Les plantes insectivores/11

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Traduction par Edmond Barbier.
Précédé d’une Introduction biographique et augmenté de notes complémentaires par Charles Martins
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Texte établi par Francis Darwin Voir et modifier les données sur WikidataParis : C. Reinwald et C.ie, libreires-éditeurs, 15, rue des Saints-Pères, D. Appleton & Company Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 303-320).

CHAPITRE XI.

récapitulation des principales observations faites sur le drosera rotundifolia.

J’ai fait, à la fin de presque tous les chapitres, un résumé de ce que contient le chapitre, il suffira donc ici de récapituler de façon aussi brève que possible les points principaux. J’ai consacré le premier chapitre à une esquisse préliminaire de la structure des feuilles et à la façon dont elles capturent les insectes. Elles y parviennent au moyen de gouttes de liquide très-visqueux qui entourent les glandes et par le mouvement des tentacules vers le centre de la feuille. Comme les plantes se procurent la plus grande partie de leur alimentation par ce moyen, leurs racines sont très-peu développées et elles poussent souvent dans des endroits où aucune autre plante, sauf des mousses, peut à peine exister. Les glandes, outre la faculté qu’elles ont de sécréter, peuvent aussi absorber. Elles sont très-sensibles à divers stimulants et principalement à des attouchements répétés, à la pression de corps très-petits, à l’absorption de substances animales et de divers liquides, à la chaleur et à l’action galvanique. J’ai vu un tentacule sur la glande duquel une parcelle de viande crue a été posée commencer à s’infléchir au bout de dix secondes, être fortement infléchi en cinq minutes et atteindre le centre de la feuille en une demi-heure. Le limbe de la feuille se recourbe aussi très-souvent dans des proportions telles qu’il forme une coupe enfermant l’objet placé sur la feuille.

Quand une glande est excitée, elle transmet non-seulement une impulsion à la base de son propre tentacule, ce qui le fait s’infléchir, mais elle transmet aussi une impulsion aux tentacules environnants qui s’infléchissent également ; la partie flexible d’un tentacule peut donc être appelée au mouvement par une impulsion reçue de directions opposées, c’est-à-dire d’une impulsion partant de la glande qui la surmonte ou partant d’une ou de plusieurs glandes surmontant les tentacules qui l’environnent. Au bout d’un certain temps, les tentacules infléchis se redressent et, pendant ce redressement, les glandes sécrètent moins abondamment ou se dessèchent même tout à fait. Dès que les glandes recommencent à sécréter, les tentacules sont prêts à agir de nouveau. Ces mouvements peuvent se répéter au moins trois fois et probablement un bien plus grand nombre de fois.

J’ai démontré dans le second chapitre que les matières animales placées sur le disque provoquent une inflexion beaucoup plus prompte et beaucoup plus énergique que des corps inorganiques ayant le même volume, ou que la simple irritation mécanique. Toutefois, il y a une différence encore plus marquée dans le laps de temps très-notable pendant lequel les tentacules restent infléchis sur des matières contenant des substances solubles et nutritives que sur celles qui n’en contiennent pas. Des parcelles extrêmement petites de verre, de charbon, de cheveux, de fil, de craie, etc., placées sur les glandes des tentacules extérieurs provoquent l’inflexion de ces tentacules. Une parcelle ne produit aucun effet, à moins qu’elle ne pénètre la sécrétion et qu’elle ne touche par un point la surface même de la glande. Un petit morceau de cheveu humain très-fin, ayant 8/1000 de pouce (0,203 de millim.) de longueur et pesant seulement 1/78740 de grain (0,000822 de milligr.), bien que supporté en grande partie par la sécrétion visqueuse, suffit pour provoquer l’inflexion d’un tentacule. Il n’est pas probable que la pression, dans ce cas, soit équivalente à celle d’un millionième de grain. Des parcelles encore plus petites suffisent pour provoquer un léger mouvement, ainsi qu’on peut s’en assurer au moyen d’une loupe. Des parcelles beaucoup plus grandes que celles dont nous venons d’indiquer les mesures ne produisent aucune sensation quand on les place sur la langue, une des parties les plus sensibles du corps humain.

