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Les explorateurs contemporains des régions polaires/02

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Maurice Dreyfous Éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 5-13).


ii

Mort du lieutenant de vaisseau René Bellot


Si notre patrie ne compte pas dans ce dernier siècle beaucoup de tentatives ayant pour but d’atteindre le pôle nord, plusieurs de ses enfants se sont acquis une gloire méritée en faisant partie d’explorations organisées par les nations étrangères. Parmi les officiers de notre marine militaire, il nous suffira de citer les noms d’Émile de Bray et de René Bellot.

C’est par la mort glorieuse autant que dramatique de ce dernier que nous voulons commencer cette série d’émouvants récits.

René Bellot est né à Paris, le 10 mars 1826. Il fit à Rochefort de brillantes études et entra à l’École navale de Brest où il ne tarda pas à figurer parmi les élèves les plus distingués. Après une première campagne qui fut glorieuse et pendant laquelle il arrosa de son sang la terre ennemie de Madagascar, il fut nommé chevalier de la Légion d’honneur avant d’avoir atteint sa vingtième année. Quand il connut les efforts héroïques tentés par l’Angleterre pour aller à la recherche du capitaine Franklin, il fut pris d’un immense désir de faire partie d’une des expéditions organisées dans ce but. Le sublime dévouement de lady Franklin vint encore exciter le généreux enthousiasme du jeune marin. Il se rendit en Angleterre où il ne tarda pas à se créer les plus vives sympathies.

Grâce à l’appui qu’il rencontra parmi ses nouveaux amis, il obtint du ministre de la marine française l’autorisation qu’il sollicitait de s’embarquer sur un navire anglais et il partit comme second sur le Prince Albert, commandé par le capitaine Kennedy. Ce départ eut lieu d’Aberdeen en Écosse, le 22 mai 1851. Un mois après, jour pour jour, l’expédition se trouvait en vue du cap Farewell, à l’extrémité sud du Groënland.

Cette première expédition fut glorieuse et se termina heureusement, bien qu’elle ait été pleine de péripéties dramatiques. Le lieutenant Bellot y fit pour la première fois connaissance avec les Esquimaux et sut si bien se faire aimer par ces populations barbares, que, plus tard, ceux d’entre eux qui l’avaient connu, apprenant sa mort, éclatèrent en sanglots et s’écrièrent : « Pauvre Bellot ! pauvre Bellot ! »

Un épisode de ce voyage mérite spécialement d’être raconté. Pendant un hivernage des plus fatigants et pendant lequel des excursions, soit en traîneau, soit à pied, furent faites par notre compatriote, loin du navire emprisonné dans les mers, le capitaine Kennedy et cinq hommes qu’il avait emmenés avec lui furent enlevés inopinément sur un glaçon qui se détacha et se perdit dans l’immensité de la baie d’Hudson. Bellot ne voulut point abandonner son chef et, résolu à périr cent fois plutôt que de le laisser sans secours, il partit à sa recherche accompagné de trois hommes de l’équipage.

Les plus terribles dangers ne tardèrent pas à les environner. Le lendemain même du jour où ils avaient quitté leur navire, une affreuse tempête de neige les enveloppa de toutes parts. Aveuglés par des tourbillons, enfonçant dans un sol mobile, ne sachant plus ni où ils se trouvaient, ni de quel côté ils devaient se diriger, ils comprirent que la seule chance de salut qu’il leur restât était de revenir sur leurs pas. Mais, dans cette retraite encore, de nouveaux obstacles vinrent s’opposer à leur marche. Partout ils rencontraient des fondrières de neige molle, dans lesquelles ils s’enfonçaient jusqu’à mi-corps, et quelquefois même disparaissaient tout entiers. Quand, après plus d’un jour de marche, ils reconnurent le point où ils se trouvaient, ils s’aperçurent qu’ils ne s’étaient rapprochés du navire que de cinq milles à peine.

Cette première tentative infructueuse, et qui avait semblé tant de fois devoir coûter la vie à ceux qui l’avaient entreprise, ne découragea point l’héroïque lieutenant Bellot. Le 12 octobre, il repartit, bien résolu cette fois à retrouver ceux que les glaces avaient emportés.

