Les droits des hommes/Édition Garnier/4

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 202-204).
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iv. — de ferrare[1].

Si les droits de la Sicile sont inébranlables, si la suzeraineté de Naples n’est qu’une antique chimère, l’invasion de Ferrare est une nouvelle usurpation. Ferrare était constamment un fief de l’empire, ainsi que Parme et Plaisance. Le pape Clément VIII en dépouilla César d’Este, à main armée, en 1597. Le prétexte de cette tyrannie était bien singulier pour un homme qui se dit l’humble vicaire de Jésus-Christ. Le duc Alfonse d’Este, premier du nom, souverain de Ferrare, de Modène, d’Este, de Carpi, de Rovigo, avait épousé une simple citoyenne de Ferrare, nommée Laura Eustochia, dont il avait eu trois enfants avant son mariage, reconnus par lui solennellement en face d’église. Il ne manqua à cette reconnaissance aucune des formalités prescrites par les lois. Son successeur, Alfonse d’Este, fut reconnu duc de Ferrare. Il épousa Julie d’Urbin, fille de François, duc d’Urbin, dont il eut cet infortuné César d’Este, héritier incontestable de tous les biens de la maison, et déclaré héritier par le dernier duc, mort le 27 octobre 1597. Le pape Clément VIII, du nom d’Aldobrandin, originaire d’une famille de négociants de Florence, osa prétexter que la grand’mère de César d’Este n’était pas assez noble, et que les enfants qu’elle avait mis au monde devaient être regardés comme des bâtards. Cette raison est ridicule et scandaleuse dans un évêque ; elle est insoutenable dans tous les tribunaux de l’Europe : d’ailleurs, si le duc n’était pas légitime, il devait perdre Modène et ses autres États ; et s’il n’y avait point de vice dans sa naissance, il devait garder Ferrare comme Modène.

L’acquisition de Ferrare était trop belle pour que le pape ne fît pas valoir toutes les décrétales et toutes les décisions des braves théologiens qui assurent que le pape peut rendre juste ce qui est injuste[2]. En conséquence, il excommunia d’abord César d’Este ; et comme l’excommunication prive nécessairement un homme de tous ses biens, le père commun des fidèles leva des troupes contre l’excommunié, pour lui ravir son héritage, au nom de l’Église. Ces troupes furent battues ; mais le duc de Modène et de Ferrare vit bientôt ses finances épuisées et ses amis refroidis.

Ce qu’il y eut de plus déplorable, c’est que le roi de France Henri IV se crut obligé de prendre le parti du pape, pour balancer le crédit de Philippe II à la cour de Rome. C’est ainsi que le bon roi Louis XII, moins excusable, s’était déshonoré en s’unissant avec le monstre Alexandre VI et son exécrable bâtard le duc Borgia. Il fallut céder ; alors le pape fit envahir Ferrare par le cardinal Aldobrandin, qui entra dans cette florissante ville avec mille chevaux et cinq mille fantassins.

Depuis ce temps, Ferrare devint déserte ; son terroir inculte se couvrit de marais croupissants. Ce pays avait été, sous la maison d’Este, un des plus beaux de d’Italie ; le peuple regretta toujours ses anciens maîtres. Il est vrai que le duc fut dédommagé. On lui donna la nomination à un évêché et à une cure, et on lui fournit même quelques minots de sel des magasins de Cervia ; mais il n’est pas moins vrai que la maison de Modène a des droits incontestables et imprescriptibles sur ce duché de Ferrare, dont elle est si indignement dépouillée.

  1. Presque tout ce qui concerne Ferrare a été reproduit par Voltaire, en 1771, dans ses Questions sur l’Encyclopédie ; voyez le Dictionnaire philosophique, au mot Ferrare (tome XIX, page 105).
  2. Voyez ci-après, page 210.