Les fantômes blancs/15

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Éditions Édouard Garand (p. 28-29).

CHAPITRE XVI
LE DUEL.


Retournons, maintenant, au château de Villarnay.

Philippe et Georges sont encore là. Georges, aidé par un médecin habile, mettait tout en œuvre pour guérir le cerveau malade de son père, mais le grand âge du vieillard lui donnait peu d’espérance.

Philippe était devenu le compagnon inséparable d’Eva. C’était lui qui l’accompagnait dans ses courses charitables et dans ses longues promenades à travers le parc. Chez le jeune officier, la grande douleur des premiers jours avait fait place à une mélancolie rêveuse qui donnait un charme de plus à sa brune figure.Eva était l’âme de ce petit groupe, si cruellement éprouvé. Plus que les autres, peut-être, elle a pleuré la perte de sa sœur, mais devant la douleur des siens, elle a refoulé ses larmes ; et par de douces paroles, d’une sollicitude de tous les instants elle a pu mettre un peu de baume sur ce pauvre cœur meurtri. C’est surtout son père qui est devenu pour elle l’objet de soins incessants, et, chose étrange, le pauvre insensé semble parfois reconnaître le gracieux visage d’Éva. À plusieurs reprises, on l’a entendu murmurer « ma fille ». Mais ces éclairs de raison deviennent de plus en plus rares.

Un soir, Georges et Philippe sortirent pour faire une promenade. Le temps était magnifique. À la chaleur du jour avait succédé une fraîcheur délicieuse. Le soleil qui venait de disparaître, derrière les hauts sommets, avait laissé à l’horizon une freinte rose, qui mettait des points lumineux à la cime des arbres, tandis que la vallée dominée par le château s’emplissait d’ombre.

Bientôt, la lune, alors dans son plein, vint ajouter sa lumière argentée au charme captivant de cette belle soirée de printemps.

Il semblait, à nos jeunes gens que le parfum des fleurs et le chant du rossignol étaient plus enivrant que d’habitude, aussi prolongèrent-ils leur promenade, aspirant avec délices les émanations délicieuses qui s’échappaient de toutes parts.

Ils allaient rentrer au château, lorsqu’au détour d’une allée ils se trouvèrent en présence de trois gentilhommes qui semblaient les attendre.

L’un d’eux se détacha du groupe et s’adressant à Georges, dit avec hauteur :

— Je suis heureux de vous rencontrer monsieur, nous avons une affaire d’honneur à régler ensemble.

— Depuis quand l’insulteur vient-il demander des raisons à l’insulté, monsieur le marquis ? dit Georges avec mépris.

— N’est-ce pas moi qui suis l’insulté dans cette affaire ? J’avais fait l’honneur à une jeune fille de la choisir pour femme, on me la refuse ! Je l’ai fait enlever, elle a osé me braver en face, et profitant de mon absence elle s’est évadée, avec l’aide de ma tante et de deux serviteurs gagnés, sans doute, par votre or. Tous sont disparus. Je me suis présenté au château de Villarnay, le vieux Jacques a failli se signer en m’apercevant et m’a dit que j’étais un assassin. Et vous dites que vous êtes l’insulté ? Allons donc, l’un de nous est de trop. Ah ! l’on m’a dédaigné… Vous allez m’en rendre raison, acheva le marquis avec rage.

— Vous êtes ivre, marquis, dit Georges avec calme, tâchez de reprendre votre sang-froid, je ne me bats pas avec un forcené.

— Et moi, je dis que tu te battras, si tu n’es pas un lâche, hurla le marquis en se jetant sur Georges.

Les deux gentilshommes, restés jusque-là silencieux, essayèrent de calmer le furieux, mais ce fût en vain.

— Laisse-moi faire, dit tout bas Philippe, je vais te remplacer, puisque cela te répugne de te battre avec un pareil animal.

— Si nous n’étions pas des chrétiens, Philippe, comme je lui passerais volontiers mon épée au travers du corps.

— Nous sommes dans le cas de légitime défense.

— Aurez-vous bientôt fini cria le marquis avec insolence, l’épée que vous portez n’est-elle donc qu’un bijou de parade ? Voici mes témoins, où sont les vôtres ?

— Moi, dit Philippe en s’avançant.

— Et moi, si tu le permets Georges, dit Paul Merville qui débouchait d’une allée transversale. De quoi s’agit-il ?

En quelques mots, Georges le mit au courant.

Les conditions du combat furent réglées entre les témoins. On choisit une petite clairière que la lune éclairait comme en plein jour.

L’épée était l’arme du combat.

Les combattants prirent place, Georges était très calme, mais le marquis tremblait d’une rage concentrée.

— Allez, messieurs, disent les témoins.

Le combat commença, les deux adversaires semblaient d’égale force, mais l’attitude calme et froide de Georges faisait présager que la chance tournerait en sa faveur.

Pendant quelques secondes la lutte se continua, il était évident que Georges ménageait son adversaire, mais à un moment le marquis perdant toute mesure, s’élança pour porter un coup droit à Georges, celui-ci para, et sa lame disparut dans la poitrine du marquis qui tomba lourdement sur le sol.

Oubliant tout, le jeune homme se précipita vers le blessé et, avec son mouchoir il s’efforça d’arrêter le sang qui coulait en abondance.

— Fuyez, monsieur de Villarnay, dit l’un des témoins, en posant la main sur l’épaule de Georges. Fuyez, quittez la France au plus tôt, vous savez que le marquis a des parents très bien en cour, leur vengeance sera terrible,

— Merci, murmura le jeune homme, en serrant la main du brave gentilhomme, j’oubliais que je suis un criminel. Pauvre mère ! déjà si éprouvée, que va-t-elle devenir ?

— Du courage, mon jeune ami. Dieu vous protégera, car le droit est pour vous, je connais votre malheur et j’étais venu pensant éviter ce duel. Vous avez agi en gentilhomme.

— Adieu, messieurs.

Il serra la main aux trois jeunes gens qui s’éloignèrent, pendant qu’on emportait le corps inanimé du marquis.