Les trois cocus/Chapitre XIII

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Librairie populaire (p. 84-95).


CHAPITRE XIII

UN AUMÔNIER POUR DEUX DÉVOTES


Romuald Chaducul n’était pas au bout de ses embêtements.

On était en plein été, et, à sept heures, il faisait encore grand jour. Il ne fallait pas songer à réintégrer de sitôt son domicile ecclésiastique : il était indispensable d’attendre la nuit.

Il erra donc quelque peu dans les rues, marchant au hasard, choisissant de préférence les voies les plus fréquentées pour passer inaperçu.

Il remonta ainsi le boulevard Saint-Michel et prit ensuite le boulevard Montparnasse. Avec ça, il avait une fringale atroce qui lui tiraillait l’estomac.

Il fouilla dans sa poche.

Le porte-monnaie du pompier dont il portait le costume était peu garni ; il contenait juste deux francs huit sous. Il n’y avait pas à espérer s’offrir bombance.

Il se rendait parfaitement compte, à présent, de ce qui était arrivé. C’était la bonne qui avait le pompier. Elle l’avait réclamé sous le nom de Philéas. Sans aucun doute, elle lui avait remis sa soutane, sa belle soutane neuve, qui renfermait, dans une poche, un tas de papiers précieux, sans parler de l’argent. Et c’était ce Philéas qui allait nocer à sa place !… À cette heure, il devait se prélasser, majestueux, en costume d’oint du Soigneur… Et il irait, dans un pieux restaurant du quartier Saint-Sulpice, se payer, avec les écus de Romuald, un plantureux balthazar arrosé de vins exquis !… Et il lirait les secrets de son portefeuille, les adresses de ses pénitentes, les lettres de recommandation que lui écrivaient divers évêques in partibus en faveur de jeunes prêtres qu’on le priait de caser à Paris !… Il y avait, notamment, un néophyte polonais dont il s’était chargé… Tous les papiers de l’apprenti-curé se trouvaient précisément dans le portefeuille de l’abbé Chaducul… L’abbé voyait s’amonceler à l’horizon une multitude de nuages qui finiraient par éclater d’une manière désagréable pour lui.

Et puis, ça ne lui allait pas du tout, le costume de pompier.

Il se sentait mal à l’aise à l’intérieur de cet uniforme. Ça le grattait dans le cou, ça le gênait dans les entournures, ça lui faisait des plis dans le dos.

Cependant la fringale le secouait.

Il entra chez le premier marchand de vins.

— Pompier, dit le patron, il n’y a pas de porte-manteaux ; mais cela ne fait rien. Débarrassez-vous tout de même de votre casque. Il fait si chaud. Je vas vous le mettre sous mon comptoir.

— Merci, il ne me gêne pas. Je ne le quitte jamais. Une affaire d’habitude, quoi !

Le fait est que Chaducul ne tenait pas à montrer sa tonsure.

Il se commanda une omelette et des pommes de terre. Le fricoteur lui fabriqua quelque chose d’épouvantable. Quelle différence avec la cuisine d’Ursule !

Pour dessert, il choisit du gruyère. Pensez donc ! il s’agissait de ne pas dépenser plus de quarante-huit sous ; sans quoi, le patron réclamerait au premier poste de pompiers. Personne ne le reconnaîtrait. Il serait obligé de se nommer. Cela ferait un beau scandale.

Quand il demanda l’addition, le patron lui annonça un total île trente-sept sons. Il donna deux francs et laissa la monnaie pour le garçon. Quelle chance ! pour le coup, les quarante centimes qui lui restaient lui parurent une fortune. Rien sûr, il ne tes dépenserait pas dans la soirée.

Il remettait gravement son porte-monnaie en poche, quand sur le boulevard retentirent les cris : « Au hm ! au feu ! »

— Un incendie, dit le marchand de vins… Pompier, voilà votre affaire !

— Au diable l’incendie, murmurait l’abbé Chaducul, dans son for intérieur.

Et tous les clients de faire chorus.

Toutefois, il s’agissait d’avoir une fière contenance, de faire contre mauvaise fortune lion cœur.

— Où ça, le fou ? demanda-t-il. Où ça, qui j’y voie !

— À la rue de la Gaîté, répondirent plusieurs voix. Romuald s’élança dans la direction de la rue de la Gaîté.

Mais si le vicaire travesti en pompier trouvait désagréable

l’aventure, par contre le pompier travesti en vicaire bénissait la Providence qui lui avait octroyé si inopinément une soutane.

