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Les explorateurs contemporains des régions polaires/05

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Maurice Dreyfous Éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 48-60).


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La nuit d’hiver du Polhem


Les aventures maritimes qui feront l’objet de ce chapitre, pour être moins dramatiques que les précédentes, n’en ont pas moins fourni à la série des découvertes précieuses, et à l’esprit d’observation de ceux que tenteraient les entreprises géographiques dans les régions polaires, des enseignements utiles.

Le 4 juillet 1872, partait de Gothembourg une expédition scientifique méditée et préparée de longue main, et ayant pour but la recherche du pôle par la route du Spitzberg.

Le savant professeur Nordinskiöld, qui avait organisé cette entreprise, et qui devait la diriger, est un explorateur bien connu auquel la science doit de nombreuses découvertes ; la Société de géographie de France lui a décerné une de ses grandes médailles d’or et l’a nommé son membre correspondant. La suite de ce volume montrera à nos lecteurs que le vaillant voyageur ne s’est pas endormi sur ces lauriers, quelque honorables qu’ils puissent être, et que depuis qu’il a reçu ces récompenses enviées, il a accompli de nouvelles entreprises et fait de nouvelles découvertes dont la moindre suffirait pour illustrer à jamais un explorateur.

Les moyens financiers furent fournis à M. Nordenskiöld pour cette expédition qui comportait un hivernage au nord du Spitzberg, par des négociants de la ville de Gothembourg, parmi lesquels M. Oscar Dickson, dont nous aurons plus d’une fois à célébrer l’inépuisable générosité, et qui se distingua d’une manière toute spéciale. Nous souhaitons, pour notre compte, que l’exemple de cet homme éclairé trouve des imitateurs dans notre pays, comme il en a trouvé en Autriche, ainsi que nous le dirons quand nous raconterons l’épopée des messieurs Payer et Weyprecht.

Le gouvernement mit deux navires à la disposition des explorateurs, et les institutions savantes de la Suède leur prêtèrent presque tout l’attirail scientifique dont ils avaient besoin.

L’expédition était composée de la manière suivante :

1o Le navire à vapeur le Polhem ayant pour le commander le lieutenant L. Palander, déjà connu par un beau voyage dans les mers polaires. À bord se trouvaient encore comme médecin le docteur A. Envall, en même temps photographe de l’expédition ; le professeur Nordenskiöld, chef de l’exploration dans son ensemble ; M. Eugène Parent, lieutenant de la marine royale italienne et fils du député de la Savoie à notre Assemblée nationale, le docteur A. Wijkander, astronome, physicien et météorologiste, le docteur F. R. Kjellman, botaniste, un préparateur de Stockholm, quatre Lapons engagés à Trondjem, un pêcheur baleinier et seize matelots de la marine royale.

2o Le brick de la marine royale Gladan (le Milan) commandé par le lieutenant de marine G. Von Krusenstjerna. L’équipage se composait d’un lieutenant de marine, Eh. Von Holten, et de vingt-trois hommes sous-officiers ou matelots.

3o Le vapeur de commerce l’Oncle Adam frété pour l’expédition, sous les ordres du capitaine au long cours L. Clase, avec un équipage de douze hommes et un préparateur du musée de Gothembourg.

M. Daubrée de l’Institut, le savant directeur de l’École des mines de Paris, a communiqué à la Société de géographie, dont il était alors vice-président, une lettre que M. Nordenskiöld lui écrivait le 4 août, mais qui ne devait parvenir que bien plus tard à son destinataire. Nous extrayons de ce précieux document le passage qui suit :

« Notre expédition, disait cette lettre, a plusieurs buts : pendant l’été nous chercherons à compléter les connaissances géographiques, géologiques et botaniques du Spitzberg, et à reconnaître, s’il est possible, la côte de la terre nord-ouest et de la terre de Gillis. En automne deux bâtiments reviendront (le Gladan et l’Oncle Adam) et je resterai sur le Polhem à l’île Parry par 80° 38′ de latitude pour hiverner. Nous monterons un observatoire pourvu par l’Académie des sciences de Stockholm d’instruments de tout genre.

