Les deux testaments/05

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 25-28).

CHAPITRE V

Par une sombre et froide soirée d’automne, un jeune homme, au visage pâle et triste, se promenait sur la rue St Laurent, passant et repassant, devant la maison de M. Renaud.

C’était Xavier LeClerc.

De temps en temps, il levait les yeux vers les fenêtres du premier étage, où brillait une joyeuse lumière ; de temps en temps, il s’arrêtait quelques instants devant la maison ; puis il reprenait sa marche désespérée, le cœur brisé par mille regrets cruels.

Son esprit, retournant vers le passé, retraçait toutes les occasions dans lesquelles il avait joui de la présence de sa bien-aimée ; il se rappelait les espérances qui remplissaient son cœur chaque fois qu’il recevait d’elle une marque d’amitié ; il la voyait comme il l’avait vue si souvent, joyeuse, aimable et souriante ; il croyait sentir encore le doux contact de la petite main qu’il avait si souvent pressée dans la sienne. Puis, tout-à-coup, la réalité se dressait devant lui, sombre et sans espoir et se souvenait que Maria était perdue pour lui.

Un soir qu’il revenait du magasin, il s’était rencontré avec le père de Maria, qui l’avait abordé sans façon et lui avait intimé l’ordre de ne plus se présenter à sa maison, attendu qu’il ne voulait plus y revoir un jeune homme qui fréquentait les cabarets et s’y enivrait avec des compagnons dissipés comme lui.

Xavier qui ne mettait jamais le pied dans un cabaret, et qui n’avait pour ami que deux ou trois jeunes gens aussi rangés que lui, s’était troublé plus qu’il ne l’aurait sans doute fait, s’il eut été coupable. L’étonnement et l’indignation avaient paralysé sa voix, et avant qu’il put reprendre assez de sang froid pour essayer de se disculper, M. Renaud s’était éloigné rapidement.

Après avoir réfléchi longuement, Xavier s’était dit que ces calomnies n’avaient pu être inventées par d’autre que le veuf, car nul autre que lui n’avait intérêt à le perdre auprès du père de Maria.

Cette pensée le décourageait profondément, car il savait que M. Renaud tenait le veuf en si haute estime qu’il n’y aurait pas eu moyen de lui faire comprendre que celui ci l’avait trompé dans ses rapports sur son rival.

Il avait raison ; tous efforts dans ce sens auraient été inutiles, car Edmond Bernier savait calomnier si habilement et connaissait si bien l’art de mêler « un grain de vérité à une livre de mensonge » qu’il eût été bien difficile de prouver la fausseté de ses histoires, surtout à un homme rempli de préjugés comme l’était le père de Maria.

Un jour, quelques jeunes gens d’assez mauvaise réputation, qui connaissaient un peu Xavier, l’avaient rencontré sur la rue, et l’avaient retenu pour causer quelques minutes, malgré les signes d’impatience qu’il donnait. Par malheur, le veuf passait, là, en ce moment, et il n’eut rien de plus pressé que de raconter au père de Maria qu’il avait rencontré Xavier qui flânait sur la rue en compagnie de jeunes gens peu respectables.

Une autre fois, Xavier qui passait devant une auberge vit un homme en sortir chancelant, et tomber à ses pieds en se faisant une large blessure à la tête.

Surmontant son dégoût, il aida charitablement à transporter ce malheureux chez lui.

Ayant appris l’aventure, le veuf donna à entendre que c’était un de ses compagnons de débauche que Xavier avait ainsi secouru.

Aussi, le père Renaud regardait-il, maintenant, avec mépris et aversion, le jeune homme qu’il avait jadis estimé.

Son épouse partageait ses sentiments, et Maria même, commençait à sentir sa confiance s’ébranler, car bien qu’elle éprouvait toujours la même antipathie pour le veuf, elle ne se doutait pas de toute l’étendue de sa perfidie. L’idée de douter de sa parole n’était pas encore venue à son esprit naïf et crédule.

Cependant, elle n’avait pas cessé d’aimer Xavier et elle était bien malheureuse, la pauvre enfant.

Le soir qu’il se promenait devant la maison, l’âme pleine de tristesse et de regrets, Maria n’était pas au salon.

