Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/01

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M. Lévy (tome IIp. 1-13).
LES MYSTÈRES


DE L’ÎLE SAINT-LOUIS




DEUXIÈME PARTIE

L’ANNEAU DE FOUQUET




I

LE COUP DE MINUIT.


Quarante ans se sont passés depuis la fin de l’histoire que nous avons déroulée précédemment aux yeux du lecteur, et dont les personnages ne doivent plus désormais nous occuper.

Au règne de Louis XIII, inséparable du règne morne et sombre de Richelieu, a succédé un règne de triomphes, de marbre, de statues ; l’apothéose a revêtu toutes les formes.

Louis XIV est à l’apogée de ses victoires, l’Italie du seizième siècle, fondue dans celui qui le remplace, éclate, éblouit, transporte. La France a donné l’impulsion à l’Europe, Racine et Corneille écrivent. Ninon de Lenclos s’est fait une cour, la cendre de Molière est à peine refroidie, Saint-Evremont, banni, date ses lettres de Hollande, madame de Sévigné jette les siennes à ses amis avec la même grâce insouciante, Bussy-Rabutin et de Vardes font de la satire, Louvois est ministre, Lesueur alterne avec la fable les sévères peintures du cloître, Puget fait trembler le marbre sous lui ; Bossuet tonne dans la chaire.

Dans l’angle de ce tableau, il y a un homme qui le contemple avec un sourire sardonique, cet homme c’est Saint-Simon mais à côté de Saint-Simon, il y a la Bruyère, Pascal, la Rochefoucauld.

Nous sommes en 1682, et Paris entier semble jaloux de secouer les préoccupations sinistres que lui a causées la chambre des poisons (1680) dont les souvenirs le glacent encore. On n’entend parler que de fêtes, de collations, de galas splendides ; cependant, Vaux s’est éteint, la colère royale en a foudroyé le maître imprudent.

L’hôtel de l’île Saint-Louis vient de sortir enfin de son long repos.

Abandonné à des hôtes vulgaires, muet et scellé comme la tombe, il renaît enfin à l’éclat des fêtes. On dirait en vérité qu’il s’étonne lui-même de voir rouvrir tout d’un coup ses portes. Le dehors du vieil édifice étincelle de mille feux, les carrosses à mantelets et à franges d’or ébranlent le pavé. Des ducs à brevet, des femmes de cour, des princes, des princesses, des maréchaux de France, des chevaliers, des poètes et des traitants affluent de toutes parts vers le quai d’Alençon, appelé un an après le quai d’Anjou.

Dans la première salle de l’hôtel, tout n’est que confusion. Les invités du bal, car c’est d’un bal qu’il s’agit, se demandent encore ce qui peut motiver cette fête nocturne. Comme aux carrousels du roi, aux fêtes de Marly ou de Saint-Germain, plusieurs doivent porter des costumes mythologiques. L’un balance en main la foudre en carton de Jupiter, l’autre est armé du trident en papier doré de Neptune. C’est un médianoche éblouissant ; les quadrilles doivent l’animer, les plus charmants visages de femmes doivent l’embellir. Des pages métamorphosés en faunes glissent sur le parquet ; des amadryades, qui portaient le tablier et la cornette le matin encore, verseront le vin qu’a fourni Crenet chanté par Boileau.

On se croirait dans quelque palais de Venise. Les girandoles de cristal brisent leurs reflets étoilés sur les plafonds dé Lesueur, les fleurs répandent leurs arômes délicats autour des portraits de Mignard. À voir ces tapisseries, ces meubles, ces flambeaux, dignes de Versailles, un étranger s’attendrait à l’entrée du prince lui-même, il se placerait à l’écart, dans un silence recueilli.

Cependant, les gentilshommes et les seigneurs s’abordent en souriant avec embarras ; cette fête est une énigme pour eux, tons ont en main leur billet d’invitation, et tous s’adressent de mutuelles questions.