« Au retour du soleil, en mars, je compte m’avancer autant que faire se pourra, au nord, sur la glace. Pour cela, j’emmènerai avec moi quarante-cinq rennes qui remorqueront des traîneaux. J’espère arriver par ce moyen jusqu’au 85e degré de latitude, et peut-être plus loin. »

Et en effet, le programme imposé avant le départ à l’expédition était de débarquer dans l’une des Sept-Îles et d’y construire, outre les observatoires nécessaires, une maison spacieuse et abondamment fournie de tous les aménagements requis par les circonstances. Les traîneaux employés pour s’avancer sur les glaces vers le nord devaient être attelés de rennes. On avait préféré ces animaux aux chiens d’esquimaux, surtout parce qu’on se proposait de les tuer pendant le voyage au fur et à mesure des besoins et de les faire ainsi servir à la nourriture des voyageurs.

C’était là un magnifique programme que les évènements ne permirent pas d’exécuter. Ordinairement la mer est libre à l’est du Spitzberg jusqu’à la fin de septembre, mais les deux histoires qui précèdent ont démontré à nos lecteurs combien l’hiver polaire de 1872 fut prématuré et combien de baleiniers norwégiens se virent enfermés dans les glaces.

Les navires ayant déjà rencontré la mer solidifiée en vue des îles norwégiennes (Norsköarn), il leur fut impossible de pénétrer plus avant et l’on se vit forcé d’établir la station projetée dans la baie de Mossel (Mosselbay) par 70° 54′ de latitude nord.

Cette station fut appelée Polhem du nom du navire. Le 16 septembre les travaux étaient assez avancés et tout se trouvait assez en ordre à la station pour que l’on n’y eût plus besoin du Gladan et de l’Oncle Adam. Malheureusement c’était tout juste un jour trop tard pour leur retour ; car le 16 même, l’hiver se présenta subitement avec les masses de glace venant du Nord, et les trois navires se trouvèrent emprisonnés pour de longs mois.

Par suite de ce contre-temps, les équipages se trouvèrent consternés, les provisions de vêtements d’hiver et de vivres qui avaient été calculées pour vingt-huit hommes, allaient être réparties entre soixante-sept.

C’est à ce moment que les équipages de six navires baleiniers pris dans les glaces vinrent demander à partager encore les ressources déjà insuffisantes de l’expédition. Il ne put être obtempéré à leur demande de prendre une part des provisions des explorateurs, mais on les envoya dans l’établissement richement approvisionné de l’Isfjord, le Mitterhuk. Nous avons dit comment là, dix-sept hommes qui s’y étaient rendus furent plus tard trouvés à l’état de cadavres. Ajoutons que deux autres matelots restés à Groyhook, tombèrent également victimes du scorbut. Le reste, composé de trente-huit hommes, réussit à se frayer un chemin par la glace et gagna sain et sauf la patrie.

Ce qui n’était pas de nature à rassurer les hommes des équipages, c’est que le troupeau de rennes tout entier avait pris la fuite vers le sud, déjà le 15, et après beaucoup de recherches, on ne put rattraper qu’un seul de ces animaux. Le manque de provisions, de vêtements et de bêtes de trait semblait devoir rendre très difficile sinon même à peu près impossible toute excursion lointaine vers le nord. Cette fuite des rennes offrait en outre un autre inconvénient non moins grave, puisqu’il privait l’expédition d’une importante provision de vivres frais sur lesquels elle avait primitivement compté.

Le froid semblait vouloir se mettre de la partie. On n’était encore qu’au mois de septembre et la moyenne de la température était déjà de près de 7 degrés centigrades au-dessous de zéro. Le thermomètre était même descendu une fois au-dessous de 29 degrés. Que devaient donc être les froids d’hiver ?

Ces craintes ne furent pas réalisées. La moyenne d’octobre fut de 12° 63′ et le maximum du froid ne dépassa pas 27 degrés. Le temps, malgré cette température relativement modérée, n’en fut pas moins déplorable, les tempêtes se succédaient si rapidement qu’on pourrait dire qu’elles régnèrent sans interruption. Le soleil se montrait chaque jour de moins en moins longtemps à l’horizon ; il finit par disparaître entièrement et l’on entra dans la grande nuit polaire qui devait durer quatre mois entiers. Heureusement la maison qu’on avait construite était spacieuse et chaude, et malgré la disparition des rennes, comme le Polhem s’était muni de vivres et de combustibles pour deux ans, l’expédition, bien qu’augmentée des équipages des deux autres navires, était certaine de ne manquer de rien jusqu’à l’été suivant.

