Les pères du système taoïste/Lie-tzeu/4. Extinction et union

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Hien Hien (p. 117-129).

Chap. 4. Extinction et union.

A. Tchoung-ni méditait dans la retraite. Tzeu-koung étant entré pour le servir, le trouva triste. N’osant pas lui demander ce qui l’affligeait, il sortit et avertit Yen-Hoei (le disciple favori). Celui-ci prit sa cithare et se mit à chanter. Confucius l’entendit, l’appela et lui demanda : Pourquoi es-tu si joyeux ? — Et pourquoi êtes-vous triste ? demanda Yen-Hoei. — Dis-moi d’abord pourquoi tu es joyeux, fit Confucius. Yen-Hoei dit : Vous m’avez enseigné jadis, que faire plaisir au ciel et se soumettre au destin, chassait toute tristesse. Je fais cela. De là ma joie. — Confucius, l’air sombre, se recueillit un instant, puis dit : J’ai prononcé ces paroles, c’est vrai ; mais tu ne les as pas bien comprises. D’ailleurs moi-même j’ai dû en modifier l’interprétation depuis… Toi, tu les as prises dans le sens restreint du travail de l’amendement personnel, de la patience dans la pauvreté et les vicissitudes, du repos de l’esprit en toute occurrence. Ayant réussi en cela, tu éprouves de la joie… Moi, je les ai entendues dans un sens plus large. J’ai voulu, coopérant avec le ciel et le destin, amender par mes livres la principauté de Lou, l’empire tout entier, le temps présent et les âges à venir. Or les princes ne m’ont pas secondé. Mes doctrines n’ont pas été acceptées. Ayant échoué dans le présent et pour une seule principauté, quel espoir puis-je avoir de réussir dans l’avenir et pour l’empire tout entier ? D’abord je m’affligeai de cet insuccès de mes livres, le jugeant contraire aux vues du ciel et aux arrêts du destin. Mais depuis j’ai vu plus clair. J’ai compris que j’avais mal entendu les anciens textes, en les prenant au sens littéral. Intention du ciel, arrêt du destin, ce sont là des manières de dire, des figures oratoires. Cela étant, il n’y a rien qui vaille la peine d’être aimé, d’être désiré, d’être déploré, d’être fait. Peu m’importe désormais le succès ou l’insuccès de mes livres. — Yen-Hoei salua Confucius et dit : Maître, je pense comme vous…. Puis, étant sorti, il dit la chose à Tzeu-koung. Celui-ci faillit en perdre la tête. Il quitta Confucius, retourna chez lui, médita durant sept jours et sept nuits sans dormir et sans manger, devint maigre comme un squelette. Cependant Yen-Hoei étant allé lui parler, ébranla sa foi dans le sens littéral des anciens textes, mais sans arriver à l’élever jusqu’à l’indifférence taoïste. Tzeu-koung revint chez Confucius, et rabâcha sans y croire les Odes et les Annales jusqu’à la fin de ses jours.

B. Un officier de Tch’enn en mission dans la principauté de Lou, vit en particulier un certain Chousounn, qui lui dit : Nous avons ici un Sage. — Ne serait-ce pas K’oung-K’iou (Confucius) ? demanda l’officier. — C’est lui, dit Chousounn. — Comment savez-vous que c’est vraiment un Sage ? demanda l’officier. — Parce que, dit Chousounn, j’ai ouï dire à son disciple Yen-Hoei, que Koung-K’iou pense avec son corps. — Alors, dit l’officier, nous avons aussi un Sage, K’ang-ts’ang-tzeu, disciple de Lao-tan, qui voit avec ses oreilles et entend avec ses yeux. — Ce propos de l’officier de Tch’enn ayant été rapporté au prince de Lou, celui-ci très intrigué envoya un ministre de rang supérieur porter à K’ang-ts’ang-tzeu de riches présents et l’inviter à sa cour. K’ang-ts’ang-tzeu se rendit à l’invitation. Le prince le reçut avec le plus grand respect. D’emblée K’ang-ts’ang-tzeu lui dit : On vous a mal renseigné, en vous disant que je vois avec mes oreilles et que j’entends avec mes yeux ; un organe ne peut pas être employé pour un autre. — Peu im­porte, dit le prince ; je désire connaître votre doctrine. — Voici, fit K’ang-ts’ang-tzeu : Mon corps est intimement uni à mon esprit ; mon corps et mon esprit sont intimement unis à la matière et à la force cosmiques, lesquelles sont intimement unies au néant de forme primordial, l’être infini indéfini, le Principe. Par suite de cette union intime, toute dissonance ou toute con­sonance qui se produit dans l’harmonie universelle, soit à distance infinie soit tout près, est perçue de moi, mais sans que je puisse dire par quel orga­ne je la perçois. Je sais, sans savoir comment j’ai su[1] ! — Cette explication plut beaucoup au prince de Lou, qui la communiqua le lendemain à Confu­cius. Celui-ci sourit sans rien dire[2].