Tout d’abord, pour être juste, il convient de dire que Philéas Grisgris avait été fort embarrassé de sa personne. Quand il eut franchi le seuil de la maison dont le père Orifice était concierge, il se sentit incommodé sous ce vêtement d’occasion.

Lui ! curé !… voilà qui était superlativement absurde. Lorsqu’il était moutard, il avait souvent, à Aubagne, sa ville natale, servi la messe ; mais il n’avait jamais eu la pensée qu’un jour il lui arriverait de porter la soutane Cette tunique, comme si c’eût été celle de Nessus, lui brûlait les os. Il comprenait que sa démarche, fort peu glissante, n’était pas en harmonie avec le caractère onctueux que faisait présumer son costume.

Il s’étudia pourtant de son mieux, soigna son allure. Instinctivement, il quitta à la hâte le quartier des Écoles, où les étudiants le regardaient d’un air goguenard et où les étudiantes esquissaient à son adresse divers gestes du répertoire des gamins de Paris ; il ne respira que lorsqu’il fut parvenu dans la rue Saint-Sulpice, dont huit magasins sur dix sont tenus par des marchands de bons-dieux.

En fourrant la main dans une des poches de la robe noire, il constata avec joie qu’elle contenait une bourse à maillons d’acier qui semblait bien garnie. Dans l’autre poche, très profonde, se trouvait un portefeuille en cuir fort épais et bourré de papiers.

Cette découverte suffit pour lui remonter le moral.

Bravement, il entra dans le premier restaurant qui s’offrit à lui, un restaurant dont le comptoir était occupé par une vieille dame à lunettes et à tire-bouchons. Il al a s’asseoir dans un des coins les plus reculés de la grande salle. Le service était fait par des filles à l’air niais. L’une d’elles lui demanda :

— Monsieur l’abbé désire-t-il dîner à la carte ou à prix fixe ?

Il répondit :

— À prix fixe.

— Deux francs ? deux francs cinquante ? trois francs ? quatre francs ?

Ce dernier chiffre lui parut celui d’une débauche fantastique.

— Quatre francs ! fit-il.

Il n’eut pas tort, somme toute ; car dans les hôtels pour ecclésiastiques, on mange divinement bien à des prix convenables. Messieurs les calotins constituent une race exigeante que les restaurateurs ont l’habitude de soigner. Ils forment d’ailleurs une clientèle excellente ; l’argent ne leur coûtant qu’un travail d’imagination et des trucs de carottage, les soutaniers ont toujours la bourse bien garnie et paient recta.

Philéas fit honneur au dîner qu’on lui servit. Jamais il ne s’était imaginé qu’on pût donner à un homme tant de plats, même pour le prix de quatre francs, qui lui paraissait déjà bien élevé. L’appétit vient en mangeant et la soif en buvant. Il ne laissa rien dans les assiettes et vida sa bouteille jusqu’à la dernière goutte, même il demanda des flacons de vin supérieur à titre de supplément.

Tout en engloutissant boisson et victuaille, il examina sa bourse et son portefeuille. La bourse contenait neuf louis et de la monnaie. Le portefeuille, divers papiers qui lui parurent fort intéressants, car il poussa plusieurs : « Oh ! oh ! » « eh ! eh ! » « ah ! ah ! », témoignant une admiration mêlée de gaîté.

Une série de papiers, réunis sous une seule enveloppe, et au nom de « l’abbé Vasilii Groussofski, de Varsovie », eut le don de le faire réfléchir longtemps. On eût dît qu’une idée bizarre germait dans son cerveau.

Il demanda encore un flacon de vin supérieur. Puis, il prit le café, et, en guise de pousse-café, de nombreux petits verres de fine-champagne. Grâce aux divers suppléments, son addition dépassa dix francs.

Il paya et sortit. Il marcha un bon quart d’heure. Quand il fut hors du quartier de la calotte, il entra chez un coiffeur et demanda à être rasé dans un cabinet du fond. Le Figaro ne fit aucune difficulté.

Resté seul avec le patron, il lui dit :

— Je ne suis pas plus curé que vous ; mais je suis en train de manigancer une farce. C’est pour ça qu’il ne faut pas que vos clients me voient. Vous allez me raser gentiment, et puis, vous me ferez une belle tonsure, parce que sans tonsure il n’y a pas de curé.

Le coiffeur s’exécuta de bonne grâce. C’était un bon zig. Il pensa que la farce était bonne.

