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Les fantômes blancs/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 27-28).

CHAPITRE XV
LES PIRATES.


— C’est au cabaret du « Corsaire Rouge », que nous trouverons notre homme, dit le capitaine Mathieu lorsqu’ils furent dans la rue.

— Va pour le « Corsaire Rouge », c’est un repaire de bandits de toutes sortes. Laverdie est là dans son milieu.

Tout en causant, les deux hommes furent bientôt rendus au cabaret en question.

Ce bouge, vaguement éclairé par la lune, avait un aspect sinistre.

Bâti au fond d’une cour, transformée en cloaque par des détritus de toutes provenances, il n’avait du côté de la rue, qu’une petite fenêtre dont les vitres crasseuses empêchaient tout regard indiscret de voir ce qui se passait à l’intérieur. Cet intérieur répondait à l’aspect peu engageant du dehors. C’était une grande salle, éclairée par une lampe fumeuse et dont l’atmosphère était suffocante.

Le capitaine Levaillant s’approcha du comptoir, où trônait un gros homme à figure rébarbative, et demanda une bouteille de vin.

L’hôte fit un signe, et une grande fille borgne, à la chevelure embrouillée, apporta la bouteille qu’elle plaça sur une petite table avec deux verres.

Les deux marins s’assirent, et tout en buvant, ils jetèrent un coup-d’œil sur l’étrange bouge où ils se trouvaient.

Il y avait là, des marins de tous les pays, des portefaix et des ouvriers du port, et, fraternisant avec tout cela, quelques types de coupe-jarrets d’une tournure à rendre jaloux le fameux « Cocardasse » de Paul Féval.

Tout ce monde buvait, chantait, jouait aux cartes et se chicanait à qui mieux mieux.

— Laverdie n’est pas ici, dit le capitaine Levaillant.

— Le voilà, répondit son ami en désignant deux hommes qui entraient.

— Oui c’est lui, le mâtin… Mais quel est l’individu qui l’accompagne ?

— Lui, c’est le fameux Kerbarec, un boucanier, que l’on a surnommé « Le Vautour », du nom de son brick.

Mais l’œil perçant du chevalier avait déjà aperçu les deux marins ; il se dirigea vers eux.

— Monsieur, dit-il à Levaillant, le capitaine Mathieu a dû vous communiquer les ordres de Mme Merville.

Le capitaine haussa les épaules et se rapprocha du chevalier.

— Et s’il ne me plaît pas d’obéir, dit-il entre haut et bas.

— Alors, monsieur, dit Laverdie avec hauteur, nous nous adresserons à la justice.

Le capitaine eut un geste d’insouciance, et se penchant à l’oreille du chevalier, il murmura « Pietro Lamberti » !

Le chevalier pâlit.

— Monsieur de Laverdi, reprit le capitaine à voix haute, vous aviez fait le projet de conduire le « Montcalm » à Londres, pour le mettre au service de l’Angleterre. Ne niez pas, j’ai des preuves, et je vous conseille de ne pas vous approcher trop près de la justice, car il pourrait vous en cuire. Maintenant, vous êtes libre d’aller où bon vous semblera. Mais n’oubliez pas que je suis et que je resterai capitaine du « Montcalm » jusqu’à l’expiration de ce bail. Regardez…

Et Levaillant mit sous les yeux du misérable un papier signé par M. Merville accordant le commandement du « Montcalm » au sieur Levaillant jusqu’au mois de mai 1759.

Laverdie dissimula sa rage sous un sourire.

— J’ignorais l’existence de cet acte, et je suis sûr que Mme Merville l’ignorait aussi. Je regrette de vous avoir dérangé capitaine, et j’espère que nous nous rencontrerons quelque jour, acheva-t-il avec un geste de menace. Puis il sortit suivi de Kerbarec.

— Malheur à cet imbécile, dit le chevalier, aussitôt que la porte se fut refermée sur eux. Kerbarec, conduis-mois sur ton vaisseau, j’ai un marché à te proposer.

— Je ne demande pas mieux, répondit le brigand avec un rire sonore. Surtout si ce marché doit me conduire à la fortune. Suis-moi.

Arrivé au quai, Kerbarec siffla doucement et bientôt une barque, se détachant de l’ombre, vint se ranger près du quai.