C. Le ministre de Song ayant rencontré Confucius, lui demanda : Êtes-­vous vraiment un Sage ? — Si je l’étais, répondit Confucius, je ne devrais pas dire que oui. Je dirai donc seulement, que j’ai beaucoup étudié et appris. — Les trois premiers empereurs furent-ils des Sages ? demanda le ministre. ... Ils ont bien gouverné, ils ont été prudents et braves ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages, répondit Confucius. — Et les cinq empereurs qui leur suc­cédèrent ? demanda le ministre. ... Ceux-là, dit Confucius, ont aussi bien gou­verné ; ils ont été bons et justes ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages. — Et les trois empereurs qui suivirent ? demanda le ministre. ... Ceux-là, dit Con­fucius, ont aussi bien gouverné, selon les temps et les circonstances ; je ne sais pas s’ils ont été des Sages. — Mais alors, dit le ministre très étonné, qui donc tenez-vous pour sage ? — Confucius prit un air très sérieux, se recueillit un instant, puis dit : Parmi les hommes de l’Ouest[3], il y en a dont on dit, qu’ils maintiennent la paix sans gouverner, qu’ils inspirent la confiance sans parler, qu’ils font que tout marche sans s’ingérer, si imperceptiblement, si impersonnellement, que le peuple ne les connaît même pas de nom. Je pense que ceux-là sont des Sages, s’il en est d’eux comme on dit. — Le ministre de Song n’en demanda pas davantage. Après y avoir pensé, il dit : K’oung-­K’iou m’a fait la leçon.

D. Tzeu-hia demanda à Confucius : Yen-Hoei vous vaut-il ? ... Comme bonté, dit Confucius, il me dépasse. — Et Tzeu-koung ? demanda Tzeu-hia. ... Comme discernement, dit Confucius, Tzeu-koung me dépasse. — Et Tzeu­-lou ? demanda Tzeu-hia. ... Comme bravoure, dit Confucius, Tzeu-lou me dé­passe. — Et Tzeu-tchang ? demanda Tzeu-hia. ... Comme tenue, dit Confucius, Tzeu-tchang me dépasse. — Très étonné, Tzeu-hia se leva et demanda : Mais alors, pourquoi ces quatre hommes restent-ils encore à votre école ? — Voici pourquoi, dit Confucius. Yen-Hoei, si bon, ne sait pas résister. Tzeu-koung, si clairvoyant, ne sait pas céder. Tzeu-lou, si brave, manque de prudence. Tzeu-tchang, si digne, n’a pas d’entregent. S’ils me dépassent chacun par quelque qualité, ils me sont tous inférieurs par quelque défaut. C’est à cause de ce défaut, qu’ils restent à mon école, et que j’accepte de les traiter en disciples.

