Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Andrea PISANO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 183-187).
Andrea PISANO
Sculpteur et architecte, né vers 1270, mort en 1348

Il n’y eut jamais d’époque où, la peinture étant en pleine floraison, les sculpteurs ne fussent également excellents, et il suffit, pour s’en rendre compte, d’étudier les œuvres de tous les temps. Ces deux arts, en effet, sont frères, nés le même jour, et sont gouvernés par une seule âme. C’est ce que l’on vit dans Andrea Pisano [1], sculpteur qui vécut au temps de Giotto. Par suite de ses études et de ses travaux, il porta son art à un point de perfection qui le fit estimer le maître par excellence de la Toscane, particulièrement dans le travail du bronze. Tous ceux qui connurent, apprécièrent et recherchèrent ses œuvres, entre autres les Florentins, pour lesquels il quitta sans regret sa patrie, ses parents et ses amis ainsi que tout ce qu’il possédait. Il surmonta toutes les difficultés que ses devanciers n’avaient pu vaincre, et, de fait, leurs œuvres étaient si informes et si grossières que, en comparaison, les siennes parurent réellement miraculeuses. La fortune, du reste, le favorisa en lui mettant sous les yeux les marbres antiques rapportés par les flottes pisanes, et qui sont actuellement, soit au Dôme, soit dans le Campo Santo de leur cité, tandis que Giotto n’eut pas le même bonheur, les peintures antiques ne s’étant pas conservées comme les sculptures.

Andrea, donc, ayant étudié la nouvelle manière de dessiner inaugurée par Giotto, ainsi que le peu de marbres antiques qu’il connaissait, adopta un style meilleur et commença à donner à ses œuvres une beauté dont personne n’avait fait preuve dans cet art jusqu’à son époque. Aussi la bonté de son esprit et son habileté professionnelle ayant été reconnues, fut-il fréquemment employé dans sa patrie. Il fit, en particulier, étant encore tout jeune, quelques petites figures de marbre, pour Santa Maria à Ponte [2], qui lui attirèrent tant de réputation, qu’il fut invité avec de grandes instances, par les Florentins, à venir travailler à l’œuvre de Santa Maria del Fiore. La grande façade antérieure [3] était commencée, et l’on manquait de maîtres pour sculpter les sujets que Giotto avait dessinés. Andrea vint donc à Florence et entra au service de l’œuvre. Comme à cette époque les Florentins désiraient se rendre agréable le pape Boniface VIII, ils voulurent qu’avant toute chose Andrea fit sa statue en marbre. Une fois terminée, on la plaça entre un saint Pierre et un saint Paul, sur la façade, où elles sont encore. Andrea ayant ensuite exécuté quelques petits prophètes destinés à être placés dans des tabernacles de la porte du milieu, on résolut que tous les travaux d’importance lui seraient donnés, et peu après il eut à faire les statues des quatre docteurs principaux de l’Église, à savoir saint Jérôme, saint Ambroise, saint Augustin et saint Grégoire, ainsi qu’un saint Etienne et un saint Laurent qui sont au coin de la façade. Dans la petite église de la Misericordia, sur la place San Giovanni, il y a de sa main la Vierge de marbre, haute de trois brasses et demie, qui est sur l’autel entre deux anges, ainsi que la demi-figure de la Vierge qui est au-dessus de la porte de côté.

Comme il s’était occupé d’architecture dans sa jeunesse, il eut l’occasion d’être employé par la commune de Florence ; Arnolfo étant mort[4], et Giotto absent, on lui demanda le plan du château de Scarperia[5] qui est à Mugello, sur le revers de l’Apennin. Certains prétendent, mais je ne l’affirmerai pas, qu’il séjourna un an à Venise et qu’il y sculpta plusieurs statuettes de marbre qui sont sur la façade de Saint-Marc[6]. On ajoute que, Messer Piero Gradenigo étant doge, il donna le dessin de l’Arsenal, mais je laisserai chacun croire ce qu’il veut, n’ayant aucune preuve bien certaine de ces faits. Quand il fut de retour à Florence, la ville, craignant la venue de l’empereur, le chargea d’exhausser rapidement de huit brasses la partie des murs comprise entre San Gallo et la porte de Prato ; il éleva également, en divers endroits, des bastions, des palissades et d’autres fortifications en bois et en terre[7].