Pendant que son père et le veuf jouaient aux dominos, et que sa mère tricotait en causant avec une parente qui était venue faire un bout de veillée, Maria, prétextant un mal de tête, s’était renfermée dans sa chambre pour pleurer librement, car elle était plus remplie de désespoir que de coutume.

Avait-elle le sentiment de la présence de Xavier auprès de sa demeure ?

Sa douleur était-elle l’écho de celle de son ami ?

Toujours, est-il que loin de diminuer, son désespoir allait croissant.

Enfin, lasse et brisée, elle s’endormit pour ne rêver que des rêves fatigants.

Pendant ce temps, Xavier avait continué de marcher en s’exaltant de plus en plus dans son désespoir.

Ce n’était pas la première fois, du reste, qu’il rôdait ainsi autour de la maison de sa bien-aimée ; il en avait pris l’habitude depuis quelques temps. Mais ce soir-là, il était encore plus malheureux que de coutume, d’autant plus qu’il avait vu entrer le veuf, l’air heureux et satisfait, et que la jalousie la plus poignante s’était emparée de lui.

Sa bonne mère, qui s’était aperçue de son chagrin et qui en avait deviné la cause, lui prêchait souvent la résignation et la soumission à la volonté du bon Dieu, et lui disait que ce monde, n’étant qu’un lieu d’expiation, il ne devait pas s’attendre à passer sa vie sans souffrances. Elle lui parlait du Sauveur qui avait tant souffert pour racheter les hommes ; des martyrs qui avaient donné leur vie pour leur foi ; des saints qui s’étaient sacrifiés toute leur vie pour plaire à Dieu et lui demandait si, après ces exemples, il ne pouvait pas, lui aussi, se résigner à souffrir sans murmurer contre la Providence.

Mais, ces remontrances sages ne faisaient qu’impatienter le jeune homme qui, bien qu’assez régulier dans ses devoirs religieux, n’avait jamais atteint, cependant, ce degré de dévotion qui console dans les peines et fortifie contre les tentations.

N’ayant jamais goûté aux consolations divines, son âme était incapable d’en comprendre la douceur. Pourtant le temps était venu où ces consolations lui auraient été bien salutaires.

L’épreuve était là, et la tentation approchait.

Où trouverait-il les forces nécessaires pour y résister ?

Vers les neuf heures, plusieurs jeunes gens passèrent sur la rue St. Laurent, en causant et en riant bruyamment.

C’était les mêmes qui avaient déjà accosté Xavier sur la rue.

Sans être ses amis, ils le connaissaient depuis son enfance, car ils avaient toujours demeuré dans le même quartier, et le traitaient familièrement sans s’offusquer du dédain que Xavier leur montrait.

— Tiens ! qu’est ce que tu fais donc ici ? lui dirent ils.

— Vous voyez bien, je me promène, dit Xavier sèchement.

— Ça doit pas être bien gai de se promener tout seul dans la rue comme ça, dit l’un d’eux.

— J’pense pas, dit un autre. Encore, s’il avait sa blonde avec lui.

— Oui, sa blonde ! dit un troisième, ne sais-tu pas qu’elle lui fait manger de l’avoine de ce temps-ci.

— C’est vrai, ça, reprit le premier, elle l’a planté là, pour le veuf Sainte Nitouche ; elle manque de goût, cette fille .

— Aussi, à ta place, je ne lui ferais pas le plaisir de me désoler pour elle.

— Bien non ! au contraire, je lui montrerais que je suis plus gai que jamais, dit le chef de la bande.

— C’est la sagesse qui parle par ta bouche, gros Pierre !

Amenons donc ce pauvre garçon là avec nous pour qu’il se console de toutes ses peines.

— Oui ! oui ! nous saurons bien le divertir, fut le cri des autres.

Comment réussirent-ils à entraîner Xavier avec eux ?

Le démon qui les inspirait, le sait bien, lui.

Ce soir là, la vieille mère attendit son fils vainement.

Comme elle était inquiète, la pauvre vieille, et comme elle pleurait en disant son chapelet pour l’enfant qu’elle croyait victime d’un accident !

Elle ne se coucha pas de la nuit et elle eut garde d’éteindre la lumière.

Mais les heures passèrent et Xavier ne rentra pas.