— Tenez, dit-il, à Philéas, une fois la tonsure terminée, vous voilà réussi comme un évêque ; votre tête ressemble à un parfait cul de singe !… Seulement, je vous conseille de ne pas vous amuser à donner trop d’accolades aux bouteilles : vous avez déjà un léger coup de soleil. En exagérant la chose, vous risqueriez de vous faire pincer,

Philéas remercia le Figaro île son fraternel avis, le rémunéra généreusement et se remit en route. Le conseil de l’artiste barbificateur était bon ; le malheur est que notre frais tonsuré ne le suivit point.

Il était si heureux d’être complet cette fois comme curé ! Son « cul de singe » lui paraissait le meilleur passe-port qu’il pût exhiber.

Comme il faisait une chaleur d’enfer, il eut le tort d’abuser des désaltérants qu’il varia à l’infini, à toutes les brasseries et buvettes qu’il rencontra.

À dix heures, maître Grisgris était complètement pochard, et, sa démarche, mal assurée, étant spécialement remarquée à cause de son costume, il traînait après lui une horde de gamins qui lui chantaient : « Esprit-Saint, descendez en nous », sur des tous extraordinairement aigus.

Il avait fait un fameux chemin depuis sa sortie de chez le président Mortier. Au moment où il avait une escorte beuglante de gavroches mal peignés, il était dans une des rues du quartier de Passy.

Agacé par cette musique, il se retournait et essayait de claquer les polissons ; ceux-ci, lestes comme des écureuils, se mettaient hors la portée de sa main et braillaient de plus belle.

La situation était critique.

Des silhouettes de gardiens de la paix se montraient à l’horizon.

Le bon ami d’Églantine avait mille et une chances d’aller finir sa nuit au poste ; mais il est une Providence pour les pochards.

Tandis que Philéas se démenait au milieu de la bande de gamins, une vieille dame intervint en sa faveur.

— Avez-vous fini, vauriens, dit-elle, de tarabuster ce pauvre prêtre ?

— Oh ! là, là ! cette chouette qui vient chanter pour le corbeau !

Et la bande d’englober la vieille dame dans le charivari. Les gardiens de la paix étaient arrivés.

— Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est ? demandèrent-ils.

— C’est un curé qu’est dans les brindezingues ! clama la bande.

— Taisez-vous, impies ! riposta la vieille. Vous mentez, sacrilèges !… Messieurs les gardiens de la paix, ce vénérable prêtre est ému, c’est vrai ; mais ce sont les injures de ces mécréants qui lui font perdre la tête… Graine de communards, va !

Philéas voulut parler à son tour ; mais la vieille dame, qui se rendait parfaitement compte de son état et qui voulait éviter un scandale, lui pinça fortement le bras en lui disant à voix basse :

— Chut !… laissez-moi faire.

Les agents, peu soucieux d’arrêter un prêtre dont une dévote prenait la défense, dispersèrent les gamins et engagèrent la vieille dame à prendre une voiture pour ramener le curé pochard.

La vieille héla un fiacre.

— Où demeurez-vous ? demanda-t-elle à Philéas.

— Moi, je ne sais pas… Arrivé aujourd’hui à Paris… à pied… abruti de fatigue… ai bu un peu pour me remettre…

— Oui, c’est compris, monsieur l’abbé ; mais où est votre hôtel ?

— Pas d’hôtel… moi, prêtre polonais… arrivé ce matin… abruti de fatigue… ai bu un peu pour me remettre… arrivé à pied de Varsovie…

Voyant qu’elle n’en pouvait rien tirer autre, la vieille dame, qui était charitable, prit un parti héroïque.

— Cocher, 13, rue Copernic ! cria-t-elle.

C’était son propre domicile.

— Bénissons Dieu, Irlande ! fit-elle en s’adressant à une seconde ruine qui vint leur ouvrir quand ils arrivèrent, et qui était la photographie vivante de sa caricature.

— Ou y a-t-il ? répondit Irlande.

— Bénissons Dieu, ma sœur !

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas perdu ma journée… Figure-toi… En revenant de mon adoration à la chapelle des Dames assomptionnistes, j’ai rencontré ce vénérable prêtre… Asseyez-vous donc, monsieur l’abbé… qui était en butte aux mauvais traitements d’une foule scélérate…

— Moi, prêtre polonais, grogna Philéas… arrivé aujourd’hui de Varsovie…

— Reposez-vous, monsieur l’abbé, fit Irlande.