En vain Bellot et les hommes qui l’accompagnaient fouillaient du regard les côtes désertes de ces contrées glacées, nulle part la moindre trace ne se montrait pour leur rendre l’espérance. Plusieurs journées se passèrent ainsi dans des courses affolées à travers les neiges amoncelées et les glaces ; enfin ils arrivèrent au cap Seppings. Nous laisserons ici la parole au lieutenant Bellot, qui raconte en termes émus comment se termina heureusement son aventureuse entreprise :

« Nous déchargeâmes nos armes plusieurs fois à de courts intervalles, dans l’espérance que les échos porteraient ces détonations au campement de ceux que nous cherchions. La neige qui augmentait toujours, nous dérobait la vue des terres placées devant nous ; nos yeux interrogeaient vainement la glace pour y trouver quelque empreinte annonçant le voisinage de l’homme ; mais la glace était muette ainsi que l’air ; toute conversation avait cessé et le bruit monotone de nos pas troublait seul la solitude…

« … À un mille de la tente, la terre s’éclairait un peu et, avec ma lorgnette, nous distinguions une masse noire. Il me sembla que cela remuait ; je n’y pus tenir plus longtemps ; et, courant à perdre haleine, je partis en promettant à mes compagnons de leur faire connaître bientôt ce que nous devions penser. Quelques instants après, mes hourras leur annonçaient que nos amis étaient devant nous. Ils avançaient rapidement de leur côté et bientôt nous nous embrassâmes avec toute la joie d’amis qui ont cru ne jamais se revoir. »

Ce ne fut que le 8 septembre, près d’un an et demi après leur départ d’Angleterre, que les navigateurs parvinrent à dégager leur navire, le Prince Albert, des glaces qui l’avaient emprisonné. Bellot, à son retour à Londres, fut l’objet de manifestations enthousiastes. Le jeune marin français, fier des terres nouvelles qui avaient été découvertes pendant cette navigation, s’efforça dès qu’il fut revenu en France, de démontrer à ses compatriotes combien une expédition française pourrait être utile à la science et apporter de gloire à notre marine. On resta sourd à ses appels réitérés. Renonçant dès lors à convaincre le ministre, il se borna à solliciter de lui une permission nouvelle pour retourner au service de l’Angleterre, explorer les régions polaires. Lady Franklin, pleine d’admiration pour le dévouement chevaleresque du jeune Français, lui offrit le commandement d’un navire ; et Kennedy, l’ancien capitaine du Prince Albert, sollicita l’honneur de servir sous les ordres de Bellot après avoir été son chef. Le jeune lieutenant refusa d’accepter la responsabilité d’un tel commandement et se contenta de partir comme second à bord du navire le Phénix, commandé par le capitaine Inglefield.

La nouvelle expédition quitta Woolwich le 11 mai 1853. C’est pendant ce voyage qu’il devait trouver la mort.

Le Phénix était arrivé à l’entrée du canal de Wellington, où il devait stationner quelques jours, pendant que le capitaine Inglefield irait à la recherche du capitaine Pullen. Celui-ci, depuis plus d’un mois, avait quitté son navire le North Star sans qu’on en ait pu avoir aucune nouvelle. Bellot ne voulut point rester inactif. Des dépêches de l’amirauté d’Angleterre devaient être remises au commandant américain Belcher, dont on supposait que le navire se trouvait vers le nord du canal Wellington. Il partit, emmenant avec lui un quartier-maître et trois matelots, et se dirigea, à l’aide d’une embarcation, du côté du cap Becher. Bientôt ils rencontrèrent des glaçons qui les empêchèrent de continuer par eau la route qu’ils avaient entreprise.

Ils campèrent à la fin du premier jour non loin du cap Inis, puis le lendemain ils continuèrent en traîneau leur route sur des glaçons qui les conduisirent jusqu’au cap Bowden. Rien ne saurait peindre les difficultés d’une route de cette nature, entreprise sur des morceaux de glace brisés et flottants. Parfois on y rencontrait de larges fissures qu’il fallait traverser, soit à l’aide d’un léger canot de caoutchouc, que l’expédition avait emporté avec elle, soit en se mettant à la nage dans ces eaux glacées, soit enfin en s’élançant d’un bond d’un bloc sur un autre. Ils aperçurent la terre à trois milles de distance et Bellot proposa de s’y rendre, afin d’y camper et de continuer la route en suivant la côte. Malheureusement tout l’espace compris entre le glaçon et la terre était un bras de mer à peu près libre et ne contenait qu’un certain nombre de petits blocs de glace, insuffisants pour donner asile à cinq hommes. Bellot tenta d’arriver à la côte sur le léger esquif de caoutchouc ; mais le vent qui soufflait de terre était si violent qu’il ne put y réussir.

