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Les explorateurs contemporains des régions polaires/04

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Maurice Dreyfous Éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 26-47).


iv

Les marins du Fraya[1]


Le Fraya était en 1872 un de ces solides navires de pêche qui partent chaque année de la Norwége pour aller chasser les morses, les ours blancs et les phoques au milieu des glaces polaires.

Ces sortes d’expéditions ont lieu pendant la saison chaude et par conséquent durent généralement peu de temps, car il importe de regagner sa patrie avant que les froids ne congèlent toute la surface des mers glaciales.

Le Fraya était commandé par le capitaine Tobiesen ; ce dernier avait lieu d’être content de son expédition qui avait été fructueuse et il se disposait à regagner la Norwège, quand, vers le milieu du mois de septembre, à une époque où, dans les années ordinaires, la mer est encore parfaitement libre, il fut engagé dans les glaces au nord de la Nouvelle-Zemble.

C’était là un véritable malheur ; aussi fit-on, mais en vain, les plus grands efforts pour se délivrer de la prison glacée qui, au lieu de céder, allait sans cesse en se rétrécissant et en offrant un obstacle plus insurmontable.

Il fallut se résigner à hiverner pendant environ neuf mois et attendre dans une désespérante immobilité la débâcle qui surviendrait l’année suivante. Le Fraya se trouvait alors entre le 78e et le 79e degré de latitude.

La perspective d’un aussi long séjour dans ces mers glacées et désertes était d’autant plus épouvantable, que la terre voisine n’offrait aucune sorte de ressource et que le navire de pêche, convaincu d’avoir le temps de rejoindre un port européen, ne s’était approvisionné de vivres que pour la durée de la campagne, et se trouvait démuni de tout en face d’un séjour forcé dans les glaces, au milieu des horreurs d’une longue nuit polaire, sans pain et sans combustible avec des froids de 30 et 40 degrés.

L’équipage du Fraya se composait de onze hommes, parmi lesquels le capitaine Tobiesen et son fils. On fit l’inventaire des provisions et l’on constata avec horreur qu’à peine avait-on assez de vivres pour nourrir quatre hommes pendant l’hivernage. Encore fallait-il que ces hommes se résignassent à ne consommer que le plus strict nécessaire.

Quand le commandant exposa cette terrible situation à son équipage, deux hommes sortirent des rangs. C’étaient deux matelots nommés l’un Oto Olsen et l’autre Henrik Nielsen :

— Commandant, dirent-ils, nous ne consentirons jamais ni l’un ni l’autre à vous arracher le pain de la bouche. Nous vous déclarons donc que nous sommes déterminés à partir et à aller où Dieu nous conduira.

Tous les matelots voulurent imiter ce généreux exemple, mais le capitaine Tobiesen voulut garder avec lui et son fils le lieutenant et le cuisinier du bord.

Les sept hommes de l’équipage, munis d’une petite embarcation à voiles, qui pouvait au besoin servir de traîneau sur la glace, quittèrent le navire, espérant pouvoir suivre soit à pied, soit à l’aide de leur barque, les côtes de la Nouvelle-Zemble, et après avoir parcouru du Nord au Sud cette double île, traverser le détroit de Kara, l’île de Waïgatch et le détroit de Yougor, et enfin arriver à la côte du pays des Samoyèdes.

Les malheureux partaient avec le plus maigre des viatiques : deux fusils, un peu de poudre et de plomb, une lunette d’approche, une boussole, quatorze biscuits, un peu de thé, un peu de mélasse, de la viande d’ours blanc pour un repas, quelques boîtes d’allumettes, une marmite, un chaudron et une hache, tel était l’équipement avec lequel ils commencèrent un voyage de trois cents lieues à travers un pays désert.

Les sept fugitifs traînèrent du bord leur bateau sur les glaces pendant quelques lieues puis ils se trouvèrent arrêtés par une sorte de canal rempli d’eau liquide et ils mirent leur embarcation à flot.