E. Devenu maître à son tour, Lie-tzeu le disciple de maître Linn de Hou-K’iou, l’ami de Pai-hounn-ou-jenn, demeurait dans le faubourg du sud, (où demeurait aussi le célèbre taoïste dont on ne connaît que l’appellatif Nan-kouo-tzeu, maître du faubourg du sud). Lie-tzeu disputait chaque jour avec quiconque se présentait, sans même se préoccuper de savoir à qui il avait affaire. Pour ce qui est de Nan-kouo-tzeu, il fut son voisin durant vingt ans sans lui faire visite, et le rencontra souvent dans la rue sans le regarder. Les disciples en conclurent, que les deux maîtres étaient ennemis. Un nouveau-venu de Tch’ou, demanda naïvement à Lie-tzeu pourquoi ? Lie-tzeu lui dit : Il n’y a, entre Nan-kouo-tzeu et moi, aucune inimitié. Cet homme cache la perfection du vide sous une apparence corporelle. Ses oreilles n’entendent plus, ses yeux ne voient plus, sa bouche ne parle plus, son esprit ne pense plus. Il n’est plus capable d’aucun intérêt ; donc inutile d’essayer d’avoir avec lui aucun rapport. Si vous voulez, nous allons en faire l’expérience. — Suivi d’une quarantaine de disciples, Lie-tzeu alla chez Nan-kouo-tzeu. Celui-ci était de fait si perdu dans l’abstraction, qu’il fut impossible de nouer avec lui aucune conversation. Il jeta sur Lie-tzeu un regard vague, sans lui adresser une seule parole ; puis, s’adressant aux derniers des disciples, il leur dit : Je vous félicite de ce que vous cherchez la vérité avec courage. ... Ce fut tout. — Les disciples rentrèrent très étonnés. Lie-tzeu leur dit : de quoi vous étonnez-vous ? Quiconque a obtenu ce qu’il demandait, ne parle plus. Il en est de même du Sage, qui se tait, quand il a trouvé la vérité. Le silence de Nan-kouo-tzeu est plus significatif qu’aucune parole. Son air apathique couvre la perfection de la science. Cet homme ne parle et ne pense plus, parce qu’il sait tout. De quoi vous étonnez-vous ?

F. Jadis quand Lie-tzeu était disciple, il mit trois ans à désapprendre de juger et de qualifier en paroles ; alors son maître Lao-chang l’honora pour la première fois d’un regard. Au bout de cinq ans, il ne jugea ni ne qualifia plus même mentalement ; alors Lao-chang lui sourit pour la première fois. Au bout de sept ans, quand il eut oublié la distinction du oui et du non, de l’avantage et de l’inconvénient, son maître le fit pour la première fois asseoir sur sa natte. Au bout de neuf ans, quand il eut perdu toute notion du droit et du tort, du bien et du mal, et pour soi et pour autrui ; quand il fut devenu absolument indifférent à tout, alors la communication parfaite s’établit pour lui entre le monde extérieur et son propre intérieur. Il cessa de se servir de ses sens, (mais connut tout par science supérieure universelle et abstraite). Son esprit se solidifia, à mesure que son corps se dissolvait ; ses os et ses chairs se liquéfièrent (s’éthérisèrent) ; il perdit toute sensation du siège sur lequel il était assis, du sol sur lequel ses pieds appuyaient ; il perdit toute intelligence des idées formulées, des paroles prononcées  ; il atteignit à cet état, où la raison immobile n’est plus émue par rien.

G. Quand il était jeune disciple, Lie-tzeu aimait à se promener. Son maître Hou-K’iou-tzeu lui faisant rendre compte, lui demanda : Qu’aimes-tu dans la promenade ? ... Lie-tzeu dit : En général, c’est une détente reposante ; beaucoup y cherchent le plaisir de considérer ; moi j’y trouve le plaisir de méditer ; il y a promeneurs et promeneurs ; moi je diffère du commun. — Pas tant que tu crois, dit Hou-K’iou-tzeu ; car, comme les autres, tu t’amuses. Eux s’amusent visuellement, toi tu t’amuses mentalement. Grande est la différence, entre la méditation extérieure, et la contemplation intérieure. Le méditatif tire son plaisir des êtres, le contemplatif le tire de soi. Tirer de soi, c’est la promenade parfaite ; tirer des êtres, c’est la promenade imparfaite. — Après cette instruction, Lie-tzeu crut bien faire en renonçant absolument à se promener. Ce n’est pas ainsi que je l’entends, lui dit Hou-K’ioutzeu ; promène-toi, mais parfaitement. Le promeneur parfait marche sans savoir où il va, regarde sans se rendre compte de ce qu’il voit. Aller partout et regarder tout dans cette disposition mentale (abstraction totale, vue globale, rien en détail), voilà la promenade et la contemplation parfaites. Je ne t’ai pas interdit toute promenade ; je t’ai conseillé la promenade parfaite.

