dont il était accablé : nous ne nous en débarrassâmes qu’en sortant nous-mêmes pour en faire quelques-unes. Ici, en effet, un homme de la science est une sorte de magicien autour duquel chacun s’empresse ; et jamais les clients ne manquent au médecin. Le nombre des gens atteints de maladies des yeux est considérable ; le Persan se laisse devenir aveugle avec une incroyable imprévoyance. La cécité ne frappe, il est vrai, que les personnes d’une constitution telle que leurs excès ne les ont pas empêchées de parvenir à un âge avancé ; les autres n’échappent à la maladie que par une mort prématurée, résultat ordinaire des fatales habitudes qu’on a si souvent reprochées aux peuples de l’Orient. Les enfants, peu robustes, ne s’élèvent pas.

Il avait neigé toute la matinée, le temps paraissait se remettre au beau. Je voulus tenter une excursion dans la montagne avant le départ de la chasse, et je me fis précéder d’un cavalier. Nous partîmes en suivant, autant que possible, les endroits où nous supposions que la route avait été frayée la veille par d’autres chevaux ; et, comme nous ne pouvions distinguer cette trace que par une dépression presque insensible de la nappe uniforme de neige nouvelle, nous avancions difficilement, car nos chevaux s’enfonçaient souvent jusqu’au poitrail. Nous avions à peine parcouru une lieue qu’ils commençaient à se fatiguer. Tout à coup, nous fûmes arrêtés par un ravin, où toutes traces cessaient devant une excavation indiquée par l’abaissement brusque de la neige, dont la couche épaisse paraissait avoir cédé aux efforts d’un cavalier cherchant à y prendre pied. Le gélodar, qui m’accompagnait, regardait d’un air piteux ce grand trou nous barrant le passage, et m’examinait avec anxiété pour deviner le parti que j’allais prendre. Il dut être satisfait de ma prudence ; car, peu soucieux de renouveler une expérience qui avait été probablement fatale à quelqu’un, je me décidai à rebrousser chemin pour ne pas braver témérairement un péril inutile.

Je profitai de l’interruption de ma promenade et j’allai étudier le petit village de Kend aux rues malpropres.

Ainsi que la veille, un tapis me servit de lit.

Les mendiants, les loutis (montreurs de singes) ainsi que les bacals (marchands de légumes, de riz, d’épices et de sucre) établissent généralement, pendant les chasses, un marché où s’approvisiounent la suite du Schah et les troupes qui le gardent. Il se forme une espèce de village près de tout campement royal, ne durât-il qu’une nuit ; les conteurs d’histoire et les derviches abondent aussi dans le voisinage.

Quelques rayons de soleil s’étaient enfin montrés vers la fin du jour, sans motiver cependant le déshabillé d’un derviche nègre n’ayant pour tout vêtement, jusqu’à l’abdomen, qu’un chapelet passé en sautoir.

Ses cheveux crépus étaient taillés en forme de cornes ; il portait sur l’épaule gauche une grosse massue en fer. La vue de cet ornement faisait frissonner.

Pour diminuer l’ennui de l’immobilité qu’il me fallait obtenir momentanément de ce type que je voulais reproduire, je lui fis apporter la pipe et le café, en échange desquels il parut disposé à me sacrifier son indépendance en restant indéfiniment à mon service ; mais, quoique, à en juger par le mince jupon qui couvrait la moitié inférieure de son individu, il ne dût pas m’entraîner à beaucoup de frais, je le refusai en lui vantant une liberté dont il usait si largement. Pauvre Africain d’origine ! il est peu probable que ses parents aient pu profiter du même privilége. Il me fit beaucoup d’éloges des Européens. Sa politesse cérémonieuse avait quelque chose de très-original, dans l’état de nature qu’il avait adopté. Il se contentait, pour abri, d’un dessous de porte où il passait la nuit, roulé dans ses haillons, et il se nourrissait de la desserte quotidienne du nombreux personnel que tout Persan traîne après lui.

Nous allâmes, au coucher du soleil, prendre le thé et manger des pâtes sucrées chez un personnage de la suite royale, où nous trouvâmes un improvisateur débitant des histoires à rire, et sachant, par ses gestes et ses inflexions de voix, impressionner vivement les spectateurs : le thème s’éloignait peu des conquêtes d’Iskander (Alexandre le Grand), ou des exploits herculéens d’un certain Roustem, dont les hauts faits seraient trop longs à raconter ici.