Les maigres provisions furent rapidement épuisées et les horreurs de la faim commençaient à se faire sentir ; on continuait à naviguer dans la fissure qui allait sans cesse, s’élargissant et l’on tendit des lignes mais en vain dans l’espoir de prendre quelque poisson.

Ils commençaient à craindre que la plus horrible des morts interrompît leur voyage dès son début, quand un évènement heureux vint leur rendre l’espoir et le courage.

Le matelot Nielsen promenait sa longue vue sur tous les points de l’horizon, quand tout à coup il poussa un cri de joie.

— Qu’est-ce ? lui demanda un de ses compagnons.

— Abordez mes amis ; là, à tribord, il y a du gibier. Et, sans s’expliquer davantage, il sauta sur des deux fusils, dans le canon duquel il glissa soigneusement une balle de calibre.

On aborda et l’on débarqua silencieusement : Nielsen, suivi d’Olsen qui s’était emparé de l’autre arme chargée, fit signe à ses compagnons de l’attendre, et tous deux s’aidant de leurs pieds et de leurs mains pour grimper sur les glaçons amoncelés qui formaient la berge du canal, disparurent bientôt aux yeux des matelots restés anxieux et immobiles.

— Halte ! dit tout à coup Nielsen à voix basse et du doigt il désigna un point de l’espace.

Là, un énorme ours blanc assis gravement sur la glace, semblait si profondément occupé à considérer le sol, qu’il ne détourna même pas la tête pour savoir quels étaient les deux indiscrets visiteurs. Il était lui-même en chasse et guettait à la sortie de son trou un phoque caché sous la glace.

Les phoques et les morses en effet vivent sous la glace, le corps à demi plongé dans l’eau et tenant leur tête dans l’espace vide plus ou moins considérable qui sépare le niveau de la mer de la couche glacée qui la recouvre. L’air qui circule entre ces deux surfaces superposées ne pourrait longtemps suffire à ces animaux qui, bien qu’amphibies, ont besoin de respirer ; pour en assurer le renouvellement ils ménagent dans la glace certains trous qui font office de soupapes à air, et pour empêcher ces sortes de soupiraux de se fermer, ils y passent de temps en temps, brisant ainsi avec leur tête et leur poitrine les couches glacées qui s’y forment.

C’était là ce que savait l’ours chasseur, et il attendait gravement la sortie de sa proie pour s’en faire un régal.

Les deux amis imitèrent la patience du roi des mers glaciales et après s’être approchés à bonne portée tinrent en joue le terrible animal.

Quelques instants plus tard le phoque, inconscient du danger, sauta d’un bond sur la glace et tomba entre les mains redoutables de son ennemi.

Une double détonation se fit entendre au même instant. Les matelots avaient visé avec cette conscience et cette sûreté de coup d’œil que donne à des affamés la perspective d’un copieux repas. Les deux animaux roulèrent sur le sol glacé et Olsen n’eut plus qu’à courir à la rive inviter ses compagnons à venir transporter les deux précieuses proies.

Cette bonne aubaine eut un résultat doublement heureux. D’une part, elle permettait aux sept malheureux marins de reprendre des forces et elle leur assurait des vivres pour plusieurs jours ; d’autre part, l’exemple de l’ours chasseur ne fut pas perdu ; on rechercha les trous de phoques et l’on se mit à l’affût ; plusieurs de ces animaux succombèrent ainsi sous les balles des habiles tireurs.

Cependant les matelots avaient repris leur navigation et la mer devenait de plus en plus mauvaise, le vent de plus en plus violent, le froid de plus en plus vif. Ils eurent à essuyer plusieurs tempêtes et après avoir repris la voie de terre, ils continuèrent ainsi leur route pendant plusieurs jours sans savoir exactement où ils allaient et sans même pouvoir apprécier d’une façon précise le temps, car ils n’avaient pas de calendrier.

