Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Guillaume de MARCILLAT

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 149-155).
Guillaume de MARCILLAT
Peintre verrier français, né en 1467, mort en 1529

Dans le temps où le ciel nous favorisait de la plus grande félicité que pût avoir notre art, florissait Guillaume de Marcillat[1], Français, qui, par son séjour constant à Arezzo et l’affection qu’il porta à cette ville, nous permet de dire qu’il la choisit pour patrie et qu’il fut appelé et considéré par tous comme Arétin.

Dans sa jeunesse, il avait cultivé le dessin en France et s’était occupé également de peinture sur verre, dans laquelle il représentait des figures en couleur aussi harmonieuses que si elles étaient peintes à l’huile. En France, cédant aux prières de quelques-uns de ses amis, il se trouva présent au meurtre d’un de leurs ennemis, et fut obligé, pour se soustraire à la justice, de prendre l’habit de saint Dominique. Bien qu’il restât en religion, il n’abandonna pas les études de son art : au contraire, il s’y appliqua davantage et atteignit une grande perfection.

Le pape Jule II donna commission à Bramante d’Urbin de faire placer bon nombre de vitraux peints aux fenêtres de son palais du Vatican. En recherchant les plus habiles ouvriers dans ce genre. Bramante apprit qu’il y en avait en France plusieurs qui faisaient des choses vraiment merveilleuses, et il en vit la preuve chez l’ambassadeur français qui négociait alors auprès de Sa Sainteté, et qui avait dans son cabinet un vitrail monté dans un châssis et représentant sur un verre blanc une figure peinte avec une infinité de couleurs, toutes fondues au feu sur la vitre même. Aussi Bramante fit-il écrire en France pour les faire venir à Rome, en leur offrant de grosses provisions. Là-dessus, maître Claude, Français, le plus grand dans cet art qui connaissait l’habileté de Guillaume, fit en sorte, à force de promesses et d’argent, qu’il ne lui fut pas difficile de le faire sortir de son couvent, car l’envie et les mauvais procédés dont les moines usent entre eux donnaient à Guillaume encore plus le désir de s’en aller qu’il ne fallait de persuasion à Claude pour l’emmener. Ils vinrent donc à Rome où Guillaume changea l’habit de saint Dominique contre celui de saint Pierre[2]. Bramante avait alors fait ouvrir deux fenêtres en travertin dans la salle du palais qui précède la chapelle, aujourd’hui embellie d’une voûte construite par Antonio da San Gallo, et aussi de stucs admirables de la main de Perino del Vaga, Florentin. Les vitraux furentpeints par maître Claude et par Guillaume, mais, tout admirables qu’ils étaient, ils furent détruits pendant le sac de Rome[3], afin d’en tirer les plombs pour faire des balles. Beaucoup d’autres verrières peintes par eux dans le Vatican subirent le même sort ; il en reste une cependant, dans la chambre de l’Incendie[4], peinte par Raphaël, dans la Tour Borgia, et qui représente des anges soutenant les armes de Léon X. Ils firent encore, à Santa Maria del Popolo, dans la chapelle derrière la Madone, deux fenêtres[5] avec des sujets tirés de la vie de la Vierge ; ces œuvres furent très admirées par les connaisseurs, et acquirent à leur auteur autant de profit que de gloire. Maître Claude, buvant et mangeant avec excès, ce qui est le défaut de sa nation et qui est une chose pernicieuse, à cause de l’air de Rome, devint malade d’une fièvre si violente, qu’en six jours il passa à une autre vie. Guillaume, resté seul et comme perdu par la mort de son compagnon, peignit sans aide une verrière à Santa Maria de Anima, église des Allemands à Rome ; elle fut cause que Silvio[6], cardinal de Cortona, lui fit des offres et tomba d’accord avec lui devenir faire cà Cortona, sa patrie, quelques verrières et d’autres travaux. Il l’emmena donc à Cortona, et la première œuvre que Guillaume y fit fut la façade de sa maison tournée vers la place, qu’il peignit en clair-obscur, et sur laquelle il représenta Crotone et les premiers fondateurs de cette ville. Le cardinal, reconnaissant que Guillaume était non moins bonne personne que grand maître dans son art, lui fit peindre, dans l’église paroissiale de Cortona, la fenêtre de la grande chapelle, sur laquelle il représenta la Nativité du Christ et l’Adoration des Mages[7].