Un attouchement, répété trois ou quatre fois sur une glande, provoque un mouvement ; mais si l’on ne touche la glande qu’une fois ou deux, bien qu’avec une force considérable et avec un corps dur, le tentacule ne s’infléchit pas. Il en résulte que la plante ne se livre pas à des mouvements inutiles, car, pendant les grands vents, il est certain que les glandes doivent être ordinairement heurtées par les feuilles des plantes voisines. Bien qu’insensibles à un seul attouchement, les glandes, comme nous venons de le dire, sont extrêmement sensibles à la plus légère pression, si elle se prolonge pendant quelques secondes ; cette aptitude rend évidemment de grands services à la plante pour la capture des petits insectes. Le plus petit insecte qui vient poser ses pattes délicates sur les glandes est rapidement capturé. Les glandes sont insensibles au poids et à la percussion répétée des gouttes de pluie quelque grosses qu’elles soient, ce qui évite encore à la plante beaucoup de mouvements inutiles.

Nous avons interrompu la description des mouvements des tentacules pour consacrer le troisième chapitre à la description du phénomène d’agrégation. L’agrégation commence toujours dans les cellules des glandes dont le contenu devient d’abord nuageux ; cette transformation nuageuse a été observée dans les dix secondes qui ont suivi l’excitation d’une glande. Il se produit bientôt, quelquefois en moins d’une minute, dans les cellules placées au-dessous des glandes, des granules que l’on peut à peine distinguer avec un grossissement très-considérable ; ces granules s’agrègent alors et forment des petits globules. L’agrégation se propage ensuite le long des tentacules, s’arrêtant pendant un court instant à chaque cloison transversale. Les petits globules se réunissent alors pour en former de plus gros, ou se transforment en masses ovales, en masses affectant la forme d’une tige surmontée d’une boule, ou la forme de fils ou de colliers, masses de protoplasma qui, en suspension dans un liquide presque incolore, changent incessamment et spontanément de forme. Ces masses se réunissent fréquemment pour se séparer de nouveau. Si la glande a été puissamment excitée, toutes les cellules sont affectées jusqu’à la base du tentacule. Dans les cellules, et surtout dans celles qui contiennent un liquide rouge foncé, le commencement du phénomène consiste souvent dans la formation d’une masse de protoplasma, en forme de sac rouge foncé, qui se divise ensuite et subit les changements de forme ordinaires. Avant l’agrégation une couche de protoplasma incolore renfermant des granules (l’utricule primordial de Molli) circule le long des parois des cellules ; cette couche devient plus distincte dès que le contenu de la cellule s’est agrégé en partie en globules ou en masses ressemblant à un sac. Au bout d’un certain temps, les granules de cette couche sont attirés par les masses centrales et s’unissent à elles ; on ne peut plus alors distinguer la couche en mouvement, mais il y a encore un courant de liquide transparent à l’intérieur des cellules.

Presque tous les stimulants qui provoquent le mouvement des tentacules provoquent aussi l’agrégation du protoplasma : ainsi, par exemple, les attouchements répétés deux ou trois fois sur les glandes, la pression de parcelles inorganiques extrêmement petites, l’absorption de divers liquides, l’immersion même longtemps prolongée dans l’eau distillée, l’exosmose et la chaleur. Parmi les nombreux stimulants que j’ai essayés, le carbonate d’ammoniaque est le plus énergique et celui qui agit le plus rapidement ; une dose de 1/134400 de grain (0,00048 de millig.) posée sur une seule glande suffit pour provoquer au bout d’une heure une agrégation bien marquée dans les cellules supérieures du tentacule. L’agrégation se continue aussi longtemps seulement que le protoplasma est vivant, vigoureux et à l’état oxygéné.