H. Loung-chou dit au médecin Wenn-tcheu : Vous êtes un diagnosticien habile. Je suis malade. Pourrez-vous me guérir ? — S’il plaît au destin, je le pourrai, dit Wenn-tcheu. Dites-moi ce dont vous souffrez. — Je souffre, dit Loung-chou, d’un mal étrange. La louange me laisse froid, le dédain ne m’affecte pas ; un gain ne me réjouit pas, une perte ne m’attriste pas ; je regarde avec la même indifférence, la mort et la vie, la richesse et la pauvreté. Je ne fais pas plus de cas des hommes que des porcs, et de moi que des autres. Je me sens aussi étranger dans ma maison que dans une hôtellerie, et dans mon district natal que dans un pays barbare. Aucune distinction ne m’allèche, aucun supplice ne m’effraye ; fortune ou infortune, avantage ou désavantage, joie ou tristesse, tout m’est égal. Cela étant, je ne puis me résoudre à servir mon prince, à frayer avec mes parents et amis, à vivre avec ma femme et mes enfants, à m’occuper de mes serviteurs. Qu’est-ce que cette maladie-là ? Par quel remède peut-elle être guérie ? — Wenn-tcheu dit à Loung-chou de découvrir son buste. Puis, l’ayant placé de manière que le soleil donnât en plein sur son dos nu, il se plaça devant sa poitrine, pour examiner ses viscères, par transparence. Ah ! dit-il soudain, j’y suis ! Je vois votre cœur, comme un petit objet vide, d’un pouce carré. Six orifices sont déjà parfaitement ouverts, le septième va se déboucher. Vous souffrez de la sagesse des Sages. Que peuvent mes pauvres remèdes contre un mal pareil ?[4] ?

I. N’ayant pas eu de cause, vivre toujours, c’est une voie, (celle du Principe seul)[5]. Etant né d’un vivant, ne pas cesser d’être après une longue durée, c’est une permanence (celle des génies). Après la vie, cesser d’être, serait le grand malheur. — Ayant eu une cause, être mort toujours, serait l’autre voie. Etant mort d’un mort, cesser d’être de bonne heure, serait l’autre permanence (celle du néant). Après la mort, revivre, c’est le grand bonheur. — Ne pas agir, et vivre, c’est une voie. Obtenir ainsi d’être longtemps, c’est une permanence. — Agir et mourir, c’est l’autre voie. Obtenir par elle de n’être plus, c’est l’autre permanence. — Ki-leang étant mort, Yang-tchou alla à son domicile et chanta (parce que Ki-leang avait vécu content jusqu’au bout de ses jours). Soei-ou étant mort, Yang-tchou caressa son cadavre en pleurant (comme pour le consoler, parce qu’après une dure vie, Soei-ou était mort prématurément). Il fit mal dans les deux cas, tout étant changé après la mort. Sur les vies et les morts, le vulgaire chante ou pleure, sans savoir pourquoi, à tort et à travers. — Pour durer longtemps, il faut ne rien faire, ne rien pousser à l’extrême. C’est un fait d’expérience, que, peu avant de s’éteindre, la vue devient pour un temps plus perçante, ce qui achève de l’user. Entendre le vol des moucherons, est signe qu’on va devenir sourd (même raison). Il en est de même, pour le goût et pour l’odorat. Un excès d’agitation précède et amène la paralysie. Une excessive pénétration, précède et introduit la folie. Tout apogée appelle la ruine.

J. Dans la principauté de Tcheng, à P’ou-tchai il y avait beaucoup d’hommes d’esprit (théoriciens), à Tong-li il y avait beaucoup d’hommes de talent (praticiens). Un certain Pai-fong-tzeu de P’ou-tchai (théoricien) passant par Tong-li avec ses disciples, rencontra Teng-si (praticien) avec les siens. Celui-ci dit à ses disciples : Si nous nous amusions de ceux-là ? ... Allez ! dirent les disciples. — S’adressant à Pai-fong-tzeu, Teng-si lui dit : A propos d’élevage. ... on élève les chiens et les porcs pour s’en servir. Pour quel usage élèves-tu tes disciples ? — Un des disciples qui accompagnaient Pai-fong-tzeu répliqua illico : Dans les pays de Ts’i et de Lou, les hommes de talent sortis de votre école abondent. Il y a des artistes en argile, en bois, en métal, en cuir ; des musiciens, des écrivains, des mathématiciens ; des tacticiens, des cérémoniaires, tant et plus. Il ne manque que les hommes d’esprit, pour diriger ces gens-là. C’est à cela qu’on nous destine. Faute de théoriciens, les praticiens ne servent à rien. — Teng-si ne trouva rien à répondre. Des yeux il fit signe à ses disciples de se taire, et se retira penaud.

