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Les explorateurs contemporains des régions polaires/03

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Maurice Dreyfous Éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 14-25).


iii

La nécropole de Mitterhuk


Les dangers qu’ont à affronter les voyageurs sont de plusieurs sortes et varient presque à l’infini suivant la nature des pays qui sont visités. Si les explorateurs qui s’aventurent dans les plaines inconnues de l’Afrique centrale ont à lutter chaque jour contre les ardents rayons d’un soleil implacable, contre le mauvais vouloir et la trahison de populations nègres qui voient en eux des ennemis et les futurs avant-coureurs d’une conquête prochaine, contre les animaux féroces qui peuplent les forêts et les cours d’eau ou qui se cachent dans les hautes herbes des plaines marécageuses, contre les maladies, cet ennemi toujours traîtreusement embusqué et qui vient prendre à la gorge le malheureux voyageur au moment où il se croit le plus en sécurité, ceux-là ne sont pas moins à plaindre qui vont exercer leur utile curiosité à travers les mers dont sont couvertes les régions polaires. Chaque voyage qui a pour but la découverte des terres si peu connues qu’on rencontre soit au pôle arctique, soit au pôle antarctique, entraîne ceux qui s’y hasardent à des catastrophes terribles et journalières. Le récit de ces entreprises gigantesques, qui ont été si nombreuses dans notre siècle et qui ont eu pour objet la recherche du point précis où se trouve le pôle nord, n’est qu’une série d’aventures lamentables, où chaque jour offre ses périls et compte ses martyrs. Ce ne sont point seulement les explorateurs que l’ardent amour de la science entraîne d’une force invincible vers l’inconnu qui ont à subir ces dangers, ces péripéties, ces catastrophes. Il y a à côté d’eux toute une série modeste de navigateurs inconnus qui, chaque année, dans le but d’acquérir un gain médiocre, vont s’enfoncer dans ces régions glacées pour s’y livrer à la chasse et à la pêche et rapporter dans leur pays la dépouille des baleines, des phoques et des ours blancs qu’ils ont capturés.

Les nations qui envoient dans les mers polaires leurs pêcheurs ont pris l’initiative de créer sur certains points accessibles des côtes un certain nombre de refuges, dans lesquels les navigateurs retenus par un hiver précoce, ou qu’une tempête inattendue a désemparés, peuvent venir chercher un abri, passer l’hiver et attendre l’arrivée d’un navire qui les ramène dans leur patrie. Telle était la solide maison de bois construite à Mitterhuk, sur un des points du cap Thordsen, au nord du Spitzberg. Le gouvernement norwégien qui avait pris l’initiative de cet établissement l’avait muni abondamment de provisions de toute nature ; aussi, quand le froid subit, qui se déclara dans les régions polaires au mois de septembre 1872, empêcha le retour d’un grand nombre de bateaux de pêche qui s’étaient aventurés dans ces parages et qui furent tout à coup enfermés dans les glaces, les parents et les amis des aventureux navigateurs furent-ils relativement tranquillisés sur leur sort. Nul marin norwégien en effet n’ignorait l’existence du refuge de Mitterhuk et il y avait lieu d’espérer que tous ceux que l’hiver subit aurait surpris sans moyens d’existence, suffisants pour attendre la belle saison, sauraient bien se frayer à travers les glaces un passage et venir se réfugier dans la solide et confortable maison de bois.

Le 16 juin 1873, le capitaine Mack, qui commandait un bateau de pêche, résolut d’aller visiter la maison de Mitterhuk, afin d’y prendre à son bord les marins que le froid et la nécessité auraient obligés de s’y réfugier pour passer l’hiver. Il tenta vainement de faire pénétrer son navire dans l’Isfjord et, le 17 au matin, il prit le parti d’envoyer à l’établissement un harponneur monté sur une embarcation. Après une attente qui ne dura pas moins de dix heures, le capitaine Mack vit revenir son matelot qui lui apportait la plus épouvantable des nouvelles. Aucun être vivant ne restait à Mitterhuk : on n’y rencontrait qu’une série de cadavres sur l’un desquels le harponneur avait trouvé attaché un billet, signé du capitaine Telessen, de Bergen, qui commandait le vapeur Ellida. Dans cette lettre, le capitaine de l’Ellida indiquait qu’il était allé la veille visiter l’établissement de refuge et qu’il avait pris à son bord tous les papiers qu’il avait pu recueillir dans la maison de bois.