Les Persans ont l’esprit très-prompt à placer une anecdote ou une citation des poëtes ; un seid (descendant du prophète), qui était dans notre société, en saisit bientôt l’occasion. Un chat faisait une promenade un peu aérienne autour d’une corniche du plafond : il finit par tomber d’une dizaine de pieds sans que cette chute lui eût causé aucun mal. Il n’en fallait pas davantage pour occuper longuement la conversation : notre turban vert demanda si nous connaissions la raison de cette propriété enviable du chat de faire impunément des sauts périlleux. J’eus la simplicité de provoquer l’explication historique de la chose, qu’il donna de la manière suivante :

Ali (homme saint le plus vénéré dans l’Iran) s’était un jour institué le distributeur des rations de l’humanité ; Omar (autre homme saint, ennemi du premier et très-respecté par les Sunnites), voulant convaincre Ali d’imposture, se présenta à lui en tenant un grain de blé entre le pouce et l’index ; très-disposé, si Ali lui en niait la propriété, à l’avaler pour le faire mentir, ou à le jeter s’il l’octroyait : « Ali, dit-il, ce grain est-il destiné à ma ration d’aujourd’hui ?

— Non, » répondit celui-ci. Au même instant, Omar se lance le grain dans le gosier avec une telle précipitation qu’il lui fit faire fausse route de manière à être rejeté immédiatement. Le chat d’Ali, qui faisait le gros dos entre les jambes de son maître, avala aussitôt le grain, échappé ainsi à Omar, qui s’en alla toussant et confondu. En mémoire de ce service, Ali donna au chat la propriété de ne jamais toucher la terre avec son dos… Ce qu’il fallait démontrer !

Comme je fis observer que l’iman avait un peu d’orgueil en voulant faire concurrence à Dieu, qui ne souffrirait certainement pas ce double emploi, mon seid dit qu’il m’amènerait un mollah (prêtre) plus instruit que lui pour discuter la question ; ce dont je le remerciai, ayant suffisamment appris la cause qui fait toujours tomber les chats sur leurs pattes.


Le départ de la chasse royale. — Le cortége du Schah.

Le lendemain à neuf heures du matin, un coup de canon retentit. C’est, en toute résidence du roi, le signal annonçant que le départ doit avoir lieu dans une heure.

On se prépara donc en toute hâte.

Ma cabane étant placée sur la route même que l’on devait suivre, je pus voir la cérémonie dans tous ses détails.

Le cortége est ouvert par un veneur suivi de quelques cavaliers portant de longues lances. Viennent ensuite les coureurs habillés de rouge et coiffés d’un bonnet bizarrement pavoisé de papier doré et de pompons de diverses couleurs.

Les hauts dignitaires, qui ne suivent pas la chasse, marchent à pas comptés jusqu’à l’extrémité du village devant le cheval du Schah.

Le Schah s’avançait seul, vêtu très-simplement. Il portait un coulidjé en châle cachemire (espèce de redingote dont les manches ne dépassent pas le coude), et un pantalon large en étoffe bleue entrant dans les bottes jusqu’aux genoux ; un manteau en peluche bleu de ciel recouvrait le tout. Il était coiffé d’un petit bonnet en peau d’agneau noire sans ornements, remplaçant aujourd’hui le grand coula, qui n’est plus porté que par les marchands du bazar.

Derrière le roi venaient : le porteur du mouchoir royal, le serviteur qui tient toujours de l’eau froide dans une théière en or, les arquebusiers avec les fusils de chasse, la foule des invités, le mulet chargé du poteau et des verges à flageller, d’autres mulets portant des tapis roulés et des caisses avec des vêtements de rechange pour le roi, les kaléandars à cheval, enfin trois cents cavaliers sous les ordres du fils de Sépehsalar (ministre de la guerre), enfant de quatorze ans monté sur un fort beau cheval et s’avançant gravement, comme il convenait à son rang, au milieu de ces hommes à la physionomie sauvage, à la barbe noire, aux costumes variés, qui, à l’exception du bonnet uniforme pointu et poilu, n’ont d’autre règle que la fantaisie pour leur équipement, leur armement et même pour le harnachement de leurs chevaux.