Comme il avait t,rois ans auparavant, montré un grand talent dans l’art de couler le bronze, et qu’il avait envoyé une croix fondue, très belle, au pape, à Avignon, par l’entremise de Giotto, son intime ami, qui s’y trouvait alors, on lui donna à exécuter en bronze l’une des portes de San Giovanni, dont Giotto avait fait un admirable dessin. Il fut choisi pour ce travail, parce qu’on le jugea le maître le plus habile, le plus pratique et le plus entendu, non seulement en Toscane, mais encore de toute l’Italie. Il résolut donc de n’épargner ni temps, ni peines, ni soins, pour mener à bonne fin une œuvre si importante, et, dans ce temps où l’on ne connaissait pas les procédés qu’on emploie de nos jours, la fortune lui fut si propice dans ses coulées qu’en l’espace de vingt-deux ans il amena sa porte au point de perfection où on la voit aujourd’hui[8]. Bien plus, dans le même temps, il fit non seulement le tabernacle du maître-autel de San Giovanni[9] avec deux anges qui l’encadrent, travail véritablement admirable, mais encore, sur les dessins de Giotto, les figurines de marbre qui surmontent la porte du campanile de Santa Maria del Fiore et, sur le pourtour du campanile, les médaillons sculptés en demi-relief qui représentent les sept planètes, les sept vertus et les sept œuvres de miséricorde. À cette époque se rapportent également les trois statues hautes de quatre brasses, qu’on a placées dans les niches du campanile, sous les fenêtres qui regardent la Confraternità della Misericordia, c’est-à-dire au midi. Toutes ces œuvres furent extrêmement admirées[10].

Pour revenir à la porte de bronze, elle est divisée en plusieurs panneaux qui représentent, en demi-relief, différents sujets de l’histoire de saint Jean-Baptiste, depuis sa naissance jusqu’à sa mort, tous traités avec un égal bonheur. Bien qu’il paraisse à plusieurs que ces compotions n’offrent ni le beau dessin ni le grand art désirables, Andrea n’en mérite pas moins de très grands éloges pour avoir été le premier à conduire à bonne fin une œuvre d’après laquelle ceux qui vinrent après lui conçurent l’idée de tout ce que l’on voit de beau, de grand et de difficile dans les deux autres portes et dans l’ornementation extérieure du temple. Cette porte, entièrement terminée, polie et dorée au feu, l’an 1339, dans le travail de laquelle Andrea se fit aider par Nino, son fils, qui fut ensuite meilleur maître que son père, fut posée à l’entrée du milieu et y resta jusqu’à ce que Lorenzo Ghiberti fît celle qui y est à présent. On la transporta alors à son emplacement actuel, vis-à-vis de la Misericordia. On croit qu’elle fut coulée par quelques habiles fondeurs de Venise, et il en reste trace dans les livres des marchands de l’Arte di Calimala gardiens de l’œuvre de San Giovanni.

Pendant qu’Andréa travaillait à cette œuvre et à celles susmentionnées, il donna encore le modèle du temple de San Giovanni, à Pistoia, qui fut commencé en 1337[11]. Dans la cathédrale de cette ville, il y a aussi de sa main un tombeau en marbre orné de petites figures, tant sur le cercueil qu’au-dessus, qui renferme le corps de Messer Cino d’Angibolgi, docteur en droit et poète renommé[12]. On y voit, sur un bas-relief, Messer Cino enseignant à ses élèves qui l’entourent, et ces sculptures durent paraître merveilleuses dans leur temps, mais elles ne seraient pas très estimées aujourd’hui. Gauthier, duc d’Athènes et tyran de Florence, employa également Andrea[13] à agrandir la place et à fortifier son palais, dont il fit garnir de solides barreaux toutes les fenêtres du bas et du premier étage, là où se trouve actuellement la salle des Deux Cents.

Par ordre du même duc, Andrea ajouta plusieurs tours à l’enceinte de la ville, amena la magnifique porte de San Friano[14] au point d’achèvement où on la voit aujourd’hui, et construisit les vestibules des autres portes de la ville, ainsi que les petits passages qui y sont ajoutés pour la commodité des piétons. Et, comme le duc avait l’intention d’élever une forteresse sur la côte San Giorgio, Andrea lui en donna un modèle qui ne servit point, les Florentins ayant chassé le duc en 1343.