Que la glande ait été excitée directement ou qu’elle ait reçu une impulsion d’autres glandes éloignées, le résultat est exactement le même sous tous les rapports. Il y a, toutefois, une différence importante : quand on excite les glandes centrales elles transmettent une impulsion qui remonte le long des pédicelles des tentacules extérieurs jusqu’aux glandes, en allant du centre à la circonférence ; au contraire, le phénomène immédiat de l’agrégation va de la circonférence au centre, car il part des glandes des tentacules extérieurs pour se propager, en descendant, le long des pédicelles. En conséquence, l’impulsion transmise d’une partie de la feuille à une autre doit être différente de l’impulsion immédiate qui provoque l’agrégation. Ce phénomène ne résulte pas de ce que les glandes sécrètent plus abondamment qu’elles ne le faisaient auparavant, et il se produit indépendamment de l’inflexion des tentacules. L’agrégation persiste aussi longtemps que les tentacules restent infléchis et, dès que ces tentacules sont complètement redressés, les petites masses de protoplasma se dissolvent toutes ; les cellules se remplissent alors de liquide pourpre homogène, de même qu’elles l’étaient avant l’excitation de la feuille.

Le phénomène de l’agrégation peut se produire à la suite de quelques attouchements ou d’une pression exercée par des corps insolubles, il se produit donc indépendamment de l’absorption de substances quelles qu’elles soient et doit être de nature moléculaire. D’ailleurs, alors même que l’agrégation se produit à la suite de l’absorption de carbonate d’ammoniaque ou d’autres sels d’ammoniaque ou d’une infusion de viande, elle semble être exactement de même nature. Or, pour que le liquide protoplasmique soit affecté par des causes aussi légères et aussi variées, il faut qu’il soit dans un état particulièrement instable. Les physiologistes croient que, lorsqu’on touche un nerf et que ce nerf transmet une impulsion à d’autres parties du système nerveux, il se produit chez lui un changement moléculaire que nous ne pouvons percevoir. Il est donc fort intéressant d’observer sur les cellules d’une glande les effets de la pression d’une parcelle de cheveu ne pesant que le 1/78700 de grain (0,000822 de millig.), parcelle qui est en outre supportée par la sécrétion visqueuse, car cette pression extrêmement petite provoque bientôt une modification visible dans le protoplasma, modification qui se propage dans toute la longueur du tentacule et qui produit chez lui, tout au moins, une sorte d’aspect tacheté que l’on peut facilement distinguer à l’œil nu.

J’ai démontré dans le quatrième chapitre que les feuilles plongées pendant un court espace de temps dans de l’eau portée à la température de 110° F (43°,3 centigr.) s’infléchissent quelque peu ; cette immersion les rend aussi plus sensibles qu’elles ne l’étaient auparavant à l’action de la viande. Si l’on expose les feuilles à une température variant entre 115° et 125° F (46°,1 à 51°,6 centigr.), elles s’infléchissent rapidement et le protoplasma s’agrège ; plongées ensuite dans l’eau froide les tentacules se redressent. Exposées à 130° F (54°,4 centigr.), l’inflexion ne se produit pas immédiatement, mais les feuilles sont seulement paralysées pour quelques instants, car, si on les plonge dans l’eau froide elles s’infléchissent souvent et se redressent ensuite. J’ai vu distinctement le protoplasma se mettre en mouvement chez une feuille traitée de cette façon. Une agrégation très-considérable s’est produite chez d’autres feuilles traitées de la même manière et plongées ensuite dans une solution de carbonate d’ammoniaque. Les feuilles plongées dans l’eau froide après avoir été exposées à une température de 145° F (62°,7 centigr.) s’infléchissent quelquefois légèrement, mais très-lentement ; l’immersion dans une solution de carbonate d’ammoniaque provoque ensuite l’agrégation énergique du contenu des cellules. Toutefois, la durée de l’immersion est un élément important, car, si on plonge les feuilles dans de l’eau portée à la température de 145° F. (62°,7 centigr.) ou même à 140° F. (60° centigr.) et qu’on les y laisse jusqu’à ce que l’eau soit refroidie, elles meurent et le contenu des glandes devient blanc et opaque. Ce dernier résultat semble dû à la coagulation de l’albumine et est presque toujours causé par une courte exposition à une température de 150° F (65°,5 centigr.) ; toutefois, différentes feuilles et même les diverses cellules d’un même tentacule différent considérablement au point de vue de la résistance à la chaleur. Enfin, le carbonate d’ammoniaque provoque l’agrégation chez les feuilles, à moins que la chaleur n’ait été suffisante pour coaguler l’albumine.