K. Koung-i-pai était célèbre pour sa force. Un grand seigneur, T’anghi-koung, le vanta devant l’empereur Suan-wang des Tcheou. L’empereur le fit inviter à venir à sa cour. Koung-i-pai dut obéir. Or il avait un extérieur assez chétif. Etonné, l’empereur lui dit : On vante ta force ; qu’es-tu capable de faire ? — Koung-i-pai dit : Je puis casser la patte d’une sauterelle, et arracher l’aile d’une cigale. — L’empereur ne fut pas content. Moi, dit-il, j’appelle fort, un homme qui peut déchirer une peau de buffle, ou retenir neuf bœufs en les tirant par la queue. Si tu n’es capable que des exploits que tu viens de dire, pourquoi vante-t-on ta force ? — Voilà une question sage, dit Koung-i-pai, en soupirant et reculant modestement ; aussi vais-je vous répondre en toute franchise. Je fus disciple de Chang-K’iou-tzeu (taoïste), qui n’eut pas son égal, comme force, dans l’empire, mais qui fut ignoré même de sa famille, parce qu’il ne se produisit jamais. J’assistai mon maître à sa mort. Il me laissa cette instruction : Ceux qui cherchent la renommée, ne l’obtiennent que par des actions extraordinaires. A ne faire que des choses ordinaires, on ne devient même pas célèbre dans sa famille. C’est pourtant le parti que j’ai jugé le meilleur, et je te conseille de m’imiter. ... Or si maintenant un grand seigneur a pu vanter ma force devant votre Majesté, c’est que, manquant aux recommandations suprêmes de mon maître mourant, j’en aurai laissé entrevoir quelque chose. Le fait que je me suis trahi, montre que je suis sans force. Car plus fort est celui qui sait cacher sa force, que celui qui sait l’exercer.

L. Le prince Meou de Tchoung-chan était la forte tête de Wei. Il aimait à s’entretenir avec les habiles gens, s’occupait peu d’administration, et avait une affection déclarée pour Koungsounn-loung le sophiste de Tchao. Ce faible fit rire le maître de musique Tzeu-u. Meou lui demanda : Pourquoi riez-vous de mon affection pour Koungsounn-loung ? ... Tzeu-u dit : Cet homme-là ne reconnaît pas de maître, n’est l’ami de personne, rejette tous les principes reçus, combat toutes les écoles existantes, n’aime que les idées singulières, et ne tient que des discours étranges. Tout ce qu’il se propose, c’est d’embrouiller les gens et de les mettre à quia. A peu près comme jadis Han-Van (sophiste inconnu) et consorts. — Mécontent, le prince Heou dit : N’exagérez-vous pas ? tenez-vous dans les bornes de la vérité. — Tzeu-u reprit : Jugez vous-même. Voici ce que Koungsounn-loung dit à K’oungtch’oan : Un bon archer, lui dit-il, doit pouvoir tirer coup sur coup, si vite et si juste, que la pointe de chaque flèche suivante s’enfonçant dans la queue de la précédente, les flèches enfilées forment une ligne allant depuis la corde de l’arc jusqu’au but. ... Comme K’oung-tch’oan s’étonnait ; oh ! dit Koungsounn-loung, Houng-tch’ao, l’élève de P’eng-mong, a fait mieux que cela. Voulant faire peur à sa femme qui l’avait fâché, il banda son meilleur arc et décocha sa meilleure flèche si juste, qu’elle rasa ses pupilles sans la faire cligner des yeux, et tomba à terre sans soulever la poussière. Sont-ce là des propos d’un homme raisonnable ? — Le prince Meou dit : Parfois les propos des Sages, ne sont pas compris des sots. Tout ceux que vous venez de citer, peuvent s’expliquer raisonnablement. — Vous avez été l’élève de Koungsounn-loung, dit Tzeu-u, voilà pourquoi vous croyez devoir le blanchir. Moi qui n’ai pas vos raisons, je continuerai à le noircir. Voici quelques échantillons des paradoxes qu’il développa en présence du roi de Wei : On peut penser sans intention ; on peut toucher sans atteindre ; ce qui est, ne peut pas finir ; une ombre ne peut pas se mouvoir ; un cheveu peut supporter trente mille livres ; un cheval n’est pas un cheval ; un veau orphelin peut avoir une mère ; et autres balivernes. — Le prince Meou dit : C’est peut-être vous qui ne comprenez pas ces paroles profondes[6]. Penser sans intention, peut s’entendre de la concentration de l’esprit uni au Principe ; toucher sans atteindre, s’entend du contact universel préexistant ; que ce qui est ne peut finir, qu’une ombre ne peut se mouvoir, sont des titres pour introduire la discussion des notions de changement et de mouvement ; qu’un cheveu supporte trente mille livres, sert à introduire la question de ce que sont le continu et la pesanteur ; qu’un cheval blanc n’est pas un cheval, appelle la discussion de l’identité ou de la différence de la substance et des accidents ; un veau orphelin peut avoir une mère, s’il n’est pas orphelin ; etc. — Vous avez, dit Tzeu-u, appris à siffler la note unique de Koungsounn-loung. Il faudra que d’autres vous apprennent à vous servir des autres trous de votre flûte intellectuelle. Sous le coup de cette impertinence, le prince se tut d’abord. Quand il se fut ressaisi, il congédia Tzeu-u en lui disant : Attendez, pour reparaître devant moi, que je vous y invite.

