Les droits des hommes/Édition Garnier/7

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 27 (p. 208-210).
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vii. — des acquisitions d’alexandre vi.

La terre a retenti assez de la simonie qui valut à ce Borgia la tiare, des excès de fureur et de débauche dont se souillèrent ses bâtards, de son inceste avec Lucrezia sa fille. Quelle Lucrezia ! On sait qu’elle couchait avec son frère et son père, et qu’elle avait des évêques pour valets de chambre. On est assez instruit du beau festin pendant lequel cinquante courtisanes nues ramassaient des châtaignes en variant leurs postures, pour amuser Sa Sainteté, qui distribua des prix aux plus vigoureux vainqueurs de ces dames[1]. L’Italie parle encore du poison qu’on prétendit qu’il prépara pour quelques cardinaux, et dont on croit qu’il mourut lui-même[2]. Il ne reste rien de ces épouvantables horreurs que la mémoire ; mais il reste encore des héritiers de ceux que son fils et lui assassinèrent, ou étranglèrent, ou empoisonnèrent pour ravir leurs héritages. On connaît le poison dont ils se servaient : il s’appelait la cantarella[3]. Tous les crimes de cette abominable famille sont aussi connus que l’Évangile, à l’abri duquel ces monstres les commettaient impunément. Il ne s’agit ici que des droits de plusieurs illustres maisons qui subsistent encore. Les Orsini, les Colonne, souffriront-ils toujours que la chambre apostolique leur retienne les héritages de leur ancienne maison ?

Nous avons à Venise des Tiepolo, qui descendent de la fille de Jean Sforce, seigneur de Pesaro, que César Borgia chassa de la ville au nom du pape son père. Il y a des Manfredi, qui ont droit de réclamer Faenza. Astor Manfredi, âgé de dix-huit ans, rendit Faenza au pape et se remit entre les mains de son fils, à condition qu’on le laisserait jouir du reste de sa fortune. Il était d’une extrême beauté ; César Borgia en devint éperdument amoureux ; mais comme il était louche, ainsi que tous ses portraits le témoignent, et que ses crimes redoublaient encore l’horreur de Manfredi pour lui, ce jeune homme s’emporta imprudemment contre le ravisseur : Borgia n’en put jouir que par violence ; ensuite il le fit jeter dans le Tibre avec la femme d’un Caraccioli, qu’il avait enlevée à son époux.

On a peine à croire de telles atrocités ; mais s’il est quelque chose d’avéré dans l’histoire, ce sont les crimes d’Alexandre VI et de sa famille.

La maison de Montefeltro n’est pas encore éteinte. Le duché d’Urbin, qu’Alexandre VI et son fils envahirent par la perfidie la plus noire et la plus célébrée dans les livres de Machiavel, appartient à ceux qui sont descendus[4] de la maison de Montefeltro, à moins que les crimes n’opèrent une prescription contre l’équité.

Jules Varano, seigneur de Camerino, fut saisi par César Borgia dans le temps même qu’il signait une capitulation, et fut étranglé sur la place avec ses deux fils. Il y a encore des Varano dans la Romagne : c’est à eux, sans doute, que Camerino appartient.

Tous ceux qui lisent ont vu avec effroi, dans Machiavel, comment ce César Borgia fit assassiner Vitellozzo Vitelli, Oliverotto da Fermo, il signor Pagolo, et Francesco Orsini, duc de Gravina. Mais ce que Machiavel n’a point dit, et ce que les historiens contemporains nous apprennent, c’est que, pendant que Borgia faisait étrangler le duc de Gravina et ses amis dans le château de Sinigaglia, le pape son père faisait arrêter le cardinal Orsini, parent du duc de Gravina, et confisquait tous les biens de cette illustre maison. Le pape s’empara même de tout le mobilier. Il se plaignit amèrement de ne point trouver parmi ces effets une grosse perle estimée deux mille ducats, et une cassette pleine d’or qu’il savait être chez le cardinal. La mère de ce malheureux prélat, âgée de quatre-vingts ans, craignant qu’Alexandre VI, selon sa coutume, n’empoisonnât son fils, vint en tremblant lui apporter la perle et la cassette ; mais son fils était déjà empoisonné, et rendait les derniers soupirs. Il est certain que si la perle est encore, comme on le dit, dans le trésor des papes, ils doivent en conscience la rendre à la maison des Ursins, avec l’argent qui était dans la cassette.

  1. Ailleurs, Voltaire met en doute cette anecdote. (G. A.)
  2. Voyez le chapitre xl du Pyrrhonisme de l’histoire.
  3. Voyez tome XVIII, page 531.
  4. Toutes les éditions, du vivant de l’auteur, portent : appartient à ceux qui sont entrés dans la maison de Montefeltro, etc. (B.)