Les droits des hommes/Édition Garnier/1

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 193-196).


LES
DROITS DES HOMMES
ET
LES USURPATIONS DES PAPES[1].



i. — un prêtre de christ doit-il être souverain ?

Pour connaître les droits du genre humain, on n’a pas besoin de citations. Les temps sont passés où des Grotius et des Puffendorf cherchaient le tien et le mien dans Aristote et dans saint Jérôme, et prodiguaient les contradictions et l’ennui pour connaître le juste et l’injuste. Il faut aller au fait.

Un territoire dépend-il d’un autre territoire ? Y a-t-il quelque loi physique qui fasse couler l’Euphrate au gré de la Chine ou des Indes ? Non, sans doute. Y a-t-il quelque notion métaphysique qui soumette une île Moluque à un marais formé par le Rhin et la Meuse[2] ? il n’y a pas d’apparence. Une loi morale ? pas davantage.

D’où vient que Gibraltar, dans la Méditerranée, appartint autrefois aux Maures, et qu’il est aujourd’hui aux Anglais, qui demeurent dans les îles de l’Océan, dont les dernières sont vers le 60e degré ? C’est qu’ils ont pris Gibraltar. Pourquoi le gardent-ils ? C’est qu’on n’a pu le leur ôter ; et alors on est convenu qu’il leur resterait : la force et la convention donnent l’empire.

De quel droit Charlemagne, né dans le pays barbare des Austrasiens, dépouilla-t-il son beau-père, le Lombard Didier, roi d’Italie, après avoir dépouillé ses propres neveux de leur héritage ? Du droit que les Lombards avaient exercé en venant des bords de la mer Baltique saccager l’empire romain, et du droit que les Romains avaient eu de ravager tous les autres pays l’un après l’autre. Dans le vol à main armée, c’est le plus fort qui l’emporte ; dans les acquisitions convenues, c’est le plus habile.

Pour gouverner de droit ses frères, les hommes (et quels frères ! quels faux frères !) que faut-il ? Le consentement libre des peuples.

Charlemagne vient à Rome, vers l’an 800, après avoir tout préparé, tout concerté avec l’évêque, et faisant marcher son armée, et sa cassette dans laquelle étaient les présents destinés à ce prêtre. Le peuple romain nomme Charlemagne son maître, par reconnaissance de l’avoir délivré de l’oppression lombarde.

À la bonne heure que le sénat et le peuple aient dit à Charles : « Nous vous remercions du bien que vous nous avez fait ; nous ne voulons plus obéir à des empereurs imbéciles et méchants qui ne nous défendent pas, qui n’entendent pas notre langue, qui nous envoient leurs ordres en grec par des eunuques de Constantinople, et qui prennent notre argent ; gouvernez-nous mieux, en conservant toutes nos prérogatives, et nous vous obéirons. »

Voilà un beau droit, sans doute, et le plus légitime.

Mais ce pauvre peuple ne pouvait assurément disposer de l’empire : il ne l’avait pas ; il ne pouvait disposer que de sa personne. Quelle province de l’empire aurait-il pu donner : l’Espagne ? elle était aux Arabes ; la Gaule et l’Allemagne ? Pépin, père de Charlemagne, les avait usurpées sur son maître ; l’Italie citérieure ? Charles l’avait volée à son beau-père. Les empereurs grecs possédaient tout le reste ; le peuple ne conférait donc qu’un nom : ce nom était devenu sacré. Les nations, depuis l’Euphrate jusqu’à l’Océan, s’étaient accoutumées à regarder le brigandage du saint empire romain comme un droit naturel ; et la cour de Constantinople regarda toujours les démembrements de ce saint empire comme une violation manifeste du droit des gens, jusqu’à ce qu’enfin les Turcs vinrent leur apprendre un autre code.

Mais dire, avec les avocats mercenaires de la cour pontificale romaine (lesquels en rient eux-mêmes), que l’évêque Léon III donna l’empire d’Occident à Charlemagne[3], cela est aussi absurde que si on disait que le patriarche de Constantinople donna l’empire d’Orient à Mahomet II.