Nous suivîmes, en nous dirigeant vers la montagne, un sentier que je n’avais pas su trouver la veille. Il est d’usage, à la chasse, de laisser un espace libre à une centaine de mètres du souverain, pour ne pas gêner ses mouvements. On s’éparpilla donc par petits groupes, les uns avec les faucons, d’autres avec les lévriers ; chacun prenant son plaisir à sa guise. Quelques cavaliers se défiaient à la course ou se livraient à des fantasias.

Nous ne devions voir, ce jour-là, que du petit gibier : perdrix, lièvres, renards, etc. Après quelques coups de feu, on se prépara à longer le flanc d’une croupe dont un ruisseau nous séparait. Tout le cortége franchit ce ruisseau à gué. Pour moi, arrêté à une place qui dominait un peu ce mouvement, j’en suivis tous les détails avec le plus vif intérêt. Rien n’était plus pittoresque que la diversité des costumes éclatants où le rouge dominait et qui tranchaient sur le sol recouvert de neige. Le cours du ruisseau était tourmenté par des monceaux de roches qu’il fallait tourner pour gagner l’autre bord ; ce qui complétait l’originalité du tableau que j’avais sous les yeux.

Le roi, qui conduisait la chasse, était, on le comprend, le mieux monté de tous, et laissait en arrière les autres chasseurs. Pour lui, jamais une difficulté de terrain n’est un obstacle, car il a toujours à sa disposition quatre chevaux richement harnachés, frais et tout prêts à remplacer celui qu’il vient de fatiguer ; je dois ajouter qu’il en use largement.

Les Persans, qui aiment beaucoup les grands chevaux, n’emploient cependant que ceux de petite taille dans leurs voyages et leurs chasses. Le roi se sert de ces derniers pour franchir les pentes les plus escarpées.

Près de moi s’était arrêté un gros eunuque vieux et ridé. Sa figure hideuse se détachait plus noire encore sur la neige, et lui donnait quelque ressemblance avec un génie malfaisant. Voyant quelques perdrix qui, lasses de marcher, cherchaient à fuir en volant, il les fit poursuivre par son faucon. L’attitude de ce féroce chasseur était vraiment étrange : guidé par le cri de la victime, il se lança de toute la rapidité de son cheval, et parut éprouver un grand plaisir à achever la proie avec son couteau.

Plus loin, des lévriers poursuivirent un renard, qui se trouva bientôt suspendu à l’arçon des selles en compagnie de bon nombre de lièvres.


Une collation. — Adresse du Schah. — Duel de chevaux. — Une battue. — Moyen de se défendre contre les ardeurs du soleil. — Les œgagres. Le danger d’être trop près d’un roi qui chasse.

On fit halte après avoir parcouru deux lieues. Un tapis fut aussitôt étendu sur la neige, et le roi s’y assit pour manger des mandarines, prendre le thé et fumer le kaléan. À peine était-il installé qu’on vint lui annoncer le passage d’une volée de perdrix à quelques pas de là. Il se leva, demanda un fusil et je fus témoin d’une double réussite, qui fit honneur à la justesse du tir de Sa Majesté. Depuis quelques instants, un corbeau voltigeait au-dessus de sa tête, il l’abattit ; puis, revenant vivement à son premier but, il tua une perdrix de son second coup. Cet exploit peut ne pas être rare ; mais, dans cette circonstance, il eut d’autant plus d’à-propos que tout le monde avait mis pied à terre et regardait.

Peu après, deux hommes apportèrent un énorme loup qu’on venait de tuer, et le déposèrent à quelques pas du roi. Sa Majesté leur fit donner cinq tomans (le toman vaut onze francs soixante centimes).

Au moment de partir, nous eûmes un spectacle improvisé. Le cheval qui portait le kaléan royal était très-méchant ; le Schah le fit venir et ordonna d’en amener un autre de même caractère, qu’on mit nez à nez avec le premier. Le résultat d’un pareil tête-à-tête ne pouvait être douteux. Les oreilles droites, les naseaux ouverts, les yeux injectés de sang, la bouche inquiète, les deux animaux se dressèrent aussitôt l’un contre l’autre, se saisirent comme deux lutteurs et cherchèrent à se mordre le poitrail et le cou. On les sépara après quelques ruades. Je ne pus m’empêcher de trouver que, malgré son caractère un peu sauvage, ce divertissement offrait un certain intérêt. Le signal du départ fut ensuite donné, et l’on revint à Kend, afin de se préparer à la grande chasse annoncée pour le lendemain.