Après environ trois semaines de marche, les provisions de bouche étaient de nouveau épuisées et le gibier effrayé devenait rare, quand ils atteignirent la pointe sud-ouest de la Nouvelle-Zemble, et comme l’un d’eux avait déjà navigué dans ces parages, il reconnut qu’on avait atteint la Terre des Oies. Hélas ! à cette époque de l’année, les savoureux volatiles qui ont donné leur nom à ce point de la côte brillaient par une absence totale.

Un des voyageurs signala assez loin dans les terres deux objets qui lui parurent être deux maisons. Ils s’y rendirent en se traînant sur le sol autant que le leur permettait l’état de leur santé ; car là peut-être ils allaient trouver des provisions et des vivres ; leur espoir fut trompé, les deux cabanes étaient désertes et vides ; ils surent plus tard qu’elles avaient été construites puis abandonnées par deux Russes qui étaient venus chasser là pendant la belle saison.

La traversée et la marche qu’ils avaient accomplies dans de si mauvaises conditions les avaient réduits à un tel état de maladie et de fatigue, qu’ils prirent la résolution de séjourner dans ce triste abri, ne fût-ce que le temps nécessaire pour le rétablissement de leurs forces. Ils avaient tous les pieds enflés et quelques-uns même des membres gelés.

Olsen et Nielsen, les deux plus valides se chargèrent des fusils et se mirent en chasse pendant que leurs camarades procédaient aux préparatifs de leur installation. Ils furent assez heureux pour tuer un phoque et deux renards bleus.

De plus les Russes, premiers possesseurs des deux maisons, avaient amené avec eux des rennes qu’ils avaient négligé de remmener. Sans doute ces utiles bêtes furent elles heureuses de voir des hommes entrer dans ces solitudes. Elles s’approchèrent des habitations, mais furent bien mal récompensées de leur confiance, car les chasseurs en tuèrent quatre dont on fit boucaner la chair. Le troupeau effrayé s’enfuit et disparut pour toujours.

Quand les naufragés, car nul n’a plus justement mérité ce titre, virent que le gibier devenait introuvable, ils résolurent de quitter cette plage inhospitalière où l’existence était devenue impossible et ils se remirent en route. Les Russes avaient abandonné dans la neige un petit traîneau. Les matelots jugèrent qu’il leur serait plus utile que leur barque ; et en effet ils avaient résolu de continuer leur marche vers le sud en suivant les sinuosités de la côte, et de plus, les froids étant allés toujours en grandissant, la mer était gelée depuis le rivage jusqu’au large à perte de vue.

Tout ce que l’expédition possédait d’ustensiles fut transporté dans le traîneau auquel s’attelèrent à tour de rôle, les hommes qui ne portaient pas de fusil.

Cette seconde partie du voyage fut aussi pénible que la première. D’ailleurs une autre agonie commençait ; non seulement le froid devenait excessif et des tourmentes de neige venaient rendre impossible tout moyen de se guider, mais encore la nuit polaire commençait à s’appesantir.

Dans une de ces tempêtes de neige plus effroyables mille fois que les ouragans de sable dans le désert, les deux chasseurs Olsen et Nielsen se séparèrent de leurs compagnons et perdirent complètement leurs traces. En vain ils s’épuisèrent longtemps en signaux et en cris superflus ! Plus d’empreintes de pas, plus d’empreintes de traîneau ; partout la neige avait passé son impitoyable niveau.

— Que faire en ces circonstances. Ils réfléchirent que leurs compagnons étaient sans armes, sans munitions, par suite sans aucun moyen de se procurer des vivres ; ces malheureux n’oseraient dans de semblables conditions continuer leur route, et ils reviendraient certainement aux abris qu’on avait quittés, dans l’espoir d’y retrouver les deux chasseurs disparus.