Guillaume avait bon esprit, du génie, une très grande pratique de la peinture sur verre, particulièrement dans la manière de ménager les blancs dans les premières figures et les teintes obscures dans celles qui s’enfoncent de plus en plus dans le lointain. Ses figures se détachent du paysage et des édifices, aussi bien que si elles étaient peintes sur un tableau, ou plutôt si elles étaient en relief. Il eut de l’invention et de la variété dans ses compositions, qui sont riches et bien ordonnées, évitant adroitement les difficultés qui proviennent de la fragmentation du verre, ce qui paraissait, comme c’est la vérité, extrêmement difficile à ceux qui n’avaient pas sa grande pratique ni son habileté. Il dessinait ses peintures avec tant de soin que les enchâssures de plomb ou de fer venaient toujours se dissimuler dans les ombres ou les plis de ses draperies, de façon qu’on ne les remarque pas, et qu’au contraire elles donnent plus de précision aux contours et plus de vigueur aux ombres ; ainsi il savait faire de nécessité vertu. Il ne se servait que de deux couleurs pour ombrer les verres qu’il soumettait à l’action du feu, l’une tirée des battitures de fer et l’autre de celles de cuivre. La première, étant noire, lui servait à ombrer les draperies, les cheveux et les édifices ; la seconde lui donnait une teinte tannée propre aux chairs. Il tirait aussi un grand parti d’une pierre dure qu’il faisait venir de France et de Flandre, connue aujourd’hui sous le nom d’améthyste, qui est rouge et sert à brunir l’or ; lorsqu’elle est mélangée avec de la gomme, après avoir été broyée d’abord dans un mortier de bronze et ensuite sur une plaque de cuivre ou de laiton, avec une molette de fer, elle fait divinement sur le verre.

Il n’avait pas beaucoup de dessin, quand il arriva à Rome, quoiqu’il fût très habile dans les autres parties de son art. En ayant bientôt reconnu l’inconvénient, il se mit à étudier sérieusement et, quoique déjà âgé, il améliora, peu à peu, son dessin, comme on peut s’en rendre compte par les verrières[8] qu’il exécuta dans le palais du cardinal Silvio, à Cortona, l’œil-de-bœuf où se trouvent les armes de Léon X, dans la paroisse de cette ville, à main droite en entrant dans l’église, et deux petits vitraux, qui sont à la Confrérie de Jésus, sur l’un desquels il a représenté le Christ et sur l’autre San Onofrio, œuvres très différentes et bien supérieures à ses premières. Tandis qu’il demeurait à Cortona, mourut à Arezzo Fabiano, fils de Stagio Sassoli, Arétin et maître excellent dans les grands vitraux. Les fabriciens de l’evêché avaient confié alors[9] à son fils Stagio, et à Domenico Pecori, trois grandes fenêtres de la chapelle principale, de vingt brasses chacune ; quand ces vitraux furent achevés et mis en place, ils ne satisfirent point les Arétins, quoique certes ils ne fussent pas sans mérite. Or il arriva qu’à cette époque Messer Lodovico Guillichini, médecin distingué et l’un des citoyens qui gouvernaient Arezzo, étant allé à Cortona pour soigner la mère du cardinal, se lia d’amitié avec Guillaume, au point qu’il passait, à causer avec lui, tout le temps dont il pouvait disposer ; le peintre, qui portait alors le titre de prieur, parce qu’il avait obtenu le bénéfice d’un prieuré, s’affectionna beaucoup de son côté au médecin, et lorsque celui-ci lui demanda un jour s’il consentirait, avec l’assentiment du cardinal, à venir faire quelques ouvrages à Arezzo, il s’y montra disposé et s’y rendit, en effet, avec l’approbation du cardinal.

Staccio, ayant rompu son association avec Domenico Pecori, accueUlit dans sa maison Guillaume, qui débuta dans cette ville par un vitrail, dans la chapelle degli Albergotti, dédiée à sainte Lucie, à l’évêché. Il représenta cette sainte et saint Sylvestre, avec tant de vérité qu’on croirait les figures vivantes et non de verres transparents et colorés. Outre la représentation remarquable des chairs, les verre sont attaqués, c’est à dire dépouillés de leur épiderme et recouvert ensuite d’une autre couleur, jaune sur verre rouge, blanc et vert su azur, chose extraordinaire et difficile. En réalité, la première couleur reste intacte d’un côté, soit rouge, azur ou vert, et l’autre côté, si on en enlève l’épaisseur d’un couteau, ou un peu plus, est blanc. Plusieurs, de peur de faire éclater les verres, par manque de pratique, ne se servent pas d’une pointe en fer pour les écailler, et, pour plus de sécurité, creusent les verres avec une roue de cuivre portant une dent de fer ; ils usent ainsi les verres avec de l’émeri, de manière à les laisser blancs d’une parfaite netteté. Sur le verre devenu blanc de cette manière, si l’on veut peindre du jaune, il faut promener avec un pinceau de l’argent calciné, juste au moment où la vitre va être mise au feu ; ces parcelles d’argent entrent en fusion, pénètrent le verre et donnent un jaune superbe.