Le lendemain, le capitaine Mack rencontra le bateau à vapeur et les deux commandants descendirent à terre ensemble.

Il était environ trois heures du soir. Le plus grand désordre régnait partout aux alentours de l’établissement ; à chaque pas, on y rencontrait des amoncellements d’habits, de fourrures, de couvertures et d’autres objets de toutes sortes. À la suite de quel drame toutes ces choses avaient-elles été extraites de la maison et jetées ainsi en plein air à l’extérieur ? Quelque peste avait-elle régné et obligé les malheureux réfugiés à se débarrasser ainsi des objets de literie et d’habillement qui avaient servi à leurs camarades décédés ?

Le capitaine Mack fit remarquer à M. Telessen, de Bergen, un grand cadre de bois recouvert d’une toile goudronnée et qui présentait le funèbre aspect d’un mausolée improvisé. Ils réunirent leurs efforts et parvinrent à soulever ce cadre : ce fut avec un effroi mêlé d’horreur qu’ils constatèrent la présence de cinq cadavres couchés côte à côte sous ce singulier sépulcre où les avaient placés sans doute leurs compagnons, désireux de préserver leurs corps des attaques faméliques des animaux féroces.

Les deux marins, profondément émus par cet affreux spectacle, continuèrent néanmoins leur route et arrivèrent à la porte de la maison où bien d’autres émotions plus poignantes encore les attendaient. Dès que l’entrée de la première pièce fut entr’ouverte, une odeur épouvantable les saisit à la gorge et les força à se reculer. Quelques instants furent nécessaires pour laisser l’air extérieur pénétrer dans ce centre d’infection ; puis ils parvinrent, en retenant leur respiration, à ouvrir les portes et les fenêtres. Plus d’une heure fut nécessaire à rendre, grâce à ces précautions et à des fumigations de toute nature, le séjour de cette pièce supportable. Le spectacle qu’ils eurent sous les yeux dépasse en horreur tout ce qu’il est possible de décrire. Deux pièces seulement avaient été occupées par les réfugiés, l’une à droite, l’autre à gauche. Dans la première, six cadavres amaigris, presque décomposés, contournés par la douleur, moisis, d’un hideux aspect, étaient étendus. À gauche, les deux commandants avaient sous les yeux trois cadavres couchés dans des lits ; un quatrième était assis et à moitié couché sur une caisse, les jambes pendantes, la tête appuyée sur sa main droite. Tout un drame poignant était écrit dans sa personne. Son costume était relativement élégant, son buste était recouvert d’une veste de laine épaisse, son crâne portait encore un bonnet de fourrure, ses mains étaient gantées. Sur une de ses joues et à la tempe s’ouvrait une large plaie béante d’où un long et lugubre ruisseau sanglant était descendu jusqu’à terre, en suivant les parois de la caisse qui lui servait de siège. Le capitaine Mack exprima d’abord la pensée que ce malheureux avait dû être victime d’un acte de frénésie d’un de ses compagnons ; mais un examen plus attentif démontra aux visiteurs qu’il avait dû rester le dernier survivant et que, pris de désespoir, il s’était lui-même frappé et fracassé la tête contre un angle de la caisse sur laquelle il avait expiré.

Un journal placé près de ce cadavre a permis de reconstruire en détail toutes les péripéties de ce drame funèbre. Le malheureux fou, qui le dernier avait succombé, pris à la gorge par le désespoir qu’entraînait la vue de tous ses compagnons morts, avait tracé les dernières lignes de cette horrible épopée. La phrase qu’il avait écrite, incomplète et incompréhensible, témoigne de l’état mental de celui qui l’avait écrite. Nous allons rappeler brièvement les évènements qui amenèrent cette catastrophe et les détails de cette horrible agonie.