— C’est pourtant bien l’écriture de la maréchale d’Humières, dit l’un, et cependant je ne sais à quoi attribuer cette bonne fortune !

— Moi, c’est la jolie marquise d’Alluye qui m’a invité !

— Moi, c’est madame de Grammont !

— Moi, c’est mademoiselle de Retz !

— Moi, mademoiselle de Créquy !

— Moi, messieurs, c’est ma femme, dit le duc de Roquelaure.

— Voilà qui devient curieux, reprit le marquis de la Fare en s’avançant, un bal de dames ! un bal dans ce vieil hôtel que je croyais livré aux chouettes et aux hiboux !

— Aux colombes, mon cher marquis, voyez plutôt là-bas l’élite de la cour, représentée par les plus belles, dit le duc de la Feuillade ; l’Olympe de ces déesses est présidé par madame de Roquelaure !

— À laquelle son expérience donne le droit de savoir les secrets des dieux. — N’est-il pas vrai, maréchal ? demanda ironiquement Cavoie.

— Monsieur de Cavoie, je ne siège point au conseil olympien, répondit Roquelaure. C’est la première fois que madame la maréchale songe à moi.

— C’est peut-être parce que vous ne songez plus à elle. En vérité, continua Cavoie sur le même ton, vous voilà singulièrement costumé ! Les foudres de Jupiter au lieu du bâton de maréchal !

— Que voulez-vous, Junon l’a exigé. Ma femme, c’est Junon… et vous pouvez la voir d’ici causant avec Grammont en berger Pâris. Ce pauvre comte de Grammont ! il ne sait pas trop à qui présenter la pomme.

— Qu’il la coupe en deux, dit le marquis du Lude ; il la donnera en partage à madame d’Alluye et à mademoiselle de Retz.

— Deux rivales ! Y songez-vous ? Ne vous souvenez-vous plus qu’il y a à peine un an madame d’Alluye consolait Lauzun à Amboise dans son exil, et qu’à pareille époque, mademoiselle de Retz ne témoignait pas moins de compassion au prisonnier ? Elle lui écrivait des lettres dignes de Voiture.

— C’est vrai. Que n’est-il là, ce brillant Lauzun ! il les mettrait vite d’accord. Mais il est à Pignerol, et du diable si le roi l’en tirera, malgré la bonne volonté de Mademoiselle !

— Il est vrai, reprit la Fare, qu’il pourrait reconnaître ici plus d’une belle dont il s’est déclaré le soupirant au temps de sa faveur, et avant qu’il épousât au Louvre la cousine germaine de Sa Majesté. Voyons, comptons sur nos doigts…

— Je ne compte pas, dit le maréchal d’Humières en tournant le dos à la Fare.

— Ni moi, dit le duc de Roquelaure.

— Ni moi, dit le prince de Monaco qui venait de s’approcher. À quoi bon, messieurs, nous occuper du passé de M. de Lauzun ? ajouta le prince, qui avait ses raisons pour éviter, à ce sujet, tout examen rétrospectif ; cela regarde Cholsy on le Luxembourg[1]. Le roi a d’ailleurs mis bon ordre à cette insatiable ambition de M. de Lauzun ; il a suivi de près M. Fouquet dans sa disgrâce. Mais n’admirez-vous pas comme moi, messieurs, poursuivit le prince en changeant de ton, le costume choisi par madame de Monaco ? Elle est en Diane, et son croissant seul vaut cent mille pistoles !

— Oui ; mais comme mademoiselle de Retz est belle en Minerve !

— Et mademoiselle Colbert en Hébé !

— Et mademoiselle de Créquy en Polymnie !

— Et la marquise d’Alluye en Vénus !

— C’est un bal charmant, reprit le marquis de Lavardin, vêtu en Mars. Dans l’expédition contre les corsaires d’Alger, dont j’avais l’honneur de faire partie, je ne vis pas de diamants comparables à ceux-ci sur les galères turques que nous prîmes avec le chevalier d’Hocquincourt.