Ces réflexions étaient judicieuses, mais par suite d’une déplorable fatalité, les possesseurs du traîneau furent persuadés que leurs deux compagnons avaient pris les devants et pendant que ceux-ci revenaient vers le nord, ils continuèrent hâtivement leur route vers le sud.

Néanmoins, quand les cinq matelots en marche virent que rien ne venait leur révéler la présence en avant des deux chasseurs, ils tinrent conseil, et ne pouvant se réunir dans un même avis, ils résolurent de s’en rapporter au sort. Le hasard voulut qu’ils continuassent leur route.

Cependant Olsen et Nielsen, revenant sur leurs pas, s’avançaient épuisés, mourant de fatigue et de faim, du côté des maisons russes ; ils marchèrent ainsi quatre jours, n’ayant pour tout ce temps qu’une livre de viande pour unique nourriture. Ils se traînaient péniblement sur ce sol glacé, quand Nielsen aperçut enfin les cabanes. Se retournant, il vit que son camarade avait disparu.

Trop faible pour aller à sa recherche, il rampa tant bien que mal jusqu’à l’une des deux maisonnettes. Il y alluma du feu, rôtit quelques débris de viande de renard, en suça quelques bouchées, puis épuisé et sans forces, il s’endormit ou plutôt s’évanouit devant le foyer.

Pendant ce temps qu’était devenu Olsen ?

Il était tombé sur le sol et il y resta longtemps inanimé. Le froid et la faim lui rendirent conscience de son être. Il se mit à mâcher avidement la peau de renne fraîche qui lui servait de vêtement et se traîna quelques pas encore vers l’une des maisonnettes qu’il avait lui aussi aperçues.

Il ne put l’atteindre, et étant arrivé près de la barque abandonnée qu’on avait laissée renversée sur le sol, il s’y glissa et se coucha à son abri. Le repos lui rendit quelque énergie ; il employa ses dernières forces à se diriger vers la maisonnette qu’il parvint à atteindre. Là, il rongea à son tour les os que son camarade avait déjà dépecés et tomba évanoui auprès de Nielsen.

Les deux malheureux ne reprirent leurs sens que le lendemain ; ils s’installèrent comme ils purent dans une des cabanes et convaincus que, puisque leurs compagnons de route ne revenaient pas, c’était parce qu’ils avaient été engloutis sous la neige, ils résolurent d’attendre-là la fin de l’hiver. Or, il s’agissait encore d’un séjour de plus de cinq mois !

Ils se mirent en chasse, mais ils restèrent quinze longs jours sans voir un seul être vivant. Ils seraient morts certainement de faim, car ils n’avaient d’abord pour toute nourriture que ces mêmes os qu’ils avaient déjà sucés dix fois. Heureusement Olsen eut l’idée de gratter sous l’épaisse couche de neige, qui environnait la maisonnette et il découvrit des débris de viande et des entrailles de phoques que les Russes avaient jetés, et que le froid avait tant bien que mal conservés. Ils se jetèrent avec avidité sur ces aliments dégoûtants et grâce à eux, ils échappèrent encore à une épouvantable mort.

— Sais-tu, ami, dit un jour Nielsen, que dans trois jours ou quatre, car j’ai perdu le fil de mon existence, nous serons à Noël. Quelle triste fête nous allons passer ici, tandis que nos amis du pays se réuniront dans de joyeux repas !

— Qui sait ? reprit Olsen. Le hasard est un grand maître, il nous réserve peut-être une surprise…

Ces mots furent en réalité une prophétie. Le lendemain ils rencontrèrent un renne qu’ils réussirent à tuer, mais comme si le malheur eût voulu s’acharner sur eux, quand ils rentrèrent ils s’aperçurent que leur feu s’était éteint pendant leur absence et qu’ils n’avaient plus d’allumettes.

Ils restèrent anéantis devant ce malheur, le plus grand de ceux qui leur étaient survenus jusqu’alors.

