Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Antonio da CORREGIO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 82-85).
Antonio da CORREGGIO
Peintre, né en 1494 (?), mort en 1534

Je ne veux pas sortir du pays que la nature, cette grande mère, pour ne pas être accusé de partialité, dota d’hommes aussi rares que ceux dont elle avait orné la Toscane, pendant tant et tant d’années, et parmi lesquels Antonio da Correggio[1], peintre éminent, fut doué d’un excellent et beau génie. Il s’appliqua à la manière moderne si parfaitement qu’en peu d’années, bien doué par la nature et assoupli par l’art, il devint un rare et merveilleux artiste. Il était d’un caractère très timide, et, pour soutenir sa nombreuse famille, il exerçait son art aux dépens de sa santé et au prix de fatigues continuelles ; bien que poussé par une grande bonté dame, il trouvait néanmoins très lourd le devoir de supporter patiemment les maux qui affectent généralement les humains. Il était mélancolique dans le travail et se rendait esclave de son art, recherchant la difficulté quelle qu’elle fût, comme le prouvent une multitude de figures qu’il peignit à fresque et termina avec soin, dans la grande tribune de la cathédrale de Parme[2]; dans cette peinture, les raccourcis rendant la perspective de bas en haut sont vraiment extraordinaires. Il fut le premier qui, en Lombardie, commença à peindre dans le style moderne ; aussi voit-on que, si son génie avait pu se développer à Rome, il aurait produit des merveilles et aurait donné du souci à quantité d’hommes qui furent estimés grands à son époque. En effet, ses œuvres furent telles, sans qu’il ait pu voir les antiques et les belles productions modernes, qu’on en peut conclure nécessairement que, s’il les avait vus, il aurait infiniment perfectionné sa peinture, et que, de progrès en progrès, il aurait atteint les dernières limites de l’art. Il est certain que personne ne pratiqua mieux que lui le coloris, et ne peignit avec plus de grâce et de relief, tant il sut mettre de souplesse dans ses chairs et de grâce dans ses travaux. Il fit encore, pour la même cathédrale, deux grands tableaux à l’huile, dans l’un desquels on voit un Christ mort, qui fut couvert d’éloges[3]. Dans le baptistère de Parme, il peignit à fresque une tribune, où il représenta la Vierge montant au ciel, entourée d’une quantité immense d’anges et de bienheureux[4]; il paraît vraiment impossible qu’il ait pu exécuter ou même imaginer une pareille œuvre, remarquable par la beauté des draperies et le caractère des figures. L’Annonciation qu’il peignit à fresque, dans l’église des Franciscains[5] de la même ville, est si belle, que les frères, voulant restaurer le bâtiment qui tombait en ruines, entourèrent la muraille de bois armés de fers et la coupèrent peu à peu, sauvant ainsi la peinture qui fut fixée ensuite dans un lieu plus sûr du même couvent.

Il peignit encore, sur une porte de la ville, une Vierge tenant l’Enfant Jésus dans ses bras[6], fresque qui comble d’étonnement les étrangers qui n’ont pas vu ses autres ouvrages. À Sant’Antonio, il y a de lui un tableau représentant la Vierge, sainte Marie Madeleine, et, auprès d’eux, un enfant[7], semblable à un petit ange, qui tient un livre et rit si naturellement qu’il égaie qui le regarde, et rendrait joyeuse une personne même mélancolique. On y voit encore un saint Jérôme d’une couleur étonnante. Antonio fit également des tableaux et d’autres peintures pour plusieurs seigneurs de Lombardie, entre autres deux tableaux, à Mantoue, pour le duc Frédéric II qui les envoya à l’empereur. L’un d’eux représente une Léda nue[8], et l’autre une Vénus ; les chairs ont une souplesse et un modelé dans les ombres qui les rendent semblables à la nature même. À Modène, il peignit une Vierge[9] que tous les peintres estiment beaucoup et considèrent comme la meilleure peinture de cette ville. À Bologne, il y a de sa main, dans la maison degli Ercolani, un Christ qui apparaît à Marie-Madeleine dans le jardin[10], œuvre vraiment admirable, et, à Reggio, un tableau représentant la Nativité du Christ[11]. La lumière qui émane de la personne de l’Enfant Jésus éclaire les bergers et les autres figures qui les contemplent ; entre autres particularités, il y a une femme qui, voulant regarder fixement le Christ, ses yeux mortels ne pouvant supporter la splendeur de sa divinité, se met la main devant les yeux. Au-dessus de la cabane, un chœur d’anges chantant est si bien rendu que ces derniers paraissent plutôt descendus du ciel que créés par la main d’un peintre.