Le coup de canon retentit à sept heures. À huit heures nous étions en route, cheminant au trot dans la neige pendant quatre lieues. Nous fûmes obligés de faire la dernière au pas, car nous nous enfoncions de plus en plus dans des gorges escarpées, qu’il fallut franchir avant d’atteindre le lieu désigné pour la chasse.

Depuis la veille, on avait dirigé sur ce point deux régiments. Ils servaient de traqueurs, rétrécissant graduellement leur cercle afin de réunir tout le gros gibier des environs dans un espace de quelques centaine : de mètres, rempli d’escarpements et de roches. Il fallut laisser les montures à nos gens, et exécuter péniblement à pied une assez longue ascension, pour dominer ou du moins pour atteindre les rampes supérieures de la montagne. Nous étions très-incommodés par la réverbération éblouissante de la neige réfléchissant un soleil de vingt-cinq à trente degrés, et nous ne pouvions combattre ce désagrément qu’avec des lunettes bleues. Quant aux hommes de l’escorte, ils ont coutume d’employer un moyen plus simple et plus primitif : ils se garantissent les yeux à l’aide de leurs cheveux ramenés sur le nez, ou d’une touffe de crins serrée sur le front par leurs bonnets. Au départ, beaucoup d’entre eux se barbouillent les joues avec de la boue pour ne pas souffrir de cette douloureuse réverbération. Ce dernier procédé me parut par trop peu séduisant, et j’aimai mieux croire à son efficacité que d’en faire personnellement l’épreuve.

Nous attendîmes pendant près d’une heure sans que rien parût. La plupart des chasseurs, pour passer le temps, mangeaient des oranges et des grenades, d’autres fumaient le kaléan. Je cherchai alors à dominer la position, pour embrasser tous les détails de la scène qui m’entourait. Le sommet rocheux, sur lequel nous étions, occupait le centre d’une sorte d’entonnoir, terminé de tous côtés par des pentes presque à pic, clair-semées d’escarpements pierreux où le gibier pouvait trouver un abri. Plus bas, bien au-dessous de nous, résonnait le piétinement sourd de nos trois cents chevaux arrêtés à l’endroit où la déclivité du sol nous avait forcés de les quitter. Des chevaux de France n’auraient pu être poussés aussi loin, sans de graves dangers.

Tout à coup retentissent les sons discordants d’une trompette éloignée. Deux œgagres paraissent, bientôt suivis d’un troisième, et, sans défiance aucune, se mettent à sautiller devant nous. Mais soudainement effrayés par les cris qu’on pousse de tous côtés et par la présence des rabatteurs qui couronnent les crêtes, ils descendent ou plutôt se précipitent sur une pente rapide.

Placé à l’extrémité d’un rocher, de manière à bien voir, je ne pensais pas être un obstacle pour les chasseurs ; je ne tardai pas à reconnaître mon erreur. L’un des œgagres, fatigué de bondir péniblement sur des talus où son pied ne trouvait pas d’appui et où il s’enfonçait jusqu’au ventre, s’était arrêté incertain et troublé sur une pierre en vue de tous. À ce moment, je vis poindre le canon d’un fusil : c’était celui du roi, qui se préparait à ajuster en me faisant signe de me baisser. Presque aussitôt, sa balle bien dirigée siffla à mon oreille et alla, à trois cents mètres de distance, frapper mortellement l’œgagre, au moment où, les quatre pieds rassemblés, il prenait son élan pour reprendre sa course. La douleur fit faire à l’animal un dernier bond qui épuisa ses forces, et il glissa jusqu’à ce qu’une de ses cornes s’étant fichée dans un des interstices du rocher, il y resta suspendu et ne tarda pas à expirer.

De ces trois œgagres qui formaient, pour ainsi dire, l’avant-garde, deux parvinrent à s’échapper. Pendant plusieurs heures que dura la chasse, il en parut dix autres, dont cinq furent abattus par le roi, qui tirait seul.