Ses compagnons commençaient à montrer une vive inquiétude.

Le matelot Madden témoigna même son mécontentement de ce que le chef de l’expédition, au lieu de naviguer au milieu du canal, avait préféré suivre la route bien plus difficile qu’il avait prise, en suivant les côtes à une faible distance.

— Je me suis conformé aux ordres que j’ai reçus, reprit Bellot ; d’ailleurs, estimez-vous heureux d’accomplir la mission qui vous est confiée, elle sera d’autant plus glorieuse que vous aurez eu à braver plus de périls. Puisez votre courage dans le sentiment du devoir accompli.

Le matelot Jonhson était assis assez près du lieutenant et s’entretenait avec le quartier-maître Harvey. Tous deux parlaient des dangers de la situation présente.

— Moi, dit Johnson, je n’ai pas peur ; car, quoi qu’il puisse arriver, nous ne serons pas abandonnés et nous trouverons des secours.

— Oui, dit en intervenant le lieutenant Bellot, l’expédition américaine ne peut être loin de nous et, avec l’aide de Dieu, pas un cheveu ne tombera de nos têtes.

Le quartier-maître Harvey et le matelot Madden s’offrirent pour renouveler à deux la tentative que, seul, le lieutenant n’avait pu mener à bien, et ils s’embarquèrent dans le canot après s’être munis d’une corde destinée à relier le glaçon à la côte.

Ils atteignaient la terre quand tout à coup ils s’entendirent héler par l’officier. Ils retournèrent la tête et virent que le glaçon sur lequel étaient restés leurs camarades s’en allait à la dérive et s’éloignait de la côte.

— Larguez l’amarre ! leur cria Bellot.

Les deux matelots se hâtèrent de gagner un tertre élevé, afin de voir s’il ne leur restait aucun moyen d’aller au secours de ceux que la glace emportait. Ils les virent disparaître loin de la terre et prenant la direction du haut du canal. Ils se sentirent presque rassurés, car c’était certainement par là que devaient se trouver les Américains.

Cependant Bellot était resté debout avec les deux matelots William Johnson et David Hook sur le haut du glaçon, s’abritant contre le vent près du traîneau qui leur avait servi jusque-là. Il s’efforçait de rassurer ses compagnons, et gardait ce calme imperturbable qui n’abandonne jamais les hommes vaillants à l’heure du danger. Le vent soufflait avec force du sud-est et il tombait une neige épaisse.

— Ne restons point inactifs, dit l’officier, et préparons une tente qui nous servira d’abri.

Leurs efforts furent infructueux et, sur l’ordre de Bellot, les matelots prirent leurs couteaux et se taillèrent dans la glace une sorte de maison souterraine qu’ils recouvrirent avec la toile qu’ils n’avaient pu utiliser. C’est de cet abri que sortit, quelques instants après qu’il eut été terminé, l’infortuné lieutenant. À peine fut-il debout sur la glace qu’une rafale de vent, s’engouffrant dans son manteau, l’emporta en avant avec une force irrésistible. Une large fissure s’ouvrait dans la glace, sous ses pas ; il y fut précipité, sans même avoir le temps de se reconnaître.

Le matelot Johnson, ne le voyant point revenir dans l’abri où il était demeuré avec son compagnon, commença à s’inquiéter vivement. Il sortit à son tour ; mais vainement il appela, vainement il fit le tour du bloc de glace qui lui servait de refuge : il ne vit que le profond abîme dans lequel notre infortuné compatriote avait disparu et où les vêtements qui l’enveloppaient l’avaient sans doute empêché de nager et de s’accrocher aux aspérités de la glace.

Telle fut la mort de l’héroïque René Bellot. L’Angleterre, pleine d’admiration pour son courage et son dévouement chevaleresque, a élevé à sa mémoire, dans l’hôpital de la marine de Greenwich, un modeste monument en granit rose, sur lequel les Français peuvent avec orgueil lire son nom. D’autre part, on peut voir au musée du Louvre, dans la partie consacrée à la marine, un autre monument commémoratif élevé à la mémoire de ce jeune héros par les soins des Anglais résidant en France.