— En vérité, dit Cavoie en ricanant, vous étiez déjà un foudre de guerre en ce temps-là, monsieur le marquis ?

— Monsieur le grand maréchal des logis, répondit le marquis d’un air piqué, je vous ferai observer que j’ai eu affaire à M. de Lauzun.

– Pas possible !

— C’est comme je me fais l’honneur de vous le dire, et sans sa prison…

— Malpeste ! reprit Cavoie, railleur de son naturel, il est trop ami de Mars pour se brouiller avec vous. Mais qu’ont-ils donc tous ici pour en vouloir à Lauzun ? murmura Cavoie à part lui, ils feraient bien mieux de s’occuper de l’objet de cette fête. Sept charmantes dames de la cour nous ont invités ici par lettres, et elles doivent se mettre à la tête de sept quadrilles. Les musiciens de M. Lulli sont prêts, on cherche des yeux le propriétaire de ce noble hôtel ; nul ne saura-t-il me dire… Par ma foi ! voici Dangeau ; il doit savoir cela, lui le chroniqueur par excellence. Dangeau ! poursuivit Cavoie en l’appelant, pourrais-tu m’apprendre…

En sa qualité d’Hercule, Dangeau était affublé d’une peau de lion, et tenait en main une massue ; il venait de quitter la maréchale d’Humières et la maréchale de Roquelaure, que tous les invités pressaient vainement de questions.

— Par ma foi ! je n’en sais pas plus que vous, répondit-il à Cavoie ; tout ce que j’ai compris d’après le billet d’invitation que j’ai reçu, c’est qu’à minuit sonnant nous devons avoir une surprise.

— Madame de Rochefort ne m’avait pas dit cela en m’amenant ce soir dans son carrosse.

— C’est que vous n’aviez pas lu votre billet, monsieur le grand maréchal.

— C’est ma foi vrai, dit Cavoie mais quelle surprise ?…

— On ne m’en saurait faire de plus galante, dit madame de Quintin, précieuse de l’hôtel de Rambouillet, fort entendue en ameublements et en parures, que de me donner ce beau palais, puisqu’après tout c’est maintenant la fureur des loteries…

— Moi, madame de Quintin, reprit malicieusement Roquelaure, je réclame alors vos œuvres en échange.

— Moi, dit le prince de Monaco en riant d’un rire épais, je ne serais pas fâché de me retrouver, ne fût-ce qu’un quart d’heure, dans mes États…

— Où vous faites pendre, dit-on, monsieur le prince, les adorateurs de madame la princesse en effigie[2] continua Roquelaure.

— Monsieur le maréchal, répondit le prince avec embarras, je voudrais bien voir ce que vous feriez… si…

— Je ne suis point souverain, poursuivit le maréchal, si ce n’est ce soir, où, sous la perruque de Jupiter…

— Vous commandez à l’Olympe, n’est-il pas vrai ? demanda vivement M. de Grammont ; apprenez-nous donc, de grâce, mon cher maréchal, la surprise que madame de Roquelaure et madame d’Humières nous tiennent en réserve.

— Et qui sait ? dit Roquelaure avec sa causticité ordinaire, c’est peut-être une bonne fortune pour vous, monsieur de Grammont ! Ne vous posez-vous pas à la cour comme le successeur de M. de Lauzun ?

— Moi, ! répondit Grammont, je laisse cet emploi à la feuillade !

— Moi, dit la Feuillade, Je m’en démets volontiers aux mains de Cavoie.