M. Après cinquante ans de règne, Yao voulut savoir si son gouvernement avait eu d’heureux effets, et si le peuple en était content. Il interrogea donc ses conseillers ordinaires, ceux de la capitale et ceux du dehors ; mais aucun ne put lui donner de réponse positive. Alors Yao se déguisa, et alla flâner dans les carrefours. Là il entendit un garçon fredonner ce refrain : Dans la multitude du peuple, plus de méchants, tout est au mieux. Sans qu’on le leur dise, sans qu’ils s’en rendent compte, tous se conforment aux lois de l’empereur. — Plein de joie, Yao demanda au garçon, qui lui avait appris ce refrain ?… Le maître, dit-il. — Yao demanda au maître, qui avait composé ce refrain ?… Il vient des anciens, dit le maître. — (Heureux de ce que son règne avait conservé le statu quo antique, de ce que son gouvernement avait été si peu actif que les gouvernés ne s’en étaient même pas aperçu), Yao s’empressa d’abdiquer et de céder son trône à Chounn, (de peur de ternir sa gloire avant sa mort).

N. Koan-yinn-hi (Koan-yinn-tzeu) dit : A qui demeure dans son néant (de forme intérieur, état indéterminé), tous les êtres se manifestent. Il est sensible à leur impression comme une eau tranquille ; il les reflète comme un miroir ; il les répète comme un écho. Uni au Principe, il est en harmonie par lui, avec tous les êtres. Uni au Principe, il connaît tout par les raisons générales supérieures, et n’use plus, par suite, de ses divers sens, pour connaître en particulier et en détail. La vraie raison des choses est invisible, insaisissable, indéfinissable, indéterminable. Seul l’esprit rétabli dans l’état de simplicité naturelle parfaite, peut l’entrevoir confusément dans la contemplation profonde. Après cette révélation, ne plus rien vouloir et ne plus rien faire, voilà la vraie science et le vrai talent. Que voudrait encore, que ferait encore, celui à qui a été révélé le néant de tout vouloir et de tout agir. Se bornât-il à ramasser une motte de terre, à mettre en tas de la poussière, quoique ce ne soit pas là proprement faire quelque chose, il aurait cependant manqué aux principes, car il aurait agi.


  1. Connaissance taoïste parfaite ; consonance de deux instruments accordés sur le même ton, le cosmos et l’in­dividu, perçue par le sens intime, le sens global.
  2. Sourire d’approbation. Lui aussi étant devenu taoïste, il n’avait rien à dire, dit la glose.
  3. Fiction, dit la glose. Confucius fait la leçon au ministre, en louant des Sages imaginaires, de faire tout le contraire de ce qu’il faisait. Il ne faut pas vouloir tirer de ce texte un renseignement géographique ou histori­que, qui n’y est pas contenu.
  4. Loung-chou est un indifférent taoïste presque parfait. Il ne lui reste plus qu’à se défaire de l’illusion de prendre sa sagesse pour une maladie et de vouloir en guérir.
  5. Certains membres de ce paragraphe insérés uniquement pour cause de parallélisme, sont ineptes. Le sens général est qu’il y a deux états, celui de vie et celui de mort ; que l’inaction fait durer la vie, que l’action est un suicide. Nous savons cela.
  6. Comparez Tchoang-tzeu chapitre 33 G.