Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, eT architectes/Simone CRONACA
Simone Cronaca[1] fut vraiment un homme heureux dans son temps, parce qu’il sut bien faire et trouva toujours à être employé dans des œuvres qui furent toutes grandes et magnifiques. On raconte de lui que tandis qu’Antonio Pollaiuolo était occupé à Rome aux tombeaux de bronze qui sont dans Saint-Pierre[2], il arriva chez lui un tout jeune homme de ses parents, nommé Simone, qui avait été forcé de s’enfuir de Florence, à cause de quelques ennuis, et qui avait beaucoup de goût pour l’architecture, ayant travaillé chez un constructeur en bois. Il se mit à étudier les beaux monuments de l’antiquité, et à les mesurer avec la plus grande exactitude. En peu de temps, il montra que ses études lui avaient fait faire de grands progrès, et il en tira parti dans quelques menus travaux. Là-dessus, s’étant mis en tête de retourner à Florence, il quitta Rome, et, arrivé dans sa patrie, comme il était beau parleur, il se plaisait à raconter les merveilles de Rome et des autres villes qu’il avait visitées, ce qui le fit nommer le Cronaca [chroniqueur], car il paraissait vraiment être une chronique vivante. Il était devenu si habile qu’on le considérait comme le meilleur architecte de Florence, grâce à son jugement sûr et comme ayant l’esprit plus élevé que ceux qui exerçaient le métier. Ses œuvres montraient combien il savait imiter les œuvres antiques, observer les règles de Vitruve et suivre les exemples laissés par Filippo Brunellesco. À cette époque, vivait à Florence Filippo Strozzi l’ancien, ainsi appelé aujourd’hui pour le distinguer de son fils ; ce riche seigneur voulut laisser de lui à sa patrie et à ses enfants un souvenir durable dans la construction d’un magnifique palais. Benedetto da Maiano, appelé à cet effet, lui fit le modèle d’un bâtiment complètement isolé, qui ne put pas être exécuté dans son ensemble, parce que quelques propriétaires voisins refusèrent de céder leurs maisons[3]. Benedetto commença sa construction comme il put, et acheva presque entièrement l’extérieur avant la mort de Filippo Strozzi[4]. La façade est d’ordre rustique et graduée de la manière suivante : les bossages du premier rang des fenêtres et des portes jusqu’à l’étage supérieur sont très apparents ; entre le premier et le deuxième étage, leur saillie est beaucoup moindre. L’ouvrage en était là lorsque Benedetto quitta Florence. Précisément dans le même temps, le Cronaca revenait de Rome. Filippo Strozzi, s’étant abouché avec lui, trouva si bien le modèle de la cour et de la corniche qui fait le tour extérieur du palais, qu’il voulut que tous les travaux passassent par ses mains, et qu’il se servit toujours de lui dans la suite. Outre la beauté de l’extérieur qu’il orna dans l’ordre toscan, le Cronaca fit donc un magnifique entablement corinthien, dont on ne voit aujourd’hui que la moitié d’achevée. Certes, on ne peut rien faire ni rien désirer de plus beau. Pour cette corniche, le Cronaca s’était inspiré d’un fragment antique, qui est à Rome à Spogliacristo, et qu’il avait mensuré. À la vérité, il en augmenta les proportions pour l’usage auquel on le destinait, et l’on peut dire qu’il imita avec un tel art l’œuvre d’autrui, qu’il se l’appropria complètement. Il conduisit donc cette corniche sur la moitié du pourtour extérieur du palais, et il l’orna de dentelures et d’oves, contrepesant les pierres, en sorte qu’elles fussent équilibrées et liées, et qu’on ne saurait voir de maçonnerie mieux faite et mieux entendue. Toutes les autres pierres de ce palais sont si bien coupées et appareillées, que le bâtiment paraît taillé dans un seul bloc. Pour que tout fût en harmonie, il fit exécuter par