Les rues de Paris/Breguet

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Bray et Rétaux (tome 1p. 139-144).


BREGUET



« Les perfectionnements apportés par Breguet dans cette partie de la mécanique à laquelle il avait consacré ses veilles, ont eu pour résultat de donner à la France la première horlogerie de l’Europe, au dire de tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s’étendent à toutes les branches comme à toutes les parties de l’art. C’est à lui qu’on doit, sinon la première idée, du moins l’usage commode des montres perpétuelles qui se remontent d’elles-mêmes par le mouvement qu’on leur donne en les portant… C’est Breguet qui, pour garantir de fractures le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre, imagina le parachute qui préserve le régulateur de toute atteinte ; invention précieuse surtout pour les montres de poche. C’est lui qui, le premier, fabriqua des cadratures de répétition d’une disposition plus sûre, laissant plus de place pour les autres parties du mécanisme, etc., etc. Mais c’est surtout aux sciences exactes, à l’astronomie, à la physique et à la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de calculer les minima les plus délicats de la durée avec la dernière exactitude, a rendu des services inappréciables. »

Ainsi s’exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances spéciales, a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan illustre dont le nom, resté justement populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, et se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, mérite une place dans notre galerie, d’autant plus que chez lui le caractère de l’homme était à la hauteur du talent, du génie de l’artiste ; c’est M. Parisot qui n’hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui contester ?

« Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les premières classes de la société où il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu’il avait toujours conservé la naïveté de la jeunesse et même celle de l’enfance ; qu’il voyait tout en beau, excepté ses ouvrages ; qu’en lui, tout était égal, uni, simple ; qu’il était timide sans être jamais embarrassé ; qu’on trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine ; qu’il n’avait jamais voulu quitter sa petite et modeste maison où la fortune était venue le trouver ; qu’il était toujours prêt à être utile aux artistes ; que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On raconte qu’étant devenu un peu sourd sans être susceptible, il disait, quand on riait de quelque quiproquo : Dites-le-moi, que je rie aussi, ce qu’il ne manquait pas de faire. »

Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en Suisse, le 10 janvier 1747, d’une famille d’origine française. Enfant, il paraissait d’une intelligence paresseuse, et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu de goût pour la grammaire française et latine. Tout jeune encore, il perdit son père, et sa mère s’étant remariée à un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que l’enfant tirait de la fréquentation du collége, résolut de le garder à la maison pour l’occuper aux travaux de son état. Cette vie sédentaire ne sembla point d’abord, plus que l’autre, agréable à l’enfant, doué d’une extrême vivacité ; peu à peu, cependant, les combinaisons mécaniques l’intéressèrent et il devint apprenti des plus zélés.

Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier émérite, l’emmena à Paris et le plaça chez un célèbre horloger de Versailles pour qu’il achevât de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu d’années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de l’atelier ; intelligent autant que laborieux et rangé. Quoique à peine sorti de l’adolescence, il se trouvait père de famille, ayant, par la mort précipitée de son beau-père et de sa mère, une jeune sœur à élever et établir ! Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes les charges ; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à équilibrer son budget, mais il put faire quelques économies et trouver du loisir pour suivre un cours de mathématiques, car il avait compris que la connaissance des sciences exactes lui devait être singulièrement utile ou plutôt indispensable. Son professeur était l’abbé Marie, savant distingué, que les rares dispositions de l’élève, comme sa bonne conduite, intéressèrent et qui ne fut pas avare pour lui de ses précieux enseignements.

Il n’est pas douteux qu’ils contribuèrent beaucoup à développer le génie du jeune Breguet dont la réputation, comme habile horloger, date de cette époque et depuis ne fit que s’accroître. Un jour le duc d’Orléans se trouvait à Londres, dans l’atelier de l’horloger Arnold, connu dans toute l’Europe, et renommé comme le premier dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant à Arnold, lui demanda ce qu’il en pensait.

L’horloger, après l’avoir ouverte et examinée avec grande attention, non sans témoigner plusieurs fois de son étonnement, la rendit au visiteur en disant :

— Vous avez là, monseigneur, un chef-d’œuvre, et ce Breguet est, dans notre partie, un maître, mais un maître qu’au plus tôt je veux connaître, et dont il me tarde de serrer la main. » En effet, laissant là son atelier et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, Arnold s’embarqua pour le continent, et quelques jours après, il arrivait à Paris.

Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans son atelier un étranger qui, le sourire aux lèvres et la main tendue, lui dit :

— Mon cher confrère, j’ai vu tout récemment à Londres, dans la main d’une altesse française, une montre fabriquée par vous et que j’ai admirée comme un chef-d’œuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même mes félicitations ; je suis Arnold, de Londres.

Qu’on juge de la stupéfaction comme de la joie de Breguet à cette visite si inattendue pour lui, car, même au temps de ses plus grandes prospérités, il était resté fort modeste.

« Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à la renommée, cet homme éminemment moral, qui rendait justice à tous, excepté à lui-même, jusqu’à s’étonner de la régularité de ses instruments, doutait de sa propre réputation, même en présence des étrangers qui s’honoraient de lui en fournir le témoignage[1]. »

Profondément touché des témoignages d’estime et de sympathie que lui donnait Arnold, il s’efforça de le reconnaître de son mieux par son accueil, et lorsque le confrère repartit pour l’Angleterre, il lui confia son fils aîné qu’il devait, deux années après, mais sans l’avoir prévu, aller rejoindre.

La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, resta complètement étranger à la politique ; mais à cause de sa célébrité, et sans doute aussi de sa réputation d’honnête homme, il n’en fut pas moins classé parmi les suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses clients, alors très-influents, il put éviter la prison et il lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, où sa situation ne laissait pas que d’être critique et de le préoccuper. Il se voyait tout au moins dans la nécessité, afin de s’assurer le pain quotidien, d’abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple ouvrier, lorsqu’un ami généreux, témoin de ses perplexités, lui dit :

— À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l’art pour le métier. Continuez vos importants travaux, dont le résultat pour moi est d’autant moins douteux que votre fils aîné peut s’y associer. D’ailleurs, n’ayez souci du lendemain ni pour votre famille ni pour vous ; voici qui vous rassure pour l’avenir.

Et l’excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu’après s’être longtemps défendu, le Français dut accepter. C’est ainsi que, pendant les deux années de son exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en peu de temps, aidé d’ailleurs par le secours de ses amis, relever ses établissements détruits, dont la prospérité alla toujours en augmentant. Sa vie dès lors s’écoula paisible et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816 remplaça Carnot à l’Institut. En 1823, il fit partie du jury d’examen pour les produits de l’industrie. Après avoir rempli ces fonctions momentanées avec le zèle et la conscience qu’il apportait à tout, il se remit à son grand ouvrage sur l’horlogerie, qu’il avait hâte de voir terminé, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d’instants après s’être assis à son bureau, il tomba foudroyé par une attaque d’apoplexie.

« Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n’était point exclusivement restreint à l’art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina le mécanisme léger et solide des télégraphes établis par Chappe ; il créa un thermomètre métallique d’une sensibilité au-dessus de tout ce qui est connu, surtout pour le développement instantané du calorique, etc. »

On ne peut trop regretter qu’il ait laissé inachevé son Traité de l’Horlogerie, dans lequel toutes ses découvertes devaient être consignées et qui eût renfermé, en particulier, beaucoup de faits intéressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent eux-mêmes en repos.



  1. Encyclopédie des gens du monde.