Ils étaient sombres et sans voix, devant cette série de fatalités qui les accablaient, quand Olsen eut une inspiration soudaine.

« Nous sommes sauvés ! » s’écria-t-il. Il courut à la barque abandonnée, en arracha un morceau de cordage qu’il dépeça patiemment et réduisit en fine étoupe. Il en fit une bourre à son fusil et la plaça sur une charge de poudre. Le coup partit, l’étoupe s’enflamma et le foyer put briller encore.

De nouveaux chagrins et de nouveaux soucis ne devaient pas tarder à tomber sur les infortunés matelots.

On comprend que, pour se procurer du combustible, ils avaient dû démolir pièce à pièce, et brûler les matériaux composant celle des deux maisonnettes qu’ils n’habitaient pas, mais un jour, cette ressource vint à manquer. Allait-il falloir brûler maintenant leur dernier abri, et comment alors se préserveraient-ils des implacables morsures du froid polaire ?

Déjà, ils avaient dû s’ingénier et faire des chefs-d’œuvres d’invention. On se souvient, en effet, que tous les ustensiles étaient restés sur le traîneau avec les cinq malheureux égarés dans les neiges. Or, il s’agissait, pour démolir la cabane sacrifiée, d’avoir un outil tranchant, hache ou couteau. Ils arrachèrent une barre de fer du canot abandonné, la firent rougir au feu et la façonnèrent à coups de pierres en une sorte d’outil, ni couteau, ni hache, mais pouvant à la rigueur suppléer à l’un et à l’autre.

C’est avec cet outil primitif qu’ils arrivèrent à démolir pièce à pièce la maison qu’ils n’habitaient pas.

Leurs vêtements étaient usés et ne les préservaient plus du froid. Il s’agissait de les renouveler. Avec des clous du canot forgés comme leur hache, ils firent de grossières aiguilles ; des lanières finement découpées dans les peaux des rennes qu’ils avaient tués, ou des ficelles minces fabriquées patiemment avec les fils des voiles, ou les poils des animaux morts, enfin les peaux elles-mêmes utilisées, remplacèrent les chaussures et les vêtements détruits par l’usage.

La chasse, souvent malheureuse, leur apportait pourtant de temps en temps quelques ressources. C’est ainsi que, pendant leur séjour en ce lieu, ils parvinrent à abattre onze rennes et un ours blanc, sans compter quelques phoques et quelques renards bleus ou argentés.

Le récit détaillé de tant de travaux, la description et l’analyse de tant de peines, de tant d’angoisses supportées par ces deux hommes, laisserait bien loin derrière lui le récit des aventures de Robinson Crusoé, sorti de la plume magique de Daniel de Foë.

Quand arriva la fin du mois d’avril, il ne restait plus aux deux solitaires que trois charges de poudre, c’est-à-dire trois coups de fusil à tirer. La famine se montrait dans une perspective rapprochée avec toutes ses horreurs. Heureusement, le jour venait de succéder à l’interminable nuit polaire. Nielsen et Olsen se remirent en route vers le sud, espérant rencontrer quelque campement de Samoyèdes pêcheurs, retenus comme ils l’avaient été eux-mêmes par le froid précoce et inattendu.

Ils marchèrent quelques jours, suivant toujours les côtes de la Nouvelle-Zemble et ménageant leurs maigres provisions avec toute la sollicitude de gens menacés de mourir de faim. Tout à coup Olsen signala dans le lointain à son compagnon de route la présence d’une cabane samoyède. Ils s’avancèrent précipitamment vers ce port de salut et quelle ne fut pas leur stupéfaction de retrouver, au milieu des pêcheurs samoyèdes, quatre de leurs camarades dont ils avaient pleuré la mort.

Nous allons dire comment ces malheureux, abandonnés, sans armes, sans vivres, sans provisions, au milieu d’une tempête de neige, avaient réussi à échapper à une mort que rien semblait ne pouvoir conjurer.