Mais l’épisode remarquable fut la prise du plus grand mâle du troupeau. Littéralement assiégé dans les rochers par cinq hommes qui voulaient essayer de le prendre vivant, parce que dans ce cas la récompense est bien plus forte, l’animal, favorisé par l’avantage de la position, se défendit longtemps, et si vaillamment qu’il étendit plus d’un de ses adversaires sur la neige. Enfin, un chasseur, plus hardi que les autres, lui saisit la jambe au moment où il allait sauter ; l’œgagre tomba, entraînant dans sa chute ce poids insolite, ce qui permit au renfort d’arriver et d’étourdir la bête. Il était temps d’ailleurs, car le chasseur accroché à la jambe de la bête, meurtri sur les rochers, n’était plus de force à continuer la lutte : il eut l’honneur d’amener l’animal encore vivant.

Le Schah, ravi de son succès et fier des acclamations qui avaient accueilli chacune de ses prouesses, descendit alors, recevant avec bienveillance sur son passage les félicitations et les cadeaux que les grands ont la singulière habitude de lui offrir dans cette circonstance.


Retour. — Un lièvre charmé. — Inconvénients des feux d’artifice.

Nous nous remîmes en route pour Kend. Les rabatteurs, d’abord, vinrent saluer et recevoir de l’argent ; puis, ce fut le tour d’une foule de jeunes paysans, qui apportaient du gibier et étaient rémunérés proportionnément à l’importance de leur prise. Quand nous arrivâmes, nous avions onze œgagres pendus aux chevaux, bien que le roi n’en eût tué que cinq. On rapportait, en outre, un grand nombre de chèvres sauvages, de lièvres et de perdrix.

L’œgagre mâle est un animal de la force d’un grand bouc. Sa tête est armée de deux cornes peu divergentes entre elles, d’une courbure assez régulière et longue de près d’un mètre. Chez les plus beaux, la surface plissée des cornes est renflée à intervalles égaux. Le corps est couvert d’un poil ras de couleur gris roux ; la barbe et la partie antérieure de la tête sont d’un pelage plus foncé ; une raie noire part de la tête et suit la ligne du dos jusqu’à la queue. Il se tient ordinairement dans les escarpements de montagnes élevées et y vit en troupe.

Au moment où nous rentrions, on vint prévenir le roi de la présence d’un lièvre charmé. Il descendit de cheval, et, suivi de quelques personnes, s’approcha du lièvre assez près pour le toucher. L’animal restait tranquille ; il fallut le pousser pour qu’il se décidât à faire quelques pas et enfin à se sauver. J’ai vu le fait : je me borne à le constater ; les explications qu’on a bien voulu me donner ne m’ont pas satisfait. On aime en Perse ce qui paraît inexplicable. Il y a, dit-on, des gens qui se font piquer par des scorpions et mordre par des serpents sans suites fâcheuses et même sans qu’il reste aucune trace ; mais, jusqu’à plus ample informé, je m’abstiens de toute appréciation sur ces diverses expériences.

La course avait été longue, et je fus heureux de me reposer chez mon amphitryon. Pendant la soirée, on lui apporta tant de gibier que je lui rendis service, à mon départ du lendemain, en le débarrassant de seize lièvres : je les suspendis à la croupe de mon cheval, de chaque côté du porte-manteau. Ce fut dans cet équipage que je rentrai de grand matin à Téhéran, afin de ne pas être aperçu ainsi chargé et sans suite, et d’éviter une grande atteinte à ma dignité, au point de vue cérémonieux des Persans. J’avais raison de me presser, car je vis, en arrivant, des hommes qui commençaient à se rassembler, afin d’attendre le retour du Schah.

On profite souvent, pour traiter des affaires graves, du passage du roi, soit lorsqu’il sort pour se promener ou chasser, soit quand il en revient : on appelle son attention sur l’objet auquel on désire l’intéresser, et on persuade ordinairement à Sa Majesté d’y donner suite. C’est ainsi que j’ai vu prendre la plupart des décisions importantes sur l’armée.