Nous avons dit que le froid subit survenu l’année précédente, pendant le mois de septembre, avait surpris et enfermé dans les glaces, au nord du Spitzberg, un certain nombre de bateaux-pêcheurs. Beaucoup de matelots, après avoir attendu vainement le retour d’une température plus clémente et voyant la saison d’hiver arriver à grands pas, avaient pris le parti de se réfugier dans la maison de Mitterhuk.

Cette maison était vaste et chaude ; on y avait entassé des provisions de toute espèce, vivres, vêtements, armes, munitions, combustible. Une sage pensée de ses organisateurs y avait fait introduire en outre divers outils et instruments de travail. Les naufragés pouvaient ainsi occuper leurs longs loisirs et déployer cette activité si nécessaire à la vie dans ces régions glacées.

Les matelots qui se rendirent dans le refuge de Mitterhuk appartenaient à divers bateaux et sans doute plusieurs ne se connaissaient pas entre eux. Le malheur voulut qu’aucun chef énergique et respecté ne se trouvât parmi eux ; sans cela, une direction ferme et intelligente aurait sans doute combattu l’apathie dans laquelle vécurent ces hommes et qui fut la principale cause de leurs malheurs.

Parmi eux se rencontraient la plupart des matelots du Matillas, dont le navire avait été si fort endommagé par le mauvais temps et était si complètement dépourvu de vivres que l’équipage tout entier dut l’abandonner, ne laissant à bord que le capitaine et un seul matelot. Ces deux hommes ne furent du reste pas plus heureux que ceux de leurs compagnons qui gagnèrent le Mitterhuk. Voyant leur navire qui faisait eau de toute part et qui était arrivé à l’impossibilité de naviguer davantage, ils se décidèrent à l’abandonner et à dresser une tente sur une côte déserte. L’été suivant un bateau pêcheur qui passait par là trouva leurs cadavres étendus sur le sol. Ils étaient morts de faim et de froid.

Un hivernage dans les mers polaires est une chose d’autant plus effroyable qu’il a lieu au milieu des ombres mortelles de la longue nuit qui dure trois mois et qui ne s’éclaire qu’à courts intervalles, grâce aux lueurs fugitives des aurores boréales. Les matelots réfugiés dans la maison de Mitterhuk y arrivèrent vers le milieu d’octobre et le journal qu’ils ont laissé constate qu’ils employèrent les premiers jours de leur séjour à chasser l’ours blanc, les renards bleus et les rennes. Furent-ils malheureux dans leurs tentatives, ou déjà la mollesse qui devait leur coûter la vie régnait-elle chez eux ? Toujours est-il que cette chasse fut peu fructueuse. Cela d’ailleurs n’avait guère d’importance, car, eussent-ils été trois fois plus nombreux, les vivres accumulés dans les magasins auraient suffi à les nourrir jusqu’à leur rapatriement.

Le point important, pour quiconque est appelé à vivre dans les régions glacées qui environnent les pôles, est d’y déployer une incessante et éternelle activité. Les précautions, qui avaient été prises par le gouvernement norwégien pour rendre plus facile et plus confortable le séjour à Mitterhuk, eurent exactement des conséquences contraires à celles qu’on en attendait. La maison était trop solide et trop bien close pour que les ours blancs osassent en tenter l’assaut ; leurs ongles formidables s’y seraient émoussés ; l’abondance des provisions de bouche entassées dans les magasins semblait rendre inutiles les chasses aventureuses, pénibles pendant le jour et horriblement difficiles pendant la longue nuit polaire. Aussi, quand elle arriva, s’enferma-t-on dans la maison dont on ne songea guère à sortir. Quelques hommes, dans le principe, cherchèrent bien à utiliser pour se désennuyer les outils qu’ils rencontrèrent ; et quelques ouvrages inachevés de menuiserie, qui furent retrouvés plus tard, témoignèrent de ces louables tentatives. N’étant guidés par personne d’assez éclairé pour leur démontrer la nécessité du travail, ils pensèrent sans aucun doute qu’il leur suffirait d’entretenir soigneusement leur foyer, de se nourrir avec abondance et d’attendre la saison chaude en se livrant alternativement au sommeil et au doux farniente. Jamais peut-être pareil exemple d’inaction et d’indolence n’a été donné. Ces hommes, habitués aux rudes travaux de la manœuvre d’un navire, paraissent avoir été là saisis subitement par une inexplicable maladie de paresse. La gourmandise même, qui semble être une nécessité pour les hommes inactifs, ne leur fit point sentir son aiguillon. On a pu constater que parmi les mets qui composaient le stock d’aliments emmagasinés dans la maison de bois, ils ne touchèrent qu’à ceux qui ne nécessitent aucun apprêt culinaire ; ils ne mangèrent que les conserves sans se donner même la peine de les faire chauffer, et un grand nombre de boîtes renfermant de l’essence de viande de Liebig furent retrouvées entamées et témoignèrent qu’on en avait mangé une partie du contenu sans prendre même la peine de le délayer dans de l’eau tiède.

