Les civilisés/XV

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Librairie Paul Ollendorff (p. 165-171).
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XV

Mévil monta le perron le premier ; mais Fierce hâta le pas pour le dépasser dans le hall, et lui montrer le chemin. Il lui déplaisait que Mévil prît, sous ce toit, des airs de familier.

Le hall donnait dans la véranda, et la véranda dans le jardin. Le tennis était une pelouse encadrée de bosquets. Des aréquiers groupés auprès faisaient une tente naturelle, et sous cette tente, un rond de robes claires et de vêtements blancs bavardait. Çà et là gisaient balles et raquettes. On se reposait.

Fierce et Mévil avancèrent. Mme Malais vint à leur rencontre. Elle étincelait de beauté ; le plein air seyait à sa délicatesse de marquise blonde ; parmi le gazon et les grands arbres, et malgré le fâcheux casque de liège exigé par le climat, Fierce crut voir un Watteau vivant qui lui souriait. Il baisa la main tendue, fit une phrase d’introduction pour Mévil et le laissa ébaucher sa cour ; lui-même se hâta vers les aréquiers : ses yeux déjà reconnaissaient une robe bleue qui l’attirait comme un aimant.

Mme Malais s’efforça de recevoir Mévil comme elle avait reçu Fierce. Mais le beau docteur baisa son poignet au lieu de ses doigts, et elle perdit contenance ; car c’était vrai qu’elle avait peur de lui, une peur angoissée qui était peut-être bien une façon d’amour. Très honnête et gardée habilement par son mari de la contagion perverse de Saïgon, elle s’épouvantait qu’on osât l’assiéger, et tremblait de donner prise à l’adversaire ; en outre, une secrète honte la désolait de ne point sentir, au fond d’elle-même, assez d’indignation véhémente contre cet audacieux qui la poursuivait.

Mévil prit avantage de son trouble, et la caressa de phrases câlines, tandis qu’ils suivaient Fierce vers les aréquiers ; — elle se troubla davantage. Mais il se tut soudain : Marthe Abel s’approchait d’eux. Il pâlit beaucoup, s’inclina devant la jeune fille, balbutia trois mots, dut battre en retraite ; — tout cela en un clin d’œil. — Soulagée de sa peur, Mme Malais pressa la main de Marthe. La jeune fille étonnée suivait des yeux le fuyard.

Mévil cependant se ressaisissait, avec une colère contre lui-même. Il fit un furieux effort, vint au cercle des causeurs, et, se piquant au jeu, fut éblouissant d’esprit. Une fois de plus, la frivolité fluide de son caractère le servait ; toutes les femmes l’écoutèrent. Fierce fut éclipsé.

Par une obscure pudeur, lui, allant à celle qu’il cherchait, — Sélysette Sylva, — s’était d’abord détourné pour saluer des indifférents. Mais sitôt quelques paroles dites et quelques mains baisées, il avait, comme au hasard, choisi une chaise près d’elle. Mlle Sylva tenait encore sa raquette ; ses joues étaient pourpres et son front moite ; elle tendit joyeusement sa main chaude et gronda :

— « C’est comme cela que vous arrivez de bonne heure ! J’ai déjà perdu une partie sans vous. »

Il la contemplait, enivré de sa grâce et de sa jeune force. Confusément, il sentit qu’un grand fossé les séparait, — lui, le civilisé amer et sceptique, elle, la petite fille à l’âme fraîche. Il s’en attrista. Elle riait de bon cœur avec lui ; mais il la vit s’interrompre pour écouter un bon mot de Mévil ; et il sentit une angoisse jalouse lui sécher la gorge. Les ironies de Torral traversèrent alors sa pensée : amoureux ? Il s’interrogea, plein de trouble, et ne sut d’abord pas lire en lui-même.

On retournait au tennis. Mlle Sylva, gamine, frappa le filet de sa raquette :

— « Je parie que vous ne sautez pas ! »

Il oublia Torral.

— « Et vous ?

— Ne m’en défiez pas ! »

Elle rassemblait déjà ses jupes ; il la taquina, l’appelant petite chèvre, et regardant ses chevilles. Elle rit, très confuse.

— « Jouons-nous ? » proposa quelqu’un.

Marthe Abel se levait : Mme Malais restait assise.

Mévil hésita. Mais la marquise blonde affectait une causerie confidentielle avec sa voisine ; il suivit Marthe.

— « Il faut tirer au sort, déclara Mlle Sylva. Et dépêchons-nous, le soleil baisse. »

On tira les joueurs, puis les couples. Marthe et Mévil se trouvèrent ensemble contre Fierce et Sélysette. Mlle Sylva, contente, serra la main de son partenaire tandis qu’ils traversaient le terrain pour gagner leur camp.

— « Est-il fort, votre monsieur Mévil ?

— Très fort. Il joue matins et soirs chez toutes les femmes chic de Saïgon.

— C’est moi qui vais regretter d’être avec vous, si vous me faites perdre !

— Méchante ! »

Il riait des lèvres ; mais sa jalousie renaissait.