J’ai étudié, dans le cinquième chapitre, les effets produits par des gouttes de divers liquides organiques azotés et non azotés placés sur le disque des feuilles, et j’ai démontré que les feuilles découvrent avec une certitude presque absolue la présence de l’azote. Une décoction de pois verts ou de feuilles de chou fraîches agit presque aussi énergiquement qu’une infusion de viande crue, tandis qu’une infusion de feuilles de chou, faite en conservant les feuilles pendant longtemps dans de l’eau tiède, est beaucoup moins énergique. Une décoction de feuilles d’herbe est moins efficace qu’une décoction de pois verts ou de feuilles de chou.

Ces résultats m’ont conduit à rechercher si le Drosera est apte à dissoudre les substances animales solides. J’ai relaté en détail, dans le sixième chapitre, les expériences qui prouvent que les feuilles sont aptes à une digestion véritable et que les glandes absorbent les matières digérées. Ce sont là, peut-être, les observations les plus intéressantes que j’aie faites sur le Drosera, car on ne connaissait pas encore dans le règne végétal une aptitude de ce genre. Il est aussi un fait intéressant, c’est que les glandes du disque, quand elles sont excitées, transmettent une impulsion aux glandes des tentacules extérieurs, impulsion qui provoque chez ces dernières des sécrétions plus abondantes et acides, comme si elles avaient été excitées directement par un objet placé sur elles. Le suc gastrique des animaux contient, comme on sait, un acide et un ferment qui sont tous deux indispensables à la digestion ; il en est de même de la sécrétion du Drosera. Quand on excite mécaniquement l’estomac d’un animal il sécrète un acide ; quand on place des parcelles de verre ou d’autres objets semblables sur les glandes du Drosera, la sécrétion de la glande directement excitée et celle des glandes environnantes devient plus abondante et devient en même temps acide. Mais, selon Schiff l’estomac d’un animal ne sécrète le ferment convenable, la pepsine, qu’autant qu’il a absorbé certaines substances qu’il appelle peptogènes ; or, il semble résulter de mes expériences que les glandes du Drosera doivent absorber certaines substances avant de sécréter le ferment convenable. Il a été démontré, par l’addition de petites doses d’un alcali qui arrêtent entièrement le phénomène de la digestion, que la sécrétion contient un ferment qui n’agit sur les substances animales solides qu’autant qu’il se trouve en présence d’un acide ; en effet, la digestion recommence dès qu’on neutralise l’alcali au moyen d’un peu d’acide chlorhydrique étendu d’eau. De nombreuses expériences, faites avec une grande quantité de substances, ont démontré que la sécrétion du Drosera agit exactement comme le suc gastrique sur les substances qu’elle dissout complétement, qu’elle attaque partiellement ou qu’elle laisse intactes. Nous pouvons donc conclure que le ferment du Drosera ressemble beaucoup à la pepsine des animaux ou qu’il est identique avec elle.

Les substances digérées par le Drosera agissent très-différemment sur les feuilles. Les unes provoquent une inflexion énergique et rapide des tentacules et les font rester infléchis pendant beaucoup plus longtemps que les autres. Nous sommes donc conduits à supposer que les premières sont plus nutritives que les secondes, de même qu’il arrive pour quelques-unes de ces mêmes substances données aux animaux ; par exemple, la viande comparativement à la gélatine. La dissolution rapide par la sécrétion du Drosera et l’absorption subséquente d’une substance aussi dure que le cartilage, sur laquelle l’eau a si peu d’action, est peut-être un des cas les plus extraordinaires que l’on puisse citer. Toutefois, ce cas n’est certainement pas plus remarquable que la digestion de la viande, qui est dissoute par la sécrétion de la même manière et en passant par les mêmes degrés qu’elle l’est par le suc gastrique. La sécrétion dissout les os et même l’émail des dents, mais cette dissolution est due simplement à la grande quantité d’acide sécrété, et provient sans doute de l’affinité de la plante pour le phosphore. Dans le cas des os, le ferment n’a d’action qu’autant que tout le phosphate de chaux a été décomposé et qu’il se trouve de l’acide libre ; dans ce cas, la base fibreuse des os est rapidement dissoute. En outre, la sécrétion attaque et dissout des substances contenues dans les graines vivantes qu’elle tue quelquefois ou qu’elle attaque profondément, ce que prouve l’état maladif des rejetons de ces graines. Enfin, la sécrétion absorbe certaines matières contenues dans le pollen et dans des morceaux de feuilles.