— Oui, ma chère, continua la protectrice du pompier à tonsure, c’est un prêtre polonais ; il a fait des milliers de lieues à pied… il est arrivé ce matin exténué de fatigue… Il a cédé à la légitime tentation de reprendre des forces… pauvre homme !… il n’a pas dû lui en falloir beaucoup pour le mettre à mal…

— Je sais, c’est comme les affamés ; un bouillon leur donne une indigestion…

— Enfin, voilà… Une bande d’impies s’en faisait un jeu… J’ai pris sa défense… et, ma foi, comme il n’avait pas d’hôtel, je l’ai amené ici… Nous lui donnerons l’hospitalité sous notre toit, n’est-ce pas, Irlande ?

— Nous le soignerons, Scholastique.

On fit du thé à Philéas, et on lui prépara une chambre.

Irlande et Scholastique étaient deux sœurs jumelles, aussi demoiselles l’une que l’autre, malgré leur grand âge. Leur mère, Mme Duverpin, avait perdu son mari, le père des deux dévotes, s’était remariée avec un notaire, M. Mortier, qui fut le père du président que nous connaissons. Mlle Daverpin étaient donc, par leur mère, les sœurs aînées de l’époux de Marthe. Le frère et les deux sœurs ne se voyaient que très rarement. — Irlande et Scholastique vivaient seules, sans domestique, vaquant ensemble aux soins de leur ménagé.

Scholastique céda sa chambre au prêtre polonais et coucha pour cette nuit avec sa sœur Irlande.

Le lendemain matin, Philéas était tout à fait dégrisé. Il se remémora tant bien que mal les événements, relut avec soin les papiers du précieux portefeuille, et se traça un plan.

Il n’était pas bête du tout, le pompier.

À neuf heures, on frappa timidement à la porte de sa chambre, et une voix dit :

— Monsieur l’abbé est-il levé ?

— Oui, chère dame… je vous prie de m’excuser… Dans un moment je suis t’à vous…

Irlande fit remarquer à sa sœur que l’abbé lâchait des cuirs en parlant.

— C’est vrai, répondit Scholastique, mais c’est beau, pour un Polonais, de s’exprimer en français, même avec des cuirs.

— Nous sommes joliment arriérés en France, nous autres… Nous ne savons pas deux mots de polonais.

L’abbé daigna se montrer.

De quelle fête il fut l’objet, point n’est besoin de le dire.

On lui avait préparé un premier déjeuner étonnant : du chocolat au lait, archi-sucré, avec des croissants au beurre. Philéas n’en revenait pas.

Puis, ce fut le tour des interrogations. Rien n’est curieux comme une dévoie, si ce n’est deux dévotes. Heureusement, Philéas avait la langue assez bien pendue et l’imagination assez vive

À vrai dire, il ne savait guère ce que c’était que la Pologne. Il avait entendu raconter que ce pays était vis-à-vis de la Russie ce que l’Alsace-Lorraine est vis-à-vis de l’Allemagne, c’est-à-dire un pays annexé de vive force.

Il fut magnifique d’aplomb. Il déclara se nommer Vasilii Groussofski.

Les deux vieilles filles étaient suspendues à ses lèvres.

— Nous sont persécutés à Varsovie, leur narrait-il, et si tant persécutés que ça dépasse les émaginations les plus romanesques… Pour lors, que je me suis dit : « J’en ai Passez comme ça ; je m’en vas faire mon tour de France. » Seulement, pensez, nous ne sont pas riches, nous, pauvres prêtres de Pologne… Je suis venu t’à pied… Alors, comprenez l’explique, quand est-ce que j’ai foulé le sol de la pairie étrangère française, ça m’a remue le cœur… J’étais abruti de fatigue… J’ai bu un coup pour me remettre… Ç’a été z’un tort…

— Ne revenons pas là-dessus, dit Scholastique indulgente… Il est reconnu que les Polonais cèdent facilement à cette variété de la gourmandise… Et, quant à votre cas particulier, cher l’abbé, non seulement vous êtes excusable, mais encore nous rendons grâces à la divine Providence, dont nous voyons la main dans cette aventure ; car, sans ce besoin que vous avez éprouvé, sans surtout ce qui s’en est suivi, nous n’aurions pas aujourd’hui le bonheur de vous posséder.