— Et moi, messieurs, je le garde pour moi tout seul, reprit Roquelaure. Il est juste, ma foi, que la laideur ait son temps ; qui sait si le bon vouloir du propriétaire de cet hôtel ne m’est point acquis ? C’est peut-être à moi que vient d’échoir ce beau domaine, ces peintures que vous admirez vous-même, vous, monsieur le président Robert[3], qui êtes un fin connaisseur. Ce ne serait pas trop de me donner Chambord, si on le donnait à l’homme le plus laid de France !… Lauzun !… qu’était Lauzun ? reprit en s’animant Roquelaure. Un homme bien tourné, mais un cadet de Béarn. Il représente bien le champignon que l’on voit levé le matin, et dont il n’y avait la veille aucune apparence. Être devenu, comme il le fut, général de dragons, puis capitaine des gardes du corps de Sa Majesté, puis comte, en attendant qu’un jour il soit duc ou prince !… et se voir enfermé maintenant entre quatre murs dam la citadelle de Pignerol, c’est n’être qu’un favori manqué !

— Par ma foi ! monsieur le monsieur le maréchal, voilà une belle oraison funèbre, digne de Bossuet ou de Fléchier, reprit madame de Roquelaure en prenant le duc par le bras ; occupez-vous plutôt de secourir cette pauvre madame d’Alluye, dont le mari vient inopinément d’arriver de Tourraine. Prenez votre foudre et venez le réduire en cendres ! Cette jolie petite marquise ! elle a failli en mourir rien qu’à le revoir en Vulcain, elle qui le croyait encore pour longtemps au bord de la Loire ! Un mari qui se présente sans vous prévenir.

— Est impardonnable, madame la maréchale, cela est vrai. Jupiter consent à éloigner Vulcain de sa cour, mais Junon ne dira-t-elle pas à Jupiter ce qu’à minuit sonnant, au milieu de cet Olympe…

— Silence dit la maréchale en passant son doigt sur ses lèvres, c’est le secret de cet escadron volant qui m’entoure, et si exposé que vous paraisse le nôtre au milieu de tous vos beaux de la cour, nous avons juré de le garder !… N’est-il pas vrai, mesdames, ajouta la maréchale en se tournant vers un groupe charmant de déesses, au milieu desquelles mesdemoiselles de Retz, de Créquy et Colbert, ressortaient comme autant de lis.

— Nous l’avons juré, dirent-elles en s’avançant vers Roquelaure.

— Et je réponds d’elles, reprit la maréchale d’Humières.

Madame de Roquelaure conduisit elle-même son mari dans le boudoir où le marquis d’Alluye, vêtu en Vulcain, cherchait encore à s’expliquer la cause de l’évanouissement subit de sa femme.

La marquise, pale et mourante, s’était laissée tomber sur un sofa, en levant de temps à autre sur M. d’Alluye ses grands yeux bleus étonnés. Ainsi prise dans les filets de Vulcain, elle semblait adorable. Au temps de sa splendeur, Lauzun l’avait connue fille d’honneur de la reine mère, sous le nom de mademoiselle de Fouilloux. Pendant son exil à Amboise, il n’avait pas tardé à renouer avec elle. M. d’Alluye, mari sévère, soupçonneux, avait béni le jour où la volonté expresse du roi l’avait fait rentrer sous les verrous de Pignerol. Rien ne l’eût plus effrayé alors que la seule nouvelle de sa mise en liberté. Heureusement, il n’en était guère question, les prières de Mademoiselle avaient échoué, et en ce moment même la princesse, retenue malade à Choisy, l’une de ses terres, avait exprimé la résolution de n’en plus sortir. M. d’Alluye pensa d’abord que la chaleur seule occasionnait le malaise de la marquise ; revenu d’Amboise le matin, il avait trouvé une invitation chez lui, ce billet était signé de mademoiselle de Retz. Il le montra à sa femme.

— Quelle indignité ! pensa madame d’Alluye en portant à sa bouche le mouchoir brodé qu’elle tenait ; oh ! je me vengerai, il faudra que je me venge ! Rappeler M. d’Alluye, et dans un moment pareil !

Mademoiselle de Retz avait lancé quelques flèches au cœur de Lauzun, elle était plus jeune que madame d’Alluye, mais ce tour d’une rivale confondait alors la marquise.