J’ai consacré le septième chapitre à l’action des sels d’ammoniaque. Tous ces sels provoquent l’inflexion des tentacules et souvent même du limbe de la feuille et l’agrégation du protoplasma. Ces sels agissent avec une énergie bien différente : le citrate d’ammoniaque est le moins énergique ; le phosphate d’ammoniaque est de beaucoup le plus énergique, grâce sans doute à la présence dans ce sel du phosphore et de l’azote. Toutefois, je n’ai déterminé avec soin que l’efficacité relative de trois sels d’ammoniaque seulement, c’est-à-dire le carbonate, l’azotate et le phosphate. J’ai fait mes expériences en plaçant 1/2 minima (0,0296 de millil.) de solutions de différentes forces sur le disque des feuilles, en appliquant une petite goutte (environ 1/20e de minime, ou 0,00296 de millilitre) pendant quelques secondes à 3 ou 4 glandes ; enfin, en plongeant des feuilles entières dans une quantité de liquide toujours la même. Il était nécessaire d’abord, comme terme de comparaison, de déterminer les effets de l’eau distillée sur les feuilles, et j’ai trouvé, comme on pourra le voir par les détails, que les feuilles les plus sensibles sont affectées par l’eau distillée, mais seulement dans de petites proportions.

Les racines absorbent une solution de carbonate d’ammoniaque ; cette absorption provoque une agrégation du contenu des cellules, mais n’affecte pas les feuilles. La vapeur de ce sel, absorbée par les glandes, provoque l’inflexion aussi bien que l’agrégation du protoplasma. Une goutte d’une solution contenant 1/960e de grain (0,0675 de milligr.) placée sur les glandes du disque est la quantité la plus petite qui provoque l’inflexion des tentacules extérieurs. Toutefois, une goutte microscopique contenant 1/14400e de grain (0,00445 de milligr.) appliquée pendant quelques secondes à la sécrétion qui entoure une glande provoque l’inflexion du tentacule. Quand une feuille très-sensible est plongée dans une solution de carbonate et qu’on l’y laisse le temps nécessaire à l’absorption, le 1/268800e de grain (0,00024 de miiligr.) suffit, pour exciter un mouvement chez un tentacule.

L’azotate d’ammoniaque provoque l’agrégation du protoplasma beaucoup moins vite que le carbonate, mais il est beaucoup plus énergique pour provoquer l’inflexion. Une goutte d’une solution d’azotate d’ammoniaque contenant 1/2400e de grain (0,027 de milligr.) de sel placée sur le disque exerce une action énergique sur tous les tentacules extérieurs qui n’ont pas été eux-mêmes touchés par la solution ; une goutte contenant 1/2800e de grain (0,026 de milligr.) de sel n’a provoqué que l’inflexion de quelques tentacules extérieurs, mais a affecté le limbe dans des proportions plus considérables. Une goutte microscopique contenant 1/28800e de grain (0,0025 de milligr.) appliquée à une glande a causé l’inflexion du tentacule. J’ai pu démontrer, en plongeant des feuilles entières dans la solution, que l’absorption par une glande du 1/691200e de grain (0,0000937 de milligr.) de sel suffit à provoquer un mouvement dans le tentacule.