— N’empêche pas que je vous prie derechef d’accepter mes excuses… La question étant terminée, nous n’en parlerons plus, sufficit !… Pour tant qu’aux persécutions, c’est z’un délire… À Paris, ousque je suis t’arrivé z’hier, j’ai des recommandations pour l’archevêché et pour des curés, de ceux qui sont grosses légumes…

— Vous dites ?

— Je dis : les curés grosses légumes… Pardon, excuse, vous comprenez, moi, pauvre prêtre polonais, je ne parle pas le français avec le truc élégant des gens du grand monde… Grosses légumes, c’est pour dire des curés huppés, des curés qui ont le bras long, quoi !

— Des curés influents.

— Merci, c’est ce que je voulais dire ; seulement, le mot, il ne me venait pas…

Scholastique prit à son tour la parole :

— Monsieur l’abbé, Irlande, qui est ma sœur, et moi, nous nous sommes concertées ce matin à votre sujet, et voici ce que nous avons décidé, sauf votre approbation… Il y a longtemps que nous cherchons un directeur de conscience qui fût chez nous à demeure fixe ; ce que les châtelaines appellent un aumônier… Nous nous étions promis de ne faire bénéficier de cette situation qu’un pauvre ecclésiastique, dans le genre des malheureux prêtres habitués qui sont attachés aux paroisses… Puisque la divine Providence vous a conduit à nous, c’est vous qui serez notre aumônier… Acceptez-vous ?

— L’honneur, mesdames…

Irlande rectifia :

— Mesdemoiselles, monsieur l’abbé. Nous sommes demoiselles…

Philéas reprit :

— L’honneur, mesdemoiselles, dont auquel vous me comblez, il est au-dessus de mes forces… Cependant, ce n’est pas dans ce but que je suis venu z’en France… Toutefois, vu la bonne grâce avec laquelle vous m’offrez une hospitalité successive, à moi pauvre prêtre polonais, je croirais manquer à tous mes devoirs en refusant, du moins pour mon arrivée à Paris, d’accepter la générosité de vos sentiments respectifs de charité chrétienne… Nonobstant, je vous prie de remarquer…

— C’est dît, vous acceptez, interrompit Scholastique ; dès demain, nous porterons vos papiers à Parchevêché pour faire régulariser votre situation et obtenir de Son Éminence l’autorisation de vous avoir à demeure chez nous.

— Bigre ! pensa Pliiléas, ceci change les choses ; ne laissons pas ces deux vieilles commettre dans leur zèle une imprudence.

Et il dit tout haut :

— Pardon, chères demoiselles, mes papiers, il est indispensable que ce soit moi que je les porte en personne à l’archevêché, vu que j’ai z’à parler directement à mes grosses légumes…

Il ajouta avec importance :

— Une mission diplomatique de l’archevêque de Varsovie ! Les deux dévoies s’inclinèrent.

— Soit, reprit Irlande ; mais alors, avant d’aller chez monseigneur, avant de faire la moindre course, vous voudrez bien prendre quelques jours de repos… car, après un pareil voyage…

— Ce sera comme vous voudrez…

Irlande et Scholastique étaient ravies au septième ciel.

L’abbé demanda en quoi consisteraient ses fonctions ; il se méfiait quelque peu, craignant d’avoir affaire à deux vieilles filles enflammées qui, sous prétexte d’aumônier, voulaient s’offrir un galant.

— Vous nous ferez de pieuses lectures, dit Scholastique ; vous nous direz la messe quand nous irons en voyage…

— Ah ! on ira en voyage…

— Mais oui, cher abbé ; grâce à Dieu, nous avons une petite fortune qui nous permet de nous déplacer pendant la belle saison… Vous nous accompagnerez dans nos pèlerinages…

— À Lourdes, hein ?

— Parfaitement.

— Tant, mieux ! j’ai toujours eu envie d’aller voir cette histoire-là…

— Vous nous confesserez.

— Plaît-il ?

— Je dis que vous nous confesserez… puisque vous serez notre directeur de conscience…

— C’est que… faut vous dire… je ne saurai peut-être pas… En Pologne, on ne confesse pas comme en France…

— Nous vous mettrons au courant…

— Pour lors, je ne dis plus rien…

— Nous terminerons votre instruction française ; car, ceci soit dit sans vous formaliser, cher abbé Vasilii, vous ne parlez pas encore bien correctement notre langue nationale…

— Vous croyez ?

Les deux dévotes eurent un sourire bénin.

— Par contre, dit vivement Irlande, vous nous apprendrez le polonais.

Philéas sursauta.