Malgré ces difficultés inattendues, une caravane se mit en route le 24 avril pour aller explorer les îles Parry et Phipps. Elle rencontra des masses de glace empilées les unes sur les autres qui présentaient une barrière infranchissable ; M. Nordinskiöld se décida alors à visiter la côte orientale peu connue de la Terre du Nord-Est.

Retournant de là par la glace de terre, il se retrouva à Mosselbay après un voyage qui avait duré deux mois.

On fit pendant l’hiver polaire des draguages zoologiques et algologiques presque journaliers, la plupart du temps sous les glaces. Le botaniste Kjellmann, qui s’était montré vivement contrarié de n’avoir pu être remmené en Suède par le Gladan ou l’Oncle Adam, put ainsi faire des découvertes scientifiques importantes et une récolte de précieux échantillons.

Les draguages ramenèrent une trentaine environ d’espèces d’algues en pleine vigueur à une température presque constante de 2 degrés au-dessous de zéro. M. Kjellmann fut extrêmement surpris quand il constata que ces végétations marines prenaient dans ce milieu, au sein des ténèbres les plus opaques, un développement extraordinaire. Certaines algues ainsi récoltées, qui s’étaient montrées stériles pendant l’été, arrivaient à la fin de l’hiver à atteindre leur plus haut degré de fructification.

Le savant naturaliste se trouva en outre en face de deux observations qui mirent le comble à son étonnement. Constamment la sonde et la drague ramenaient des animaux marins invertébrés qui vivaient ainsi sans lumière dans une eau glacée. Le docteur Enival émit la pensée qu’il y avait peut-être dans les profondeurs de ces mers quelque source inconnue de lumière et il fit une expérience concluante. Des plaques sensibilisées furent descendues à de grandes profondeurs, et on les y laissa séjourner pendant vingt-quatre heures et même davantage. Quand on les retira, elles ne présentaient pas la moindre altération, et l’on put en conclure que l’obscurité était absolue dans ces eaux où cependant se trouvaient en grand nombre de petits animaux vivants.

La découverte la plus importante qui fut faite, au point de vue de l’histoire naturelle, fut celle d’une quantité prodigieuse d’êtres animés qui vivaient à l’air libre, à une température qui dépassait souvent 10 degrés au-dessous de zéro.

Déjà cette remarque avait été faite par le lieutenant Bellot dont nous avons raconté la fin tragique. Pendant l’expédition dans laquelle il a perdu la vie, il remarqua qu’au bord des plages, pendant la durée de la nuit polaire, ses pieds laissaient sur la neige des empreintes lumineuses d’un effet très singulier. Il pensa, et avec lui les savants membres de l’expédition, auxquels il fit part de ses observations, que cette phosphorescence était due à la décomposition de matières animales tombées en putréfaction.

M. Kjellmann, se trouvant devant le même phénomène, l’étudia plus attentivement. Il recueillit la neige aux endroits où les pas ou le frottement d’un corps dur avaient laissé une empreinte lumineuse d’une intensité remarquable et il reconnut que ces lueurs étaient produites par des myriades de petits crustacés microscopiques doués de phosphorescence. Ces bizarres échantillons de la faune polaire vivent au milieu des plus basses températures, et semblent affectionner surtout le séjour des neiges humectées par l’eau de mer. Ajoutons, pour terminer ce qui concerne les découvertes relatives à l’histoire naturelle faites par l’expédition du Polhem que, pendant les longs mois de ce dur hiver, aucun des animaux qui vivent sous ces latitudes, sauf un seul oiseau le lagopus hyperboreus, ne se montra soit aux chasseurs soit aux matelots des trois navires.

M. Nordinskiöld utilisa de son côté cet hivernage à faire une série d’observations et d’expériences scientifiques dont nous ne parlerons pas ici pour ne pas fatiguer l’attention de nos lecteurs. Disons seulement que le savant professeur y créa une théorie nouvelle sur l’origine et les causes des aurores boréales. Selon lui, ces phénomènes lumineux sont produits par un dégagement d’électricité qui a lieu pendant la chute de poussières cosmiques contenant du fer métallique, du carbone, de l’hydrogène, etc. Pour nous, nous devons dire que nous ne partageons pas à ce sujet les idées exprimées par l’explorateur suédois. Comme lui, nous pensons qu’il y a une corrélation intime entre les aurores boréales et le magnétisme terrestre, mais nous croyons qu’il suffit pour les expliquer de les comparer aux phénomènes lumineux qui se produisent dans les expériences connues sous le nom de l’œuf de M. de la Rive et des tubes de Geissler. Les aurores boréales à notre avis sont dues à la stratification de la lumière sous l’influence d’un courant électrique traversant un milieu très raréfié.