Le phosphate d’ammoniaque est beaucoup plus énergique que l’azotate. Une goutte contenant 1/3840e de grain (0,0169 de milligr.) de sel placée sur le disque d’une feuille sensible provoque l’inflexion de la plupart des tentacules extérieurs ainsi que celle du limbe de la feuille. Une goutte microscopique contenant 1/153600e de grain (0,000423 de milligr.) de sel appliquée pendant quelques secondes à une glande agit sur le tentacule comme le prouve son inflexion. Quand on plonge une feuille dans 30 minimes (1,7748 millilitres) d’une solution contenant une partie en poids de sel pour 21875000 parties d’eau, l’absorption par une glande de 1/19760000e de grain (0,00000328 de milligr.) de sel, c’est-à-dire un peu plus que le 1/20000000e de grain, suffit pour que le tentacule portant cette glande s’infléchisse jusqu’au centre de la feuille. Dans cette expérience, si l’on tient compte de la présence de l’eau de cristallisation, le tentacule n’a pu absorber tout au plus que le 1/30000000 de grain de sel. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les glandes absorbent des quantités aussi minimes, car tous les physiologistes admettent que les sels d’ammoniaque sont absorbés par les racines alors qu’ils sont apportés en quantités moindres encore par la pluie. Il n’est pas surprenant non plus que le Drosera bénéficie de l’absorption de ces sels, car la levure et d’autres formes de champignons infimes se développent dans les solutions d’ammoniaque s’ils se trouvent en présence des autres éléments nécessaires. Mais le fait étonnant sur lequel d’ailleurs je ne veux pas m’étendre davantage, c’est qu’une quantité aussi extraordinairement petite que le un vingt millionième de grain de phosphate d’ammoniaque provoque dans une glande du Drosera un changement suffisant pour développer une impulsion qui se propage dans toute la longueur du tentacule, impulsion assez vive pour faire décrire à ce tentacule un angle de plus de 180°. Je ne sais réellement si l’on doit plus s’étonner de ce fait ou du mouvement rapide provoqué par la pression d’un bout de cheveu soutenu par la sécrétion visqueuse. En outre, il ne faut pas perdre de vue que cette extrême sensibilité, excédant celle des parties les plus délicates du corps humain, ainsi que la faculté de la transmission des diverses impulsions d’une partie de la feuille à l’autre, ont été acquises sans l’intervention d’un système nerveux.

Comme on connaît jusqu’à présent peu de plantes qui possèdent des glandes spécialement adaptées pour l’absorption, il m’a semblé utile de déterminer les effets de divers autres sels, outre ceux d’ammoniaque, et de divers acides sur le Drosera. Leur action est décrite dans le huitième chapitre ; elle ne correspond pas strictement à leurs affinités chimiques telles qu’on peut les déduire de la classification ordinairement adoptée. La nature de la base exerce une action beaucoup plus grande que celle de l’acide ; or, l’on sait qu’il en est de même chez les animaux. Par exemple, 9 sels de soude ont tous provoqué une inflexion bien marquée et aucun d’eux, employé à petite dose, n’a fait l’effet de poison, tandis que 7 des sels correspondants de potasse n’ont produit aucun effet sur les feuilles et que 2 seulement ont provoqué une légère inflexion. En outre, les petites doses de quelques-uns des sels de potasse injectés dans les veines des animaux ont de même une action toute différente. Les sels terreux, comme on les appelle, ne produisent guère d’effet sur le Drosera. D’autre part, les sels métalliques provoquent une inflexion rapide et énergique et sont des poisons violents ; il y a toutefois quelques singulières exceptions à cette régie : ainsi, le chlorure de plomb et le chlorure de zinc, aussi bien que deux sels de baryte n’ont provoqué aucune inflexion et n’agissent pas comme poison.

La plupart des acides essayés, bien que très-étendus d’eau (1 partie d’acide pour 437 parties d’eau) et employés en petite quantité, ont agi énergiquement sur le Drosera ; 19 acides sur 24 ont provoqué l’inflexion plus ou moins énergique des tentacules. La plupart de ces acides, même les acides organiques, sont des poisons et souvent des poisons violents pour le Drosera ; ce fait est d’autant plus remarquable que le suc d’un grand nombre de plantes contient des acides. L’acide benzoïque, inoffensif pour les animaux, semble être pour le Drosera un poison aussi violent que l’acide cyanhydrique. D’autre part, l’acide chlorhydrique n’est un poison ni pour les animaux, ni pour le Drosera, il ne provoque chez ce dernier qu’une inflexion modérée. Beaucoup d’acides provoquent chez les glandes la sécrétion d’une quantité extraordinaire de mucus ; en outre, le protoplasma contenu dans les cellules des glandes semble être souvent tué, ce que l’on peut conclure de la teinte rose que prend le liquide environnant. Il est étrange que des acides alliés exercent sur les feuilles une action très-différente ; ainsi l’acide formique ne provoque qu’une légère inflexion et n’agit pas comme poison, tandis que l’acide acétique dilué dans les mêmes proportions agit très-énergiquement et est un poison violent. L’acide lactique est aussi un poison, mais il ne provoque l’inflexion qu’après un laps de temps considérable. L’acide malique exerce une action légère, tandis que l’acide citrique et l’acide tartrique ne produisent aucun effet.

