Les droits des hommes/Édition Garnier/2

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 196-199).
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ii. — de naples[1].

Les gentilshommes normands[2], qui furent les premiers instruments de la conquête de Naples et de Sicile, firent le plus bel exploit de chevalerie dont on ait jamais entendu parler. Quarante à cinquante hommes seulement délivrent Salerne au moment qu’elle est prise par une armée de Sarrasins. Sept autres gentilshommes normands, tous frères, suffisent pour chasser ces mêmes Sarrasins de toute la contrée, et pour l’ôter à l’empereur grec, qui les avait payés d’ingratitude. Il est bien naturel que les peuples, dont ces héros avaient ranimé la valeur, s’accoutumassent à leur obéir par admiration et par reconnaissance.

Voilà les premiers droits à la couronne des Deux-Siciles. Les évêques de Rome ne pouvaient pas plus donner ces États en fief que le royaume de Boutan ou de Cachemire. Ils ne pouvaient même en accorder l’investiture quand on la leur aurait demandée : car dans le temps de l’anarchie des fiefs, quand un seigneur voulait tenir son bien allodial en fief pour avoir une protection, il ne pouvait s’adresser qu’à son seigneur suzerain. Or, certainement le pape n’était pas seigneur suzerain de Naples, de la Pouille et de la Calabre.

On a beaucoup écrit sur cette vassalité prétendue ; mais on n’a jamais remonté à la source. J’ose dire que c’est le défaut de presque tous les jurisconsultes comme de tous les théologiens. Chacun tire, bien ou mal, d’un principe reçu les conséquences les plus favorables à son parti ; mais ce principe est-il vrai ? ce premier fait sur lequel ils s’appuient est-il incontestable ? c’est ce qu’ils se donnent bien de garde d’examiner. Ils ressemblent à nos anciens romanciers, qui supposaient tous que Francus avait apporté en France le casque d’Hector. Ce casque était impénétrable, sans doute ; mais Hector, en effet, l’avait-il porté ? Le lait de la Vierge est aussi très-respectable ; mais les sacristies qui se vantent d’en posséder une roquille la possèdent-elles en effet ?

Giannone est le seul qui ait jeté quelque jour sur l’origine de la domination suprême affectée par les papes sur le royaume de Naples. Il a rendu en cela un service éternel aux rois de ce pays, et, pour récompense, il a été abandonné par l’empereur Charles VI, alors roi de Naples, à la persécution des jésuites ; trahi depuis par la plus lâche des perfidies, sacrifié à la cour de Rome, il a fini sa vie dans la captivité[3]. Son exemple ne nous découragera pas. Nous écrivons dans un pays libre ; nous sommes nés libres, et nous ne craignons ni l’ingratitude des souverains, ni les intrigues des jésuites, ni la vengeance des papes. La vérité est devant nous, et toute autre considération nous est étrangère.

C’était une coutume dans ces siècles de rapines, de guerres particulières, de crimes, d’ignorance et de superstition, qu’un seigneur faible, pour être à l’abri de la rapacité de ses voisins, mît ses terres sous la protection de l’Église, et achetât cette protection pour quelque argent ; moyen sans lequel on n’a jamais réussi. Ses terres alors étaient réputées sacrées : quiconque eût voulu s’en emparer était excommunié.

Les hommes de ce temps-là, aussi méchants qu’imbéciles, ne s’effrayaient pas des plus grands crimes et redoutaient une excommunication, qui les rendait exécrables aux peuples, encore plus méchants qu’eux et beaucoup plus sots.

Robert Guiscard et Richard, vainqueurs de la Pouille et de la Calabre, furent d’abord excommuniés par le pape Léon IX. Ils s’étaient déclarés vassaux de l’empereur ; mais l’empereur Henri III, mécontent de ces feudataires conquérants, avait engagé Léon IX à lancer l’excommunication à la tête d’une armée d’Allemands. Les Normands, qui ne craignaient point ces foudres comme les princes d’Italie les craignaient, battirent les Allemands et prirent le pape prisonnier ; mais, pour empêcher désormais les empereurs et les papes de venir les troubler dans leurs possessions, ils offrirent leurs conquêtes à l’Église sous le nom d’oblata. C’est ainsi que l’Angleterre avait payé le denier de Saint-Pierre ; c’est ainsi que les premiers rois d’Espagne et de Portugal, en recouvrant leurs États contre les Sarrasins, promirent à l’Église de Rome deux livres d’or par an ; ni l’Angleterre, ni l’Espagne, ni le Portugal, ne regardèrent jamais le pape comme leur seigneur suzerain.