Revenons à l’hivernage du Polhem.

[1]Quand on arriva au mois de novembre, la température, qui avait été de 27° en octobre, s’adoucit. La moyenne fut de 8° et certain jour le thermomètre remonta même jusqu’à près de 3° au-dessus de zéro. Pendant les premiers jours du mois, le fiord de Wyde-bay qui est à l’ouest de Mosselbay fut entièrement dégagé de glaces. À partir de ce moment jusqu’en février, on vit toujours, soit dans une direction, soit dans l’autre, de grands espaces de mer libre. Il y eut cependant une recrudescence fort inquiétante de froid. La moyenne fut de 14° 46′ mais les écarts thermométriques étaient moins grands. En janvier, nouvel adoucissement. Le port avait été débloqué de glaces à plusieurs reprises pendant quelques jours.

Vers la fin de janvier, une succession de débacles fit concevoir aux bâtiments d’escorte la possibilité d’effectuer leur retour, et au Polhem celle de pénétrer plus avant vers le nord. On fit les préparatifs de départ. Déjà les navires se mettaient en marche, lorsqu’une tempête éclata soudainement avec une prodigieuse violence. La vapeur était impuissante contre le vent et le choc des vagues. Les trois bâtiments se virent ramenés ou plutôt chassés vers la côte. L’un d’eux talonna même sur des écueils de fond et eut son gouvernail brisé.

Tout sembla perdu pendant quelques instants ; hommes et embarcations allaient être broyés sur les rochers, lorsque par une sorte de miracle, la température s’abaissa, déterminant une congélation presque subite de la mer. Les flots devinrent plus résistants et en quelque sortes plus solides ; les vagues semblaient s’immobiliser sous l’action du froid. On put d’abord se maintenir, puis attérir tranquillement. Cette mer, complètement libre quelques heures auparavant, n’était plus qu’un champ tourmenté de glaces ; le redoutable élément avait été saisi par la gelée et solidifié au milieu des fureurs de la tempête.

On dirait, à lire tous ces récits d’expédition polaires, que quelque génie mystérieux se fait un jeu d’accumuler les obstacles et les péripéties les moins attendus sur la route des explorateurs.

À peine était-on réinstallé dans la maison de bois que, sous l’action d’un vent modéré, cet immense glacier qui s’était formé tout d’un coup disparut comme par enchantement. Une fois de plus la mer était complètement libre, et présentait une surface unie au milieu d’un calme irritant. Quelques marins parlaient déjà de tenter un nouveau départ, lorsque, par un nouveau prodige semblable aux précédents, toute cette immense plaine liquide se congéla d’un seul coup en un seul bloc et à de telles profondeurs que l’on comprit cette fois qu’il y en avait pour tout l’hiver. Il fallut se résigner à l’immobilité.

Le 29 juin 1873 le Gladan et l’Oncle Adam purent quitter Mosselbay. Le Polhem fit encore quelques croisières avec les savants à bord et n’arriva à Tromsöe que le 6 août.

Tel fut ce terrible hivernage. Nous l’avons placé en regard des deux qui précèdent pour démontrer combien il importe aux marins qui s’embarquent pour ces expéditions périlleuses, de montrer un esprit de discipline parfait et d’avoir une confiance absolue en leurs chefs. Le Polhem rentra dans sa patrie sans avoir perdu un seul homme de son équipage.

Nous reverrons dans la suite de ce volume l’infatigable professeur Nordinskiöld continuer le cours de ses explorations polaires et accomplir la tâche la plus importante qui ait été faite pendant les temps modernes.

Cependant, avant de quitter la nation suédoise qui a apporté un si grand et si actif concours dans l’étude et l’exploration des régions arctiques, nous parlerons d’une autre expédition entreprise par le même peuple en 1870 et 1871, et qui eut encore à sa tête le même M. Nordinskiöld.

  1. Voir la Revue politique et littéraire, juillet 1873.