J’ai décrit dans le neuvième chapitre les effets que produit l’absorption de divers alcaloïdes et de certaines autres substances. Bien que quelques-uns agissent comme poisons, il y en a cependant plusieurs qui ne produisent aucun effet sur le Drosera, quoiqu’ils exercent une action puissante sur le système nerveux des animaux ; nous pouvons en conclure que l’extrême sensibilité des glandes et la faculté qu’elles possèdent de transmettre une impulsion à d’autres parties de la feuille pour provoquer le mouvement, la modification des sécrétions ou l’agrégation, ne dépend pas de la présence d’un élément analogue au tissu nerveux. Un des faits les plus remarquables à cet égard est qu’une longue immersion dans une solution du poison du cobra n’arrête en aucune façon, mais semble au contraire stimuler les mouvements spontanés du protoplasma dans les cellules du tentacule. Des solutions de divers sels et certains acides dilués se comportent tout différemment en ce qu’ils retardent ou empêchent complètement l’action subséquente d’une solution de phosphate d’ammoniaque. Le camphre dissous dans l’eau joue le rôle de stimulant ainsi que le font d’ailleurs des petites doses de certaines huiles essentielles, car elles provoquent une inflexion rapide et énergique. L’alcool n’est pas un stimulant. Les vapeurs de camphre, d’alcool, de chloroforme, d’éther sulfurique et d’éther azotique à doses assez grandes, agissent comme poison, mais à petites doses elles jouent le rôle de narcotiques on d’anesthésiques et retardent considérablement l’action subséquente de la viande. Toutefois, quelques-unes de ces vapeurs jouent aussi le rôle de stimulants et provoquent chez les tentacules des mouvements rapides presque spasmodiques. L’acide carbonique est aussi un narcotique ; il retarde l’agrégation du protoplasma quand on place ensuite la glande en présence d’une solution de carbonate d’ammoniaque. Le premier accès de l’air autour des plantes qui ont été plongées dans ce gaz joue quelquefois le rôle de stimulant et provoque un mouvement. Mais, comme je l’ai déjà fait remarquer, il faudrait écrire un traité spécial pour décrire les effets divers que produisent différentes substances sur les feuilles du Drosera.

J’ai démontré dans le dixième chapitre que la sensibilité des feuilles paraît entièrement limitée aux glandes et aux cellules placées immédiatement au-dessous des glandes. J’ai démontré, en outre, que l’impulsion motrice, les autres forces ou influences, partant des glandes excitées, se propagent à travers le tissu cellulaire et non pas le long des faisceaux fibro-vasculaires. La glande envoie avec une grande rapidité une impulsion motrice dans toute la longueur du pédicelle qu’elle surmonte jusqu’à la base du tentacule qui seul est flexible. L’impulsion motrice dépassant alors cette base se propage dans toutes les directions vers les tentacules environnants, en affectant d’abord ceux qui se trouvent le plus près. Mais cette impulsion en se disséminant ainsi perd de sa force et se propage beaucoup plus lentement qu’elle ne l’a fait le long des pédicelles, parce que les cellules du disque ne sont pas aussi allongées que celles des tentacules. En raison aussi de la direction et de la forme des cellules, l’impulsion motrice se propage, plus facilement et plus rapidement dans une direction longitudinale à travers le disque que dans une direction transversale. L’impulsion partant des glandes des tentacules marginaux extrêmes ne semble pas avoir assez de force pour affecter les tentacules adjacents, ce qui provient sans doute, en partie, de la longueur de ces tentacules. L’impulsion partant des glandes des quelques premières rangées intérieures se propage principalement dans les tentacules situés de chaque côté de la glande excitée et vers le centre de la feuille ; mais l’impulsion partant des glandes des tentacules courts du disque se propage presque également dans toutes les directions.