— Vous voulez que je vous apprenne le polonais ?

— Oui, cher abbé.

— Bigre de bigre ! se dit en lui-même le pompier, voilà qui me sera aussi commode qu’à un esturgeon du jouer de la clarinette.

Il se grattait la tête d’un air très embarrassé.

— Vous verrez, fit Scholastique, que nous serons de bonnes élèves.

— Diable ! diable ! pensait Philéas, qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur apprendre en guise de polonais ?

Soudain, son front rayonna.

— J’ai une idée, continua-t-il à part lui.

Les deux dévotes avaient remarqué qu’il se parlait à lui-même.

— Vous cherchez, dit Irlande, quelque cantique varsovien que vous nous ferez chanter pour commencer notre éducation ?

— C’est cela, j’ai votre affaire… Écoutez-moi ça… C’est grand cantique que les Polonais chantent pour la Noël…

Et il se mit à beugler ces paroles étranges :

————Vaqui l’houro
Que nous faou goba deis mouscos,
Counpagnouns, vaqui leis tavans,
————Rantanplan !
Counparen ouno ballo d’estoupo,
Ouno barriquo de guintran,
————Rantanplan !
—–Adieou, paouro Natou,
As lou nas coumo ouno banasto !
—–Adieou, paoure Vincen,
As mangea la coustantello !
————As mangea,
————As mangea,
——–La coustantello !
——–Un ! dous ! trés !
————Zébédé ![1]

Irlande et Scholastique étaient dans l’admiration.

— Et que veut dire ce cantique ? demandèrent-elles d’une seule voix.

Il fallut s’exécuter et traduire.

Philéas s’épongea le front avec son mouchoir ; l’idée seule de traduire sa chanson en cantique lui avait fait venir une sueur froide.

Enfin, il se rendit aux désirs des deux vieilles folles.

Vaqui l’houro, voici l’heure…

— Tiens, mais c’est très facile à apprendre, le polonais, dit Scolastique.

— Oui, il y a quelques mots par ci par là qui ressemblent au français… mais tous ne son ! pas comme ça…

— Voici l’heure, dis-je, que nous faou, où l’enfant, goba deis mouscos, est né sur la mousse… Vous comprenez, sur ta mousse, c’est sur la paille (Je l’étable… puisque ces ! un cantique pour Noël…

— En effet, la poésie polonaise a du pittoresque…

Compagnouns, compagnons, encore un mot facile… Ceci s’adresse aux bergers… Vaqui leis tavans, voici l’Éternel…

— C’est très beau…

Rantanplan… Ça, c’est de tous les pays… Rantanplant… Coumparen… ceci s’adresse aux rois mages… Coumparen, cela veut dire : monarques… ouno ballo, une étoile… d’estoupo, s’est levée… Ouno barriquo, elle brille… de guintran, au firmament…

Scholastique et Irlande avaient les tannes aux yeux, tant elles étaient émerveillées. Philéas s’épongeait de plus en plus le front.

Il reprit :

Adieou, ô mon Dieu… paouro, protège… Natou, le monde… as lou nas, donne-nous… coumo ouno une commune… banasto, bénédiction… Adieou, ô mon Dieu… paouro Vincen, protège les humains… as mangea, ils ont mangé… la coustantello, la pomme d’Ève… Un ! dous ! très ! une, deux, trois fois… Zébédé !

Zébédé ?

— Ce mot-là est difficile à traduire… Ce polonais a, comme cela, des mots de trois syllabes qui disent beaucoup de choses… Zébédé, Seigneur, viens nous racheter !…

Irlande et Scholastique tombèrent à genoux, et chantèrent en levant les mains au ciel :

Un ! dous ! très !
Zebédé !




  1. Ceci est une chanson provençale qui n’a ni queue ni tête, et que chantent les Marseillais en allant à la pêche :

    Voici l’heure
    Où il nous faut gober des mouches,
    Compagnons, voici les taons,
    Rantanplan !
    Préparez une balle d’étoupe.
    Une barrique de goudron,
    Rantanplan !
    Adieu, pauvre Natou,
    Tu as le nez comme une corbeille d’osier !
    Adieu, pauvre Vincent,
    Tu as mangé la coustantelle !
    Un, deux, trois,
    Zebédé !

    La coustantelle est le nom que les ménagères marseillaises donnent à un morceau de bœuf, un morceau de la culotte.

    On voit que ce chant est parfaitement inepte ; c’est sa bêtise qui en fait le charme.