Quand les deux chasseurs eurent perdu de vue leurs compagnons, le traîneau qu’ils emmenaient à leur suite, les cinq matelots abandonnés, perdus dans un horizon sans bornes, malades, blessés et invalides, se regardèrent avec stupéfaction et se consultèrent pour savoir ce qu’il convenait de faire. Nous avons dit qu’après avoir tiré au sort les deux avis qui devaient s’ouvrir à ce moment, un hasard fatal leur avait conseillé de continuer leur route vers le sud.

Dans ces régions, il est toujours aisé de suivre la côte qui se couvre chaque hiver d’une énorme bordure de glace ; les cinq hommes se dirigèrent donc vers le sud et marchèrent épuisés et mourants.

Ils eurent beau ménager les quelques vivres qui leur restaient, ils envisageaient sans cesse avec terreur le moment fatal où le dernier vestige en aurait disparu. Or, ils étaient désarmés et il ne leur restait aucun moyen de renouveler ces provisions de bouche.

La nuit, il fallait se garer du froid et de l’attaque des ours blancs ; on creusait des trous dans la neige pour dormir. L’un des malheureux était forcé de monter la garde à l’entrée de la tanière, soit pour se préserver d’une attaque nocturne, soit pour empêcher la neige de boucher l’orifice du gîte et de le convertir en un tombeau, soit par suite d’un écroulement, soit en privant d’air respirable les infortunés endormis.

Les vivres manquèrent tout à fait vers le sixième jour. Quand les matelots abandonnés virent un des leurs succomber à la peine et mourir, ils sentirent le désespoir envahir leur âme. Les vivres manquaient tout à fait ; ils étaient affamés, engourdis par le froid, malades, sans forces. Sans prendre la peine d’ensevelir leur compagnon, ils abandonnèrent leur traîneau et la plupart des objets qu’ils avaient transportés jusque-là et, sans espoir d’arriver nulle part, ils continuèrent péniblement la route commencée. Néanmoins, deux jours plus tard, ils avaient avancé de quatorze milles vers le sud.

Là, ils avaient perdu la dernière trace de force d’âme et ils prenaient froidement la résolution de se coucher sur la neige, et d’attendre la mort, quand l’un d’eux, qui s’était un peu écarté, accourut essoufflé et joyeux.

— J’ai découvert du bois, dit-il, et nous sommes sauvés.

— Du bois ! c’est bien, dit un autre, mais où prendrons nous des vivres ?

— Près du tas de bois que j’ai rencontré se trouvent des traces de traîneau que la neige n’a pas encore effacées. Donc, il y a ici, dans les environs, des hommes, par suite, le salut et la vie assurés.

Cette révélation rendit à tous l’espérance et galvanisa les corps avec les cœurs de ces êtres réduits déjà plus qu’à moitié à l’état de cadavres.

Après avoir réchauffé devant un feu clair leurs membres engourdis, il s’efforcèrent de suivre, en se traînant, les traces qui se prolongeaient toujours et paraissaient vouloir n’aboutir nulle part. Enfin, après un calvaire de près de cinq lieues, deux des quatre pauvres diables, qui continuaient leur route, sans se préoccuper de leurs deux autres compagnons restés évanouis sur le sol glacé, aperçurent une cabane et se présentèrent à la porte.

Cette humble demeure était occupée par des pêcheurs samoyèdes. Ces pauvres gens, hospitaliers et bons, accueillirent les deux fugitifs avec la plus vive commisération. Dès qu’ils surent que deux hommes étaient restés en arrière, ils allèrent à leur recherche et les rapportèrent sans connaissance. On s’empressa autour d’eux, on leur prodigua les soins les plus touchants et bientôt on eut la satisfaction de voir ces êtres plus qu’à moitié morts se cramponner à l’existence, reprendre leurs forces, et offrir à leurs hôtes généreux le concours de leurs efforts et de leur travail. Un seul resta alité tout l’hiver ; il avait eu les membres gelés. Les Samoyèdes étaient au nombre de sept. Leur petite colonie se composait de trois hommes, trois femmes et un jeune garçon ; ils s’étaient établis sur la pointe méridionale de la Terre des Oies, pour y chasser des phoques, des morses et des ours blancs.