Andrea retira de grands honneurs et de grandes récompenses de tous ces travaux ; la Seigneurie lui accorda le titre de citoyen et plusieurs charges de magistratures[15]. Ses productions, qui datent de l’an 1340 environ, furent en grande estime pendant sa vie, et après sa mort, jusqu’au siècle qui vit fleurir Niccolo Aretino, Jacopo della Quercia, Donatello, Filippo Brunelleschi et Lorenzo Ghiberti. Il eut de nombreux disciples, entre autres Tommaso Pisano[16], architecte et sculpteur, qui termina la chapelle du Campo Santo, ainsi que le campanile du Dôme, auquel il ajouta la partie où sont les cloches. On croit que Tommaso était fils d’Andrea, d’après l’inscription du bas-relief du maître-autel [17], dans l’église San Francesco de Pise, sur lequel il y a une Vierge et des saints, et au-dessous son nom, ainsi que celui de son père. Nino, fils d’Andrea, s’occupa également de sculpture. On voit sa première œuvre à Santa Maria Novella de Florence ; c’est une Vierge en marbre, commencée par son père, qui est à l’intérieur de la porte latérale, à côté de la chapelle des Minerbetti [18]. Étant allé à Pise, il fit à Santa Maria della Spina la demi-figure en marbre d’une Vierge qui allaite l’Enfant Jésus entouré de fines draperies. Une autre Vierge en pied, entre un saint Jean et un saint Pierre, dont la tête est le propre portrait d’Andrea, tend une rose à son fils qui la prend avec un geste enfantin d’une telle beauté que l’on peut dire que véritablement Nino commençait à dégager ses statues de la rigidité du marbre et à leur donner la souplesse des chairs, avec un poli extrême [19]. Il fit encore une Annonciation, pour un autel de Santa Caterina, à Pise [20], ainsi que d’autres œuvres dans cette ville, et à Naples, dont il n’y a pas lieu de faire mention.

Andrea mourut l’an 1345 [21], à l’âge de 75 ans, et fut enterré à Santa Maria del Fiore, par son fils Nino.


    qui sont d’un de ses élèves appelé Alberto Arnoldi. En 1396, on donne les deux premiers docteurs à faire à Pietro di Giovanni, allemand, les deux autres à Niccolo di Piero d’Arezzo. En 1391, Pietro di Giovanni travaille à la statue de saint Etienne.

  1. Né à Pontedera, fils de Ser Ugolino, notaire. Il fut apprenti, puis compagnon de Giovanni Pisano.
  2. Appelée communément Santa Maria della Spina.
  3. Achevée aux deux tiers, elle fut détruite vers 1586 et toutes les statues dispersées. Celle de Boniface VIII a été replacée à l’intérieur du Dôme, près de la façade, à droite en entrant. Les autres statues sont sur la route du Poggio Imperiale ; elles n’étaient pas de la main d’Andrea, pas plus que celles de la Misericordia,
  4. Pas encore.
  5. En 1306, d’après Villani, liv. VIII, chap. LXXVII.
  6. Le fait est assez vraisemblable.
  7. Ce travail fut terminé en 1316, d’après Villani, liv. IX, chap. LXXVII.
  8. Commandée le 9 janvier 1330, commencée le 12 janvier 1330, terminée avant 1336 ; inscription : ANDREAS. UGOLINI. NINI. DE. PISIS. ME. FECIT. A: D: MCCCXXX, lib. X, cap. 177.
  9. Ce tabernacle, qui était de 1313, fut remplacé en 1732 par un ornement dans le style du XVIIIe siècle.
  10. Elles existent encore.
  11. Commencé en 1300.
  12. Andrea n’en est pas l’auteur.
  13. Andrea n’est pas nommé dans le décret de la commune du 6 octobre 1342, qui parle de ces travaux.
  14. Décret de la commune de 1332.
  15. Aucune trace dans les registres publics.
  16. Dans un document de 1368, il est dit fils de quondam maestro Andrea de Pontedera.
  17. Actuellement au Campo Santo. Inscription : Tomaso figliuolo di..stro Andrea F… esto lavoro et fu Pisano.
  18. Actuellement sur le tombeau Cavalcanti, près de la chapelle Ruccellai.
  19. Ces deux Vierges existent encore.
  20. Existe encore. Sur la base de la Vierge, on lit : A di pimo Febbraio 1370, et sous l’ange : queste figure fece nino figliuolo d’Andrea Pisano.
  21. En 1347, Andrea sculpte la Vierge qui est au-dessus de la porte da milieu, au Dôme d’Orvieto. En 1349, Nino, son fils, lui succède dans sa place d’architecte en chef de cette construction. Andrea mourut donc en 1348.