C’est dans ces réelles difficultés que brillaient l’intelligence et l’art de Guillaume ; c’est là surtout qu’il était sans égal. Car peindre à l’huile ou autrement sur le verre, c’est peu de chose ou rien ; lui conserver la transparence est peu difficile ; mais fondre toutes les couleurs au feu, et faire qu’elles résistent à l’action de l’air et de l’eau et qu’elles durent indéfiniment, voilà un travail considérable et digne d’éloges. C’est ainsi que ce maître excellent fut digne d’une renommée infinie, personne dans son art ne l’ayant surpassé en dessin, en couleur et en composition.

Il fit ensuite le grand œil-de-bœuf de l’église susdite, représentant la Descente du Saint-Esprit, et pour San Giovanni, le Baptême du Christ au milieu du Jourdain. Saint Jean tient une coupe pleine d’eau, tandis qu’un vieillard déjà nu se déchausse, et que des anges préparent les vêtements du Christ ; au-dessus. Dieu le père fait descendre l’Esprit-Saint sur son Fils. Il peignit encore, au même endroit, le vitrail de la Résurrection de Lazare, enterré depuis quatre jours ; il est difficile de comprendre comment, dans un si petit espace, le prieur a pu rassembler tant de figures qui expriment la stupeur et l’épouvante : on croit sentir la puanteur du corps de Lazare, qui fait pleurer et se réjouir, à la fois, ses deux sœurs, à la vue de sa résurrection[10]. Qui veut voir ce qu’a pu produire la main du prieur, n’a qu’à regarder la verrière de la chapelle Saint-Mathieu[11], qui représente Jésus-Christ disant à Mathieu de le suivre, et celle de Saint-Antoine et Saint-Nicolas, ainsi que deux autres sur lesquelles le Christ chasse les vendeurs du temple, et pardonne à la femme adultère[12]. Si grands furent les éloges, les caresses et les récompenses que les Arétins décernèrent aux travaux du Prieur, que celui-ci, satisfait, se résolut à élire cette cité pour patrie et de Français à devenir Arétin.

Considérant ensuite que l’œuvre du verrier est de peu de durée, à cause des ruines qui s’y produisent constamment, il désira s’adonner à la peinture, et fut chargé par les fabriciens de l’Evêché de peindre à fresques trois grandes voûtes[13]. En récompense, les Arétins lui donnèrent un domaine de la confrérie de Santa Maria della Misericordia, voisin de la ville, avec de bonnes maisons dont il put profiter sa vie durant, et voulurent que, ses peintures terminées, les fabriciens les fissent estimer par un bon artiste[14], et lui en payassent entièrement le prix. Guillaume, désireux d’imiter les beautés de la chapelle de Michel-Ange, fit ses figures d’une grandeur prodigieuse et, bien qu’il eût plus de cinquante ans, il prouva qu’il savait comprendre le beau et imiter le bon. Il y figura les principes du Nouveau Testament ; mais, au début, il fut effrayé de la grandeur du travail qu’il avait entre pris, et qui était nouveau pour lui, aussi envoya-t-il chercher à Rome maître Jean, miniaturiste français, qui, arrivé à brezzo, peignit à fresque un Christ, dans un arc au-dessus de Sant’Antonio, et une bannière que l’on porte dans les processions.

Le prieur exécuta encore le vitrail circulaire[15] de la façade de l’église de San Francesco, où il représenta le pape dans le Consistoire, les Cardinaux, saint François portant la rose de janvier et la règle de son ordre à approuver. Il montra dans cette œuvre combien il s’entendait à la composition, et que vraiment il était né pour peindre sur verre. Il y a encore de sa main quantité de verrières par la ville, toutes très belles, telles que, dans l’église della Madonna delle Lagrime[16], l’œil-de-bœuf représentant l’Assomption de la Vierge et les Apôtres, et un autre figurant l’Annonciation ; deux vitraux circulaires renfermant le Mariage de la Vierge[17] et un saint Jérôme, pour les Spadari ; dans l’église San Girolamo, un vitrail circulaire de la Nativité et un autre semblable à San Rocco[18].

Il envoya des œuvres analogues en divers endroits, comme à Castiglion del Lago ; à Florence, sur la demande de Lodovico Capponi, et pour Santa Félicità, une verrière[19] qui tomba entre les mains des Jésuites qui s’occupaient de pareilles peintures à Florence. Ils la défirent entièrement, pour voir les procédés employés, en enlevèrent plusieurs morceaux qu’ils gardèrent et en mirent de nouveaux, finalement ils la rendirent autre qu’elle n’était primitivement.