Les pêcheurs n’avaient pas, comme les marins du Fraya, été surpris par les froids anticipés : ils étaient venus s’établir là bien résolus d’y passer toute la saison d’hiver et s’étaient approvisionnés de bois et de vivres. Ils avaient en abondance de la viande de renne fumée et salée, du thé, de la farine, du sucre,  etc. De plus, c’étaient des gens actifs et infatigables. Quelque fût le temps, l’intensité du froid, ils ne passaient pas de jour sans aller en expédition.

Dans notre pays, avaient-ils coutume de dire, on sait que dans les régions froides, l’activité est le seul moyen de conserver sa santé.

Donc, ils étaient sans cesse à la poursuite du gibier, rennes sauvages, ours ou phoques ; les matelots norwégiens s’associèrent avec ardeur à cette existence active et mouvementée. Les armes qu’ils possédaient, pour être primitives, n’assuraient pas moins à la colonie de nouvelles provisions fraîches, sans cesse renouvelées.

Ces armes consistaient surtout en fusils à pierre comme ceux dont on se servait en Europe au commencement du siècle. On sait, en effet, que c’est là la seule arme à feu que puissent employer les peuples sauvages ou isolés, par suite de l’impossibilité où ils se trouvent de se procurer les cartouches spéciales nécessitées pour l’usage des fusils nouveau modèle à tir rapide et à longue portée.

L’installation de ces bons sauvages était aussi confortable qu’on pouvait l’espérer dans de telles latitudes. En dehors de leur maison de bois, ils avaient des traîneaux dont la trace avait sauvé les quatre matelots, et de petites embarcations à l’aide desquelles ils pouvaient traverser les parties de mer, ou les crevasses dans lesquelles l’eau était restée libre de glace.

Ces braves gens semblaient d’ailleurs aussi naïfs et aussi ignorants qu’ils se montrèrent aimables et hospitaliers. Bien que professant, au moins de nom, la religion que leur avaient enseignée les popes russes, ils n’avaient en réalité que des croyances bien rapprochées du plus grossier fétichisme. Quand le temps se montrait trop défavorable, ils tiraient des coups de fusil contre le soleil, disant que Jésus-Christ se montrait ingrat envers eux et pensant ainsi le punir de son abandon.

Bien que mariés avec les femmes qu’ils avaient avec eux, ils ne se faisaient nul scrupule, sous le moindre prétexte, de briser les liens conjugaux et de répudier leur épouse pour prendre celle du voisin qui se dédommageait par un échange à l’amiable.

Leur principale nourriture consistait en poisson cru ou en chair de phoque qu’ils mangeaient ainsi sans répugnance. Ils buvaient aussi souvent à pleins verres l’huile de poisson et le sang chaud des rennes, prétendant, peut-être à juste titre, que c’était là un moyen assuré de se préserver du froid et du scorbut.

On atteignit ainsi le printemps et le retour du jour. Quand on en fut au mois de mars, la provision de bois de chauffage était complètement épuisée, mais on ne pouvait encore songer à se passer de feu. La maison de bois fut condamnée à servir de combustible, et on la remplaça par une spacieuse tente faite de peaux de rennes cousues ensemble.

L’hiver continuait froid et implacable, et l’on entrevoyait déjà l’époque où le bois provenant de la cabane viendrait à manquer à son tour. Chaque jour on regardait vainement la pleine mer, espérant voir commencer la débacle des glaces. Les Samoyèdes avaient, en dehors de leurs petites barques, un bâtiment plus grand avec lequel ils se proposaient de retourner dans leur pays, mais rien n’annonçait que la mer dût bientôt leur livrer un libre passage.