Les malheureux insouciants ne tardèrent pas à récolter les fruits amers de leur paresse, de leur malpropreté et de leur négligence pour tout ce qui tient aux soins hygiéniques. Le terrible scorbut se déclara ; nul parmi les réfugiés ne semble avoir connu les moyens thérapeutiques pour le combattre. Le journal qu’ils ont laissé donne un diagnostic poignant de cette cruelle maladie : les malheureux qui en étaient atteints pâlissaient rapidement et, au bout de quelques jours, se sentaient absolument affaiblis ; leur indolence se convertissait en inaction complète ; le moindre mouvement les fatiguait ; puis on voyait leurs gencives se gonfler, devenir rougeâtres et douloureuses ; les dents semblaient ne plus tenir dans leurs alvéoles. C’est alors que sans doute les malheureux malades, sentant la mastication devenir difficile et douloureuse, commencèrent à faire usage des conserves molles. Plus tard les jambes couvertes de plaques rougeâtres ne pouvaient plus supporter le poids du corps ; les vertiges et les palpitations survenaient ; les dents déchaussées tombaient, tandis que les os maxillaires se cariaient et qu’une salivation abondante achevait d’affaiblir les malades.

Le 2 décembre, un premier homme fut attaqué ; le 19, un second se plaignit des premiers symptômes du mal ; le 25, presque tous étaient malades. Jusque-là, dans leur coupable apathie, et sans doute pour avoir plus chaud, ils s’étaient entassés dans une unique chambre. Quand il n’y eut plus que deux hommes valides, on se décida à mettre les malades dans une seconde pièce où on les coucha soigneusement enveloppés dans de chaudes couvertures, sur d’excellents matelas dont il y avait une abondante provision. Le froid, qui jusqu’alors s’était maintenu entre 16 et 20°, arriva, le 7 janvier, à 25°, et l’état des malades en fut fortement aggravé. Les deux premiers hommes qui moururent succombèrent le 19, et, bien qu’à cette époque le froid n’eût pas diminué, l’état des autres malades fut pendant une quinzaine, sinon plus satisfaisant, du moins stationnaire. Un troisième décès eut lieu le 21 février ; le thermomètre marquait alors 29° ; mais déjà les rayons du soleil commençaient à blanchir l’horizon.

Un des deux hommes restés valides jusqu’alors et qui avaient servi de garde-malade à leurs compagnons fut atteint à son tour et confia la rédaction du journal à celui qui seul était encore indemne. Le fait est consigné en ces termes dans ce lamentable récit : « Il n’y a plus ici qu’un seul homme bien portant ; que le Seigneur ait pitié de nous ! » Ces mots et la phrase inachevée dont nous avons parlé sont les derniers du journal qui ne contient plus, à partir de ce jour, que des observations thermométriques et l’indication des dates de nouveaux décès. C’est ainsi que nous avons pu constater que le froid atteignit le 28 février 31°, maximum de l’hiver. Le 4 avril, dix nouveaux décès ont été enregistrés, mais les observations thermométriques cessent.

Que pourrions-nous ajouter à ces froides constations du journal laissé par ces infortunés ? Qu’il nous suffise de dire qu’ils furent enterrés par les matelots de l’Ellida, à l’exception de deux qu’on ne put retrouver.