Niccolo Grosso Caparra, serrurier florentin, d’admirables ferrements, et en particulier les lanternes placées au coin de l’édifice[5]. Aucun moderne n’a travaillé avec tant de science et d’habileté d’aussi grandes et difficiles machines. Niccolo Grosso, homme bizarre et têtu, ne consentit jamais à faire crédit à personne. Il exigeait toujours des arrhes, c’est pourquoi Laurent de Médicis l’appelait Caparra[6], nom qui lui est resté. J’ai fait mention de ce Caparra, parce qu’il fut unique dans son art. Il a été et sera toujours sans rivaux, comme le prouvent les ferrements et les magnifiques torchères du palais Strozzi, que Cronaca termina et orna d’une admirable cour dans les ordres dorique et corinthien ; les fenêtres, les chapiteaux, les corniches et les portes sont d’une grande beauté, et s’il semble à quelqu’un que la distribution intérieure ne répond pas à l’extérieur, que l’on sache que la faute n’en est pas au Cronaca qui fut obligé de se subordonner aux sujétions imposées par ceux qui l’avaient précédé, et qui n’eut pas peu à faire pour amener le palais au degré de beauté où nous le voyons. Il en est de même des escaliers dont on peut trouver la pente trop raide et les dimensions trop exiguës. On peut estimer également que les chambres et les appartements ne correspondent pas à la grandeur et à la magnificence de l’extérieur. Malgré tout cela, ce palais ne le cède à aucune des constructions élevées de nos temps en Italie, et sera toujours regardé comme un chef-d’œuvre qui honorera éternellement le Cronaca.
Il fit encore, à Florence, la sacristie de Santo Spirito, temple octogone d’une très jolie proportion et dont l’exécution est très soignée. Entre autres détails, on y voit plusieurs chapiteaux dus à la main heureuse d’Andrea dal Monte San Savino, et exécutés avec une grande perfection, de même que le vestibule, bien que l’entre-colonnement y laisse à désirer. Il construisit aussi l’église de San Francesco dell Osservanza[7], hors de Florence, sur la colline de San Miniato et le Couvent des Servi, édifice très vanté[8].
Dans ce temps, on voulut élever, sur le conseil de Fra leronimo Savonarola, célèbre prédicateur d’alors, la grande salle du Conseil dans le palais de la Seigneurie, à Florence, et l’on convoqua Léonard de Vinci, Michel-Ange Buonarroti encore très jeune. Giuliano da San Gallo, Baccio d’Agnolo, et le Cronaca qui était l’ami intime et dévoué de Savonarola. Ceux-ci, après de nombreuses discussions, donnèrent des plans d’après lesquels on construisit cette salle qui a été presque entièrement changée de nos jours. Le talent du Cronaca, et aussi l’amitié que lui portait Savonarola, lui firent adjuger l’exécution de cette belle entreprise, qu’il acheva avec beaucoup d’habileté et de promptitude[9].
Dans les dernières années de sa vie, il embrassa les doctrines de Savonarola avec un tel fanatisme qu’il ne voulut plus parler d’autre chose. Ce fut en cet état qu’il mourut, à l’âge de cinquante-cinq ans[10], à la suite d’une assez longue maladie. On l’ensevelit honorablement dans l’église de San Ambruogio de Florence, l’an 1509[11].
- ↑ Né le 30 octobre 1457, fils de Tommaso d’Antonio Pollaiuoli [Livra des Baptêmes de Florence.]
- ↑ Vers 1493.
- ↑ La première pierre fut posée le 16 juillet 1489 (d’après les Riccordi de Filippo Strozzi.)
- ↑ Arrivée le 14 mai 1491.
- ↑ Toujours en place.
- ↑ Qui veut dire arrhes en italien.
- ↑ Élevée par l’Université de l’Art des Marchands, avec l’héritage de Castello Quaratesi.
- ↑ Il ne reste de lui que le premier cloître du puits.
- ↑ Nommé architecte en chef le 15 juillet 1495.
- ↑ Le 21 septembre 1508, à l’âge de 51 ans.
- ↑ Son nom est porté sur une dalle du sol de l’église, avec la date 22 septembre 1508.