Quand une glande est fortement excitée par la quantité ou la qualité de la substance qu’on a placée sur elle, l’impulsion motrice se propage plus loin que celle partie d’une glande plus légèrement excitée ; si on excite simultanément plusieurs glandes, l’impulsion partie de chacune d’elles se combine et se propage encore plus loin. Dès qu’une glande est excitée, elle décharge, pour ainsi dire, une impulsion qui se propage jusqu’à une distance considérable, mais ensuite, quand la glande sécrète et absorbe, l’impulsion qui en part suffit seulement à maintenir infléchi le tentacule qu’elle surmonte, quand bien même l’inflexion persisterait pendant plusieurs jours.

Si la partie flexible d’un tentacule reçoit une impulsion de sa propre glande, ce tentacule se meut toujours vers le centre de la feuille ; il en est de même pour tous les tentacules quand leurs glandes sont excitées par une immersion dans un liquide convenable. Il faut toutefois en excepter les tentacules courts de la partie centrale du disque, qui ne s’infléchissent pas du tout à la suite de semblables excitations. D’autre part, quand l’impulsion motrice part d’un des côtés du disque, les tentacules environnants, y compris même les tentacules courts qui se trouvent au centre de la feuille, s’infléchissent tous avec précision vers le point excité, quelque part que se trouve ce point. C’est là, sous tous les rapports, un phénomène remarquable ; en effet, la feuille paraît alors faussement douée des sens d’un animal. Ce phénomène est d’autant plus remarquable que, lorsque l’impulsion motrice frappe la base d’un tentacule obliquement par rapport à sa surface aplatie, la contraction des cellules doit se limiter à 1, 2, ou quelques rangées seulement d’une des extrémités. En outre, il faut que l’impulsion agisse sur plusieurs tentacules environnants pour que tous s’inclinent avec précision vers le point excité.

L’impulsion motrice partant d’une ou de plusieurs glandes et se propageant à travers le disque, pénètre dans la base des tentacules environnants et agit immédiatement sur leurs parties flexibles. Cette impulsion ne se propage pas d’abord jusqu’aux glandes des tentacules de façon à exciter celles-ci et à envoyer une impulsion réflexe jusqu’à la base. Néanmoins, une certaine impulsion se propage jusqu’aux glandes, car leur sécrétion augmente bientôt et devient acide ; alors les glandes ainsi excitées renvoient quelque autre impulsion qui ne dépend ni de l’augmentation de la sécrétion ni de l’inflexion des tentacules, mais qui provoque l’agrégation du protoplasma de cellule en cellule jusqu’à la base. On pourrait appeler cette impulsion une action réflexe, bien qu’elle soit probablement très-différente de l’impulsion qui part des ganglions nerveux d’un animal ; c’est là, d’ailleurs, le seul cas connu d’action réflexe dans le règne végétal.

Nous savons fort peu de choses sur le mécanisme des mouvements et sur la nature de l’impulsion motrice. Il est certain que, pendant l’acte de l’inflexion, des liquides sont transportés d’une partie des tentacules à une autre. Toutefois, l’hypothèse qui concorde le mieux avec les faits observés est que l’impulsion motrice est, de sa nature, alliée au phénomène d’agrégation ; qu’en outre, ce phénomène fait rapprocher l’une de l’autre les molécules des parois des cellules de la même façon que les molécules du protoplasma contenues dans les cellules ; il en résulte que les parois des cellules se contractent. Mais on peut élever quelques sérieuses objections contre cette hypothèse. Le redressement des tentacules est dû, en grande partie, à l’élasticité des cellules extérieures, élasticité qui entre en jeu dès que les cellules cessent de se contracter avec une force prédominante. Toutefois, nous avons raison de supposer que le liquide est constamment et lentement attiré dans les cellules extérieures pendant l’acte du redressement, ce qui augmente la tension de ses cellules.

Je viens de récapituler en quelques mots les principaux faits que j’ai observés relativement à la structure, aux mouvements, à la constitution et aux habitudes du Drosera rotundifolia. On est actuellement à même de juger combien peu nous savons par rapport à ce qui reste inexpliqué et à ce qui nous est inconnu.