Il voulut encore peindre à l’huile, et fit, dans la chapelle de la Conception, à San Francesco d’Arezzo, un tableau où l’on voit des têtes et des draperies fort bien exécutées[20]; ce qui lui fit un très grand honneur, parce que c’était la première œuvre qu’il peignît à l’huile. Le prieur était une personne très honorable, qui se plaisait à arranger et à cultiver son jardin ; ayant acheté une très belle maison de campagne, il y fit de continuelles améliorations et, en homme religieux, il eut toujours des mœurs excellentes ; il était constamment agité par le remords d’avoir quitté la maison des frères. Aussi fit il, pour San Domenico d’Arezzo, couvent de son ordre, une très belle verrière, dans la chapelle du maître-autel, où il figura une vigne sortant du corps de saint Dominique, et dont les branches sont formées d’une quantité de saints, formant l’arbre de la religion, au sommet duquel sont la Vierge et le Christ, qui épouse sainte Catherine de Sienne, peinture très estimée et d’une grande maîtrise, dont il refusa le prix, voulant s’acquitter ainsi de ce qu’il devait à son ancien ordre[21].

Il envoya à Pérouse, pour l’église de San Lorenzo, un très beau vitrail et en peignit un grand nombre d’autres pour les environs d’Arezzo. Il s’occupa aussi d’architecture et fit beaucoup de dessins d’ornements et plusieurs constructions pour les Arétins et leur territoire, entre autres les deux portes en pierre de San Rocco, et l’ornement en macigno dont on entoura le tableau de Maestro Luca[22], à San Girolamo.

Il composa encore deux autres ornements, le premier pour la Badia d’Anghiari, et le second pour la confrérie della Trinità, à la chapelle del Crocifisso ; puis il dessina, pour la sacristie, un lavabo très riche qui fut parfaitement exécuté par le sculpteur Santi. Comme il se plaisait à travailler sans relâche, l’hiver comme l’été, à peindre sur le mur, tâche qui de sain vous rend infirme, il fut atteint d’une hydrocèle dangereuse que les médecins lui percèrent, mais qui, en peu de jours, lui fit rendre son âme à Celui qui la lui avait donnée. Comme il avait une dévotion particulière pour les ermites des Camaldules, qui résident sur la crête de l’Apennin, à vingt milles d’Arezzo, il leur laissa ce qu’il possédait et voulut être enterré chez eux. À Pastorino de Sienne, qui fut son élève pendant de longues années, il laissa ses verres, ses dessins et ses outils. Ses autres élèves furent Maso Porro de Cortona et Battista Borro d’Arezzo[23], qui sut l’imiter et enseigna les premiers principes à Benedetto Spadari et à Giorgio Vasari de la même ville. Il vécut 62 ans et mourut l’an 1537[24]. Ce fut lui qui porta dans la Toscane l’art de peindre le verre, avec cette habileté et cette finesse qui le distinguent, et qui lui valurent de si grands éloges.


  1. Né à Saint-Mihiel, sur la Meuse ; fils de Pierre Marcillac.
  2. Par un bref du 19 octobre 1509, Jules II l’autorise à sortir du couvent des Dominicains de Nevers et à prendre l’habit de saint Benoît ou celui des chanoines réguliers de Saint-Augustin.
  3. En 1527.
  4. Incendie du Bourg.
  5. Qui existent encore.
  6. Passerini. Guillaume est à Cortona en 1517.
  7. Actuellement dans une maison particulière à Cortona.
  8. Actuellement chez le comte Tommaso Passerini, à Cortona. Elles représentent la Prudence, la Force, la Tempérance et la Justice.
  9. Le 23 août 1513.
  10. Tous ces vitraux existent encore.
  11. Existe encore ; commandée ainsi que les suivantes par la fabrique, le 31 octobre 1519, pour le prix de 15 livres à la brasse.
  12. N’existent plus.
  13. Ces peintures existent encore.
  14. Qui fut Ridolfo Ghilandajo ; il les estima 400 ducats, en mai 1524.
  15. Existe encore.
  16. Église de la S. S. Annuziata ; ces vitraux existent encore.
  17. Commandé le 29 octobre 1525, pour le prix de 16 livres à la brasse.
  18. Ces deux vitraux n’existent plus.
  19. Actuellement au Musée National ; elle représente Jésus porté au tombeau.
  20. Ce tableau a disparu.
  21. Ce vitrail a disparu.
  22. Luca Signorelli.
  23. Mort à Florence en 1553.
  24. Il fait son testament, le 30 juillet 1529, sanus mente licet corpore languens, et meurt le même jour.