D’un autre côté, répéter après tant d’autres que Pépin l’usurpateur, et Charlemagne le dévastateur, donnèrent aux évêques romains l’exarchat de Ravenne, c’est avancer une fausseté évidente. Charlemagne n’était pas si honnête. Il garda l’exarchat pour lui, ainsi que Rome. Il nomme Rome et Ravenne, dans son testament, comme ses villes principales. Il est constant qu’il confia le gouvernement de Ravenne et de la Pentapole à un autre Léon, archevêque de Ravenne, dont nous avons encore la lettre, qui porte en termes exprès : Hæ civitates a Carolo ipso una cum universa Pentapoli mihi fuerunt concessæ.

Quoi qu’il en soit, il ne s’agit ici que de démontrer que c’est une chose monstrueuse dans les principes de notre religion, comme dans ceux de la politique et dans ceux de la raison, qu’un prêtre donne l’empire, et qu’il ait des souverainetés dans l’empire.

Ou il faut absolument renoncer au christianisme, ou il faut l’observer. Ni un jésuite, avec ses distinctions, ni le diable n’y peut trouver de milieu.

Il se forme dans la Galilée une religion toute fondée sur la pauvreté, sur l’égalité, sur la haine contre les richesses et les riches ; une religion dans laquelle il est dit[4] qu’il est aussi impossible qu’un riche entre dans le royaume des cieux qu’il est impossible qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille ; où l’on dit que le mauvais riche[5] est damné uniquement pour avoir été riche ; où Ananias et Saphira[6] sont punis de mort subite pour avoir gardé de quoi vivre ; où il est ordonné aux disciples[7] de ne jamais faire de provisions pour le lendemain ; où Jésus-Christ, fils de Dieu, Dieu lui-même, prononce ces terribles oracles contre l’ambition et l’avarice : « Je ne suis pas venu pour être servi[8], mais pour servir. Il n’y aura jamais[9] parmi vous ni premier ni dernier. Que celui de vous qui voudra s’agrandir soit abaissé. Que celui de vous qui voudra être le premier soit le dernier. »

La vie des premiers disciples est conforme à ces préceptes ; saint Paul travaille de ses mains, saint Pierre gagne sa vie. Quel rapport y a-t-il de cette institution avec le domaine de Rome, de la Sabine, de l’Ombrie, de l’Émilie, de Ferrare, de Ravenne, de la Pentapole, du Bolonais, de Comacchio, de Bénévent, d’Avignon ? On ne voit pas que l’Évangile ait donné ces terres au pape, à moins que l’Évangile ne ressemble à la règle des théatins, dans laquelle il fut dit qu’ils seraient vêtus de blanc, et on mit en marge : c’est-à-dire de noir.

Cette grandeur des papes, et leurs prétentions mille fois plus étendues, ne sont pas plus conformes à la politique et à la raison qu’à la parole de Dieu, puisqu’elles ont bouleversé l’Europe et fait couler des flots de sang pendant sept cents années.

La politique et la raison exigent, dans l’univers entier, que chacun jouisse de son bien, et que tout État soit indépendant. Voyons comment ces deux lois naturelles, contre lesquelles il ne peut être de prescription, ont été observées.

  1. Le ministère français, pour justifier l’occupation d’Avignon, avait fait imprimer les Recherches historiques concernant les droits du pape sur la ville et l’État d’Avignon, avec pièces justificatives, par C.-F. Pfeffel ; 1768, in-8o. Ce fut peut-être ce qui donna à Voltaire l’idée de composer son ouvrage, dont les Mémoires secrets parlent à la date du 9 octobre 1768. Il était alors intitulé les Droits des hommes et les Usurpations des autres, traduit de l’italien, in-8o de 48 pages. Une autre édition de 1768, qui n’a que 47 pages, porte de plus ces mots : par l’auteur de l’Homme aux quarante écus. Dans sa lettre à Mme du Deffant, du 6 janvier 1769, Voltaire l’intitule les Droits des uns et les Usurpations des autres. Ce n’était pas là toute sa pensée, qu’il ne cache plus dans sa lettre à Frédéric, du 18 octobre 1771. D’après cette lettre on ne peut pas, ce me semble, hésiter à rétablir le titre tel que je le donne. Pour la commodité des lecteurs, j’ai numéroté les paragraphes. (B.)
  2. La Hollande.
  3. Voyez le chapitre xxi du Pyrrhonisme de l’histoire.
  4. Matthieu, xix, 24.
  5. Luc, xvi, 21-24.
  6. Actes, v.
  7. Matt., x, 9, 10.
  8. Ibid., xx, 28.
  9. Ibid., xx, 26, 27.