Dans la même ville, il y a un petit tableau de la grandeur d’un pied qui est la chose la plus rare et la plus belle qu’ait produite Correggio ; il représente, en figures de petites dimensions, le Christ au jardin des Oliviers, la nuit[12]. Jésus est éclairé par les flots de lumière émanant de l’ange qui lui apparaît ; on voit, au pied de la montagne, les trois Apôtres qui dorment, et la montagne jette sur eux une ombre qui leur donne une force et une vigueur inexprimables. Dans le lointain du paysage, l’aurore commence à paraître, et l’on voit venir quelques soldats avec Judas. Cette peinture, dans sa petitesse, est si bien entendue que patience ni travail ne pourraient rien produire de comparable.

On pourrait dire beaucoup de ses œuvres, mais comme toutes ses productions sont considérées par les meilleurs peintres comme des choses divines, je m’en tiens là. En vérité, il ne s’estimait pas à sa juste valeur, et ne crut jamais être arrivé à la perfection qu’il désirait dans l’art dont il connaissait toutes les difficultés, se contentant de peu et vivant en très bon chrétien. Comme il était chargé d’une nombreuse famille, il était tourmenté du désir d’épargner, et devint si avare, qu’il n’aurait pu l’être davantage. On raconte qu’après avoir reçu à Parme un payement de soixante écus en quatrini, il voulut porter à Correggio cet argent dont il avait besoin, et partit à pied avec cette charge par un soleil brûlant. À son arrivée, harassé de fatigue et de chaleur, il but de l’eau fraîche, et, s’étant mis au lit avec une fièvre très violente, il ne s’en releva pas[13].

Il avait 40 ans environ quand il mourut. Ses œuvres datent à peu près de 1512.

À la même époque, vivait Andrea del Gobbo[14], Milanais, coloriste agréable, qui a laissé beaucoup de peintures à Milan, sa patrie. On voit à la Chartreuse de Pavie, un grand tableau de l’Assomption de la Vierge[15] que la mort l’a empêché d’achever, et qui montre combien ce peintre était habile et aimait les difficultés de son art.



  1. Né à Correggio, fils de Pellegrino Allegri et de Bernardina Piazzoli. Son père était marchand et possédait quelque bien.
  2. Ces fresques, peintes entre 1525 et 1535, représentent l’Assomption de la Vierge ; payées 1.000 ducats d’or. En mauvais état.
  3. Et l’autre, le Martyre de sainte Placide et de sainte Flavie ; ces deux tableaux sont à la Pinacothèque de Parme.
  4. Erreur ; ce sujet est peint sur la coupole de la cathédrale. Dans le baptistère était représenté le Couronnement de la Vierge, exécuté de 1520 à 1525 et payé 472 sequins d’or. Actuellement à la Bibliothèque de Parme.
  5. Erreur ; dans l’église della S.S. Annunziata a Capo di Ponte ; en mauvais état
  6. C’est la Madonna della Scala, actuellement à la Pinacothèque de Parme.
  7. Commandé en 1523 par Briseide Colla, veuve d’Orazio Bergonzi, et payé 400 lires impériales. Actuellement à la Pinacothèque de Parme.
  8. Au Musée de Berlin. La Vénus, qui est plutôt une Danaé, est dans la galerie Borghése à Rome.
  9. C’est peut-être le Mariage mystique de sainte Catherine, qui est au Louvre.
  10. Actuellement dans la sacristie de l’Escurial.
  11. Ce tableau, appelé la Nuit, est au Musée de Dresde.
  12. Collection du duc de Wellington, à Aspley-House. — Une copie ancienne est à la Galerie nationale de Londres.
  13. D’après le livre des Morts de l’église San Francesco de Correggio, il fut enterré le 6 mars 1534.
  14. Solario, né vers 1458, mort après 1508.
  15. Terminé par Bernardino Campi ; placé dans la nouvelle sacristie de la Chartreuse.