Le duc Robert, oblat de l’Église, ne fut pas non plus feudataire du pape ; il ne pouvait pas l’être, puisque les papes n’étaient pas souverains de Rome. Cette ville alors était gouvernée par son sénat : l’évêque n’avait que du crédit ; le pape était à Rome précisément ce que l’électeur est à Cologne. Il y a une différence prodigieuse entre être oblat d’un saint, et être feudataire d’un évêque.

Baronius, dans ses Actes, rapporte l’hommage prétendu fait par Robert, duc de la Pouille et de la Calabre, à Nicolas II ; mais cette pièce est fausse, on ne l’a jamais vue, elle n’a jamais été dans aucune archive. Robert s’intitula duc par la grâce de Dieu et de saint Pierre ; mais certainement saint Pierre ne lui avait rien donné, et n’était point roi de Rome. Si l’on voulait remonter plus haut, on prouverait invinciblement, non-seulement que saint Pierre n’a jamais été évêque de Rome, dans un temps où il est avéré qu’aucun prêtre n’avait de siège particulier, et où la discipline de l’Église naissante n’était pas encore formée ; mais que saint Pierre n’a pas plus été à Rome qu’à Pékin. Saint Paul déclare expressément que sa mission était « pour les prépuces entiers, et que la mission de saint Pierre était pour les prépuces coupés[4] » ; c’est-à-dire que saint Pierre, né en Galilée, ne devait prêcher que les Juifs, et que lui Paul, né à Tarsus, dans la Caramanie, devait prêcher les étrangers.

La fable qui dit que Pierre vint à Rome sous le règne de Néron, et y siégea pendant vingt-cinq ans, est une des plus absurdes qu’on ait jamais inventées, puisque Néron ne régna que treize ans. La supposition qu’on a osé faire qu’une lettre de saint Pierre, datée de Babylone, avait été écrite dans Rome, et que Rome est là pour Babylone, est une supposition si impertinente qu’on ne peut en parler sans rire[5]. On demande à tout lecteur sensé ce que c’est qu’un droit fondé sur des impostures si avérées.

Enfin, que Robert se soit donné à saint Pierre, ou aux douze apôtres, ou aux douze patriarches, ou aux neuf chœurs des anges, cela ne communique aucun droit au pape sur un royaume : ce n’est qu’un abus intolérable, contraire à toutes les anciennes lois féodales, contraire à la religion chrétienne, à l’indépendance des souverains, au bon sens et à la loi naturelle.

Cet abus a sept cents ans d’antiquité : d’accord ; mais en eût-il sept cent mille, il faudrait l’abolir. Il y a eu, je l’avoue, trente investitures du royaume de Naples données par des papes ; mais il y a eu beaucoup plus de bulles qui soumettent les princes à la juridiction ecclésiastique, et qui déclarent qu’aucun souverain ne peut en aucun cas juger des clercs ou des moines, ni tirer d’eux une obole pour le maintien de ses États : il y a eu plus de bulles qui disent, de la part de Dieu, qu’on ne peut faire un empereur sans le consentement du pape. Toutes ces bulles sont tombées dans le mépris qu’elles méritent ; pourquoi respecterait-on davantage la suzeraineté prétendue du royaume de Naples ? Si l’antiquité consacrait les erreurs, et les mettait hors de toute atteinte, nous serions tous tenus d’aller à Rome plaider nos procès lorsqu’il s’agirait d’un mariage, d’un testament, d’une dîme ; nous devrions payer des taxes imposées par les légats ; il faudrait nous armer toutes les fois que le pape publierait une croisade ; nous achèterions à Rome des indulgences ; nous délivrerions les âmes des morts à prix d’argent ; nous croirions aux sorciers, à la magie, au pouvoir des reliques sur les diables ; chaque prêtre pourrait envoyer des diables dans le corps des hérétiques ; tout prince qui aurait un différend avec le pape perdrait sa souveraineté. Tout cela est aussi ancien ou plus ancien que la prétendue vassalité d’un royaume, qui, par sa nature, doit être indépendant.

Certes, si les papes ont donné ce royaume, ils peuvent l’ôter ; ils en ont en effet dépouillé autrefois les légitimes possesseurs. C’est une source continuelle de guerres civiles. Ce droit du pape est donc en effet contraire à la religion chrétienne, à la saine politique, et à la raison : ce qui était à démontrer.

  1. Presque tout ce paragraphe a été reproduit par Voltaire, en 1771, dans ses Questions sur l’Encyclopédie, au mot Donations ; voyez tome XVIII, page 418.
  2. Voyez tome XI, page 355.
  3. À Turin, en 1748, après douze ans d’emprisonnement. Son Histoire civile du royaume de Naples est de 1723.
  4. Épitre aux Galates, chap. ii. (Note de Voltaire.)
  5. Voyez tome XXVI, page 545 : et, ci-dessus, page 44.