C’est au moment même où les Samoyèdes et leurs hôtes se livraient à ces pensées tristes, que Nielsen et Olsen arrivèrent à leur campement. Nous laissons au lecteur le soin de se représenter la joie qui s’empara du cœur de tous ces compagnons qui, chacun de leur côté, croyaient les autres perdus irrémédiablement.

Trois semaines s’écoulèrent encore et furent employées à rendre la santé et les forces aux deux nouveaux venus, puis les matelots du Fraya se réunirent et tinrent conseil.

On conclut à l’unanimité, après avoir examiné la situation, que ce serait abuser de l’hospitalité des Samoyèdes que de rester plus longtemps à leur charge. La température devenait chaque jour plus clémente, les six naufragés se remirent en route et s’efforcèrent, en se dirigeant vers le campement russe abandonné, de retrouver le cadavre de leur camarade mort. Ces recherches furent vaines, sans doute les ours blancs avaient fait leur pâture des restes de ce malheureux.

Le but de ce voyage en arrière était d’aller à la recherche du canot abandonné auprès de la cabane de bois et de s’en servir à la première débacle pour tâcher de gagner le continent. L’embarcation était encore sur le sol, mais dans le plus fâcheux état. Tout l’arrière avait été arraché pour entretenir le feu ; mais que n’auraient pu faire des hommes ainsi en proie aux suprêmes nécessités, et dont l’imagination avait été mise en marche par une si longue et si terrible série d’épreuves ?

On mit le canot en chantier et l’on scia la partie de la coque qu’on reconnut être hors d’usage, puis on traîna la carcasse ainsi allégée jusqu’aux campements des Samoyèdes. Là, grâce aux secours et à l’aide de ces hardis navigateurs, on remplaça le bordage enlevé par une paroi faite de peaux de phoques cousues ensemble.

La mer, pendant ce temps, était devenue libre, les six échappés du Fraya montèrent sans hésiter sur cette embarcation si fragile, et mirent le cap vers le sud. Ils arrivèrent ainsi à l’île de Waigatch où ils débarquèrent et rencontrèrent un nouveau campement de Samoyèdes qui les accueillirent avec empressement et les transportèrent sur la côte de Sibérie. Là, des Russes les prirent à leur bord et les ramenèrent dans leur patrie.

Le gouvernement norwégien, quand il connut cette épopée de misères, s’empressa d’envoyer un de ses navires à la recherche du Fraya, du capitaine Tobiesen, de son fils, de son lieutenant et du cuisinier. Ces recherches furent vaines et jamais depuis on n’a eu la moindre nouvelle ni du navire, ni des hommes qui le montaient.

Ces deux histoires, si différentes l’une de l’autre, sont bien faites pour montrer combien l’énergie et la volonté, l’activité et la foi en soi-même, sont des qualités essentielles pour vivre sous ces latitudes maudites. Pendant que les matelots, réfugiés à Mitterhuk, mouraient dans l’inaction, dans une maison confortable, au milieu de provisions, de combustibles, de munitions, de vivres de toutes espèces, six hommes sur sept, sans ressource aucune, échappés du Fraya passaient sur une côte déserte tout un hiver polaire et parvenaient à force d’énergie et de courage à regagner leur patrie.

Les deux aventures qui vont suivre ne sont pas moins que celles qui précèdent de nature à donner à nos lecteurs une idée bien exacte de la sorte de dangers qu’ont à courir les navigateurs dans les mers polaires.

  1. Le récit des douloureux évènements racontés dans ce chapitre et le précédent a été communiqué à la Société de géographie de France par M. Hepp, consul de France à Christiania. On peut donc en considérer les moindres détails comme étant de la plus exacte vérité.