Les deux hommes y montèrent et l’embarcation, glissant silencieusement sur l’eau calme, les conduisit à bord.

Kerbarec fit à Laverdie les honneurs de son vaisseau qui était, pour le moment, dépouillé de sa parure de guerre pour revêtir celle d’un honnête bâtiment marchand.

Mais un œil exercé devinait vite l’appareil meurtrier caché sous ces dehors débonnaires.

Laverdie se laissa conduire, il admira tout, puis lorsque le capitaine l’eut fait descendre dans sa cabine, il lui dit brusquement :

— Veux-tu me servir ?

— Je te l’ai dit, je ne demande pas mieux. Que faut-il faire ?

— Empêcher le « Montcalm » d’arriver à Québec.

— Diable ! la chose n’est pas facile.

— Très facile, avec un équipage comme le tien. Tu connais le St-Laurent ?

— Comme ma botte.

— Alors, il s’agit de partir quelques Jours avant Levaillant et d’aller l’attendre dans l’une des nombreuses criques que l’on rencontre en remontant le fleuve.

— Et fondre sur lui à l’improviste ! Le moyen est excellent, d’autant plus que je connais un endroit propice pour une embuscade de ce genre. Figure-toi une anse profonde où l’on peut mouiller en toute sécurité, car elle est abritée par un énorme rocher qui peut servir d’observatoire. Quelle sera la récompense ?

— 50 000 livres.

— Tape-la j’accepte. Allons parler à mes hommes.

Les deux complices montèrent sur le pont.

— Camarades, dit Kerbarec, il y a 50 000 livres à gagner. Puis-je compter sur vous ?

— Cela dépend de la besogne à faire, dit un forban à barbe grise, nous tenons à notre peau, capitaine.

Laverdie voulut frapper un grand coup qui le posa dans l’esprit de l’équipage, il sortit de l’ombre et s’avança en pleine lumière.

— Voici deux mille livres à partager entre vous, mes braves, dit-il.

Et il tendit une lourde bourse à l’un des marins.

Des applaudissements éclatèrent, le vieux matelot qui avait parlé le premier s’approcha de Kerbarec.

Son œil brillait d’une lueur mauvaise, et sa voix tremblait un peu lorsqu’il demanda :

— Vous connaissez ce particulier, capitaine ?

— Oui mon ami et l’on peut se fier à sa parole. Aurais-tu peur ?

Le marin haussa les épaules.

— Je ne sais pas de quoi il s’agit dit-il.

— Tout simplement d’arrêter le « Montcalm » en route.

— Et vous allez donner les mains à une pareille infamie ! Vous, capitaine…

— Que veux-tu mon pauvre Tape-à-l’œil nous faisons notre métier.

Le partage de la somme donnée par le chevalier venait de se faire. On apporta la part de Tape-à-l’œil, qui la refusa obstinément, et comme le capitaine insistait :

— Cet homme me déplaît, dit-il, et il s’éloigna en maugréant.

— Êtes-vous sûr de cet homme ? demanda Laverdie aux marins.

— Oui, monsieur le chevalier, à part de ses manières fantasques et ses idées de l’autre monde, c’est le meilleur de nous tous, et brave… Je ne vous dis que ça…

Laverdie rejoignit Kerbarec et lui fit part de ses soupçons ; il n’était pas rassuré.

— Lui, mon vieux Tape-à-l’œil ! On voit bien que tu ne le connais pas chevalier, je douterais plutôt de moi-même. En face d’une telle assurance, Laverdie se retira, tout en se promettant « in petto » de surveiller les faits et gestes du vieux matelot.

Au moment de mettre le pied dans l’embarcation, qui devait le ramener à terre, une voix qui paraissait sortir de l’onde fit entendre ce nom : Pietro… L’obscurité était profonde et Laverdie ne pouvait distinguer la figure des deux rameurs.

— Qui a parlé ? demanda-t-il d’un ton rogne. We don’t understand (nous ne comprenons pas), répondirent les matelots avec le plus pur accent britannique.

— Je rêve, murmura Laverdie, ce nom que je voudrais effacer de ma mémoire me poursuivra-t-il toujours ?

— Tu peux trembler, Pietro, car l’heure de la vengeance sonnera et terrible… je choisirai mon heure. En attendant tu ne toucheras pas au « Montcalm » ni à son capitaine, foi de Tape-à-l’œil.