En face d’eux, Mévil et Marthe prenaient place. Mévil s’exerçait à regarder sa partenaire. Il osa lui parler :

— « Je mettrai ce soir un caillou blanc sur ma table : je n’espérais guère, il y a deux heures, la bonne chance qui m’arrive de jouer avec vous, mademoiselle… »

Il avait choisi sa voix la plus séduisante, — chaude, avec des inflexions câlines. Mais Mlle Abel, en dépit de ses yeux noirs et de son teint blanc, faisait profession de philosophie sceptique, et ne se prenait pas à deux mots courtois. Elle marqua sa politesse la plus froide, et regarda négligemment vers Mme Malais.

— « Ready ! » criait Sélysette.

Mévil leva sa raquette pour servir. Piqué par l’indifférence de sa partenaire, il ambitionna de l’éblouir en jouant un jeu étincelant. Debout sur la pelouse pareille à un stade, et son bras brandi vers le ciel, il semblait un jeune dieu. Tous les regards suivaient son geste. Fierce vit Sélysette attentive, admirative peut-être ? — Il tressaillit dans toutes ses fibres ; ce coup d’œil qu’elle donnait à l’ennemi lui parut volé à lui-même. Une colère le traversa, et il serra sa raquette d’une main de duelliste ; il allait jouer comme on se bat.

— « Play ! » prévint Mévil.

Sa balle jaillit comme une flèche, et Mlle Sylva ne put la relever. Mais Fierce se mit en garde à son tour ; et la seconde balle, quoique plus vite que la première, fut reprise d’un coup si précis que Mévil l’abandonna.

Alors, ce fut un duel acharné. Les jeunes filles s’en mêlèrent à peine, déconcertées par l’ardeur et la rudesse des coups. Sous les aréquiers, on s’était tu, on regardait avec des yeux surpris, presque graves ; confusément, chacun devinait un mystère, une secrète partie à quoi le tennis servait de masque. Le jeu cependant continuait en silence ; et l’attention générale devint une gêne, presque une anxiété.

Les balles enjambaient le filet à bonds brusques ou traîtres. Mévil jetait les siennes aux angles, et s’attaquait surtout à Sélysette, moins forte que son partenaire. Cela faisait un jeu irrégulier et oblique, un jeu dangereux qui ressemblait au joueur. Fierce tout d’abord n’y sut pas répondre. Plus loyal, et dédaignant de riposter sur Marthe Abel, il perdit coup sur coup plusieurs jeux.

Mais il ne se décourageait pas. À côté de lui, Mlle Sylva se battait de toute son âme, l’aidant, le défendant, le soutenant avec une fidélité de frère d’armes. Ils n’étaient qu’une seule volonté en deux êtres. Il la sentait toute à lui, et une tendresse passionnée lui chauffait le cœur. Il comprit merveilleusement, dans cette minute de violence physique et de sincérité, qu’il l’aimait d’un grand amour, et que la vie lui serait douce auprès d’elle. Il espéra qu’elle l’aimerait, qu’elle l’aimait. Un afflux d’énergie coula dans ses artères.

Il s’efforça davantage. Son jeu simple et dur fatiguait Mévil, et lui ne se fatiguait point. Les avantages s’alternèrent. Sélysette, maintenant, applaudissait à ses coups. Il s’enorgueillit, fut plus audacieux.

En face, Marthe Abel restait indifférente et froide ; la chance des coups ne lui importait pas. Lassée de la partie trop longue, elle secondait à peine son partenaire, et regardait passer les balles, sans daigner allonger le bras. Mévil sentait peser sur lui cette nonchalance, lourde comme un mépris.

Il fut moins vif, moins souple, moins beau. On le sentit vaincu. Son bras n’arrivait plus qu’à peine à la riposte, et de la sueur perlait à ses tempes. — Ce fut la fin. — Les jeux se hâtèrent, tous perdus ; et la dernière balle vint le frapper au corps, sans qu’il sût parer. Il laissa tomber sa raquette, et trébucha pour la ramasser.

Des bravos saluaient Fierce. Il n’entendit pas : Sélysette, avec un cri de victoire, courait à lui. Il vit les chers yeux briller de joie enfantine, il reçut la menotte chaude franchement jetée dans sa main. Elle le remerciait de tout près, familière, délicieuse :

— « Vous m’avez fait gagner… Vous êtes gentil tout plein ! »

Mévil traversait le gazon. Mlle Abel, très polie, s’excusait de sa maladresse : sans elle, il aurait assurément gagné. Il n’écoutait pas, et regardait Fierce et Sélysette la main dans la main. — Quelque chose de froid lui entrait dans le cœur.

Fierce était ivre, ivre de cet amour qui maintenant ruisselait dans sa poitrine, comme un étang que des sources cachées ont empli et qui déborde. Dans le regard ami de Sélysette, il lisait une promesse d’amour rendu, et son exaltation s’en faisait folle. Au départ, parce qu’elle lui pressa la main, il l’adora comma une Madone. Il se retint pour ne pas baiser sa robe à genoux.

Dans le couchant rouge, le soleil flamboyait. La terre en était sanglante ; et les ruisseaux des trottoirs, et les vitres des maisons, dardaient partout des reflets comme des éclairs. La rue était une voie triomphale, bordée d’or, pavée de pourpre.

À Fierce, ébloui de son amour, il sembla que la vie s’ouvrait désormais pareille à cette voie, radieuse.