J’assistai au dernier départ des Kurdes pour la province du Khoraçan, où ils allaient guerroyer en partisans au compte de la Perse, ou plutôt causer aux Turkomans un dommage dont ils voulaient profiter. Ils se rangèrent sur une file en face du monarque et le long de sa route, présentant une variété de costumes difficiles à décrire. Outre le poids des armes et des munitions au service du volumineux arsenal suspendu à la ceinture de chaque Kurde, son cheval, qui est ordinairement très-maigre et de petite taille, porte en croupe les provisions indispensables, ainsi que le tapis et la couverture destinés à l’abri et au coucher du maître.

Les vêtements de couleurs voyantes, devenus des haillons par les fatigues d’une longue marche, ajoutaient à la sauvagerie de ces figures basanées, relevées par une barbe teinte en rouge vif.

Cavalier kurde de l’escorte pendant la chasse. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Je vis l’un d’eux à pied, ayant sur l’épaule la queue de son cheval en témoignage de la mort de cet animal, sans avoir réussi à en obtenir un autre. On dit, cependant, que le remplacement du défunt se fait souvent d’office à la suite de cette seule démonstration.

Un de ces cavaliers voulant essayer son fusil sur des corbeaux, en abattit quatre fois le chien sans que la poudre, dont le bassinet était rempli jusqu’aux bords, répondît à l’étincelle ; il changea l’amorce, en versant à terre l’ancienne poudre pour en mettre de la nouvelle : cela se passait à côté d’un feu de broussailles. C’est, sans doute, l’ignorance des dangers inhérents aux matières fulminantes qui peut seule expliquer tant d’imprudence dans l’emploi de la poudre.

Les Persans sont très-amateurs de feux d’artifice, dont les fabricants amassent librement de grandes provisions de poudre dans des ateliers mal clos et établis sans précaution au milieu des bazars. On fume en dedans et au dehors de ces boutiques, avec des kaléans qui passent de mains en mains, tellement que les charbons, amoncelés sur ces énormes pipes, tombent souvent et occasionnent des accidents terribles, qu’il est surprenant de ne pas voir plus nombreux.

Peu de temps avant mon départ une forte détonation, suivie d’une grêle de débris accompagnée d’une épaisse colonne de fumée, annonça un malheur dont on me raconta ainsi la cause :

Un homme était entré chez un artificier et avait acheté de la poudre ; voulant l’essayer, il avait amorcé fortement son fusil, puis ayant sans doute oublié la charge qui en emplissait le canon, il avait tiré au-dessus d’une agglomération de fusées, lesquelles prenant feu instantanément avaient enflammé une provision de poudre remplissant une jarre découverte, ce qui produisit l’effet d’une fougasse. Le magasin et une douzaine d’autres boutiques furent subitement réduits en décombres, d’où l’on retira de nombreux cadavres. Quand j’arrivai, je fus saisi d’effroi à l’aspect de cet horrible tableau, comparable au sommet d’une brèche à l’issue d’un assaut. La multitude, après quelques heures de curiosité, retomba dans son indifférence ordinaire. Le soir même de ce sinistre, chevaux, mulets, ânes et chameaux, pesamment chargés, se frayaient un sentier à travers les ruines, comme si un monticule s’était naturellement élevé sur la base aplatie des maisons détruites.

Musiciens persans. — Dessin de M. le commandant Duhousset.

Le lendemain j’assistai à une revue avec mes élèves militaires sur la place de Meidan. Une lionne, un ours et deux grands singes figuraient au milieu d’un de ces cercles d’oisifs aux yeux grands ouverts qui, dans tous les pays du monde, regardent avec un si naïf ébahissement les gens qui manient les armes. Il y avait là des Kurdes d’Ourmya avec leur énorme turban bariolé de bleu et de rouge, dont l’abba est rayé de bandes brunes et blanches ; des Afghans à la coiffure débraillée, dont l’un des pans tombe jusqu’au milieu du dos après avoir tourné autour du cou, tandis que l’autre est plissé et forme en haut une sorte d’éventail à la manière des coiffures des seigneurs du temps de Charles VII. Un moment, je me suis figuré l’étonnement de mes compatriotes si cette foule silencieuse et bigarrée eût été transportée par enchantement sur une des places de Paris, où me reportent sans cesse mes souvenirs les plus chers.

Émile Duhousset.