Elle fixa sur Roquelaure ses yeux tremblants, étonnés ; ceux du duc étaient remplis de malice, ses prunelles fauves palpitaient de joie. Lui aussi, Roquelaure, avait aimé madame d’Alluye ; il s’était rencontré, lui, le modèle achevé de la laideur, sur le chemin de Lauzun, qui n’avait pas eu de peine à l’écarter. C’était lui qui avait signé au bas de l’un des billets trouvés sur la toilette de sa femme le nom de mademoiselle de Retz.

— Est-ce là cette surprise que vous nous ménagiez, chère marquise ? vous rappelez donc votre mari de son exil forcé ? Ah ! que Mademoiselle n’en peut-elle faire autant pour M. de Lauzun !

Le sarcasme lancé, Roquelaure pirouetta sur ses talons et courut se mêler à un groupe très animé.

— Allez donc dans le boudoir, dit-il à M. de Monaco ; c’est là, je crois, cher prince, que sont les surprises.

Par suite d’un éclaircissement conjugal, le marquis d’Alluye et sa femme avaient disparu, cédant la place à la princesse de Monaco, qui causait alors avec Grammont.

– Cachez-vous là sous cette portière de velours, mon cher prince, et surtout ne soufflez mot ! dit le perfide Roquelaure.

Le prince de Monaco obéit.

Assis près de madame de Monaco, le marquis de Grammont semblait alors admirer le croissant d’épis qui se balançait au front de Diane.

— Oui, madame, disait-il avec le feu qu’il eût mis dans le siège de Luxembourg, dût le prince de Monaco même me faire pendre en effigie comme tant d’autres, je suis résolu à obtenir de vous ce que je désire…

— Quoi donc ?

— Cette simple fleur, reprit le marquis en attachant toujours sa vue sur le diadème brillant que portait madame de Monaco.

— Y songez-vous ? ce croissant monté à Gênes, ce cadeau de M. le prince…

— Aussi, rassurez-vous, je ne voulais que vous faire peur. Des diamants ! fi donc ! c’est bon pour M. de Lauzun, qui vous a aimée ; moi je me contente de ceci.

Et, plus leste qu’un page, Grammont enleva adroitement du corsage de la princesse une fleur de son bouquet.

— Que faites-vous, marquis ? si le prince vous voyait !

— Baste ! on ne pend pas si vite les gens. Je n’ai pris qu’une fleur, Lauzun eut pris le bouquet ; demandez plutôt à M. de Monaco.

Et le marquis partit en riant.

— Eh bien ! dit Roquelaure au prince ébahi, en venant le retrouver, qu’en pensez-vous ? Il est temps de vous montrer, je vous laisse avec madame de Monaco.

— Du tout, du tout, j’y renonce et vais de ce pas chercher le marquis… Puis, s’arrêtant tout d’un coup : Eh bien non, ma foi, encore un que je ferai pendre en effigie !

Madame de Monaco venait de rejoindre la maréchale d’Humières ; Roquelaure voyant la place vide, courut trouver mademoiselle de Retz.

— Minerve, dit-il en se penchant à son oreille, est priée de se rendre en ce boudoir… Que ce rendez-vous ne l’effraye en rien, la déesse de la Sagesse n’a rien à craindre.

Mademoiselle de Retz sourit, c’était la première fois que le duc lui parlait, elle en avait peur, elle obéit.

Le duc de Roquelaure s’en fut alors trouver madame d’Alluye. Excitée par la vengeance, la jolie marquise parcourait vainement les salons sans avoir pu réussir encore à rencontrer mademoiselle de Retz.

— Elle est là… dans ce boudoir, lui dit Roquelaure : il n’y a pas un instant à perdre, ajouta le duc en lui montrant la pendule.

— Onze heures trois quarts venaient de sonner en effet, la surprise annoncée devait avoir lieu quand l’aiguille aurait atteint le chiffre de douze.

La marquise, en trouvant mademoiselle de Retz dans le boudoir, ne put contenir l’expression de son dépit.

— Nierez-vous, mademoiselle, lui dit madame d’Alluye avec hauteur, que vous ayez écrit à M. le marquis de revenir ? Votre billet contenait même à mon endroit une apostille au moins singulière.

— Je ne sais ce que vous voulez dire, madame la marquise, répondit mademoiselle de Retz, étonnée au dernier point ; quel intérêt puis-je avoir à ce que M. d’Alluye quitte Amboise ? Quand M. de Lauzun y gardait ses arrêts par ordre du roi, à la bonne heure.

— De l’ironie ! à merveille ! mais ce billet ?

Et la marquise présenta à mademoiselle de Retz le billet de Roquelaure.

— On a contrefait mon écriture, reprit mademoiselle de Retz, et voilà tout. Je vous prie, madame la marquise, de croire que nous combattrons toujours à armes égales… Je sais comme vous ce qui va se passer ici, et en venté, ce n’était pas la peine de faire courir la poste à M. d’Alluye…

— C’est cela, reprit la marquise, feignez encore d’ignorer son caractère hautain, absolu ; la haine qu’il porte à M. de Lauzun…

— Ne peut être plus ardente que votre passion pour lui. Par bonheur, Pignerol n’est pas Amboise !

— Mademoiselle, répondit madame d’Alluye, il se peut que vous soyez plus belle et plus recherchée que moi, mais puisque vous voulez le savoir, eh bien, oui, je ne rougis pas d’aimer M. de Lauzun. Votre beauté, mise en balance avec mon cœur, ne l’emportera pas, croyez-le bien. Mais voici le duc de Roquelaure et le prince de Monaco, ils paraissent se disputer…

Le prince, en effet, avait toutes les peines du monde à comprendre les consolations que lui adressait Roquelaure, et de son côté, le duc se frottait les mains en riant des surprises qu’il venait d’improviser. Profitant des dispositions inquiètes de l’assemblée, il avait intrigué chacun de ses amis par des rencontres imprévues, prenant un infernal plaisir à les brouiller, et leur annonçant que la bombe n’éclaterait qu’à minuit.

— À minuit, dit le maréchal d’Humières, la meilleure surprise, pour moi, serait de m’endormir dans mon lit en songeant que je gagne une bataille !

— Moi, cent mille pistoles ! reprit la Feuillade, le grand joueur.

— Moi, que je fais pendre Grammont, murmura le prince de Monaco.

— Et moi, que l’on va souper à l’instant, dit Roquelaure.

En ce moment, le timbre aigu de la pendule sonna minuit, tout le monde se regarda.

— Attention ! dit madame la maréchale d’Humières à madame de Roquelaure.

— En ma qualité de présidente, dit madame de Roquelaure, je dois seule ouvrir ce coffret.

Et tirant de son sein une petite clef, la maréchale de Roquelaure l’approcha de la serrure d’une boîte de vermeil que lui présentait un page.

Un silence profond plana sur toute rassemblée. Madame de Roquelaure prit dans le coffret un paquet scellé de noir ; elle en rompit les cachets.

— Qu’allez-vous nous lire ? demandèrent bruyamment les invités en se groupant autour d’elle. Ils tremblaient que la fête annoncée ne se changeât pour eux en quelque lecture fastidieuse, comme il s’en faisait à l’hôtel de Rambouillet

— Rassurez-vous, reprit la maréchale de Roquelaure en souriant et en frappant de la main sur l’écrit qu’elle tenait, ceci est le testament de M. de Lauzun !


  1. Résidences de Mademoiselle.
  2. Le fait de la pendaison en effigie, châtiment burlesque s’il en fût, consistait dans un mannequin habillé aux couleurs du galant en question, et que le prince de Monaco faisait pendre sérieusement devant lui (voyez madame de Sévigné).
  3. Assidu depuis au jeu de Lanzun.