Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Piero di COSIMO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 85-89).
PIERO di COSIMO
Peintre florentin, né en 1462, mort en 1521

Piero, fils d’un orfèvre nommé Lorenzo[1], fut toujours appelé Piero di Cosimo, parce qu’il fut élève de Cosimo Rosselli, et qu’en vérité nous ne devons pas avoir moins d’obligation à celui qui nous a enseigné la vertu et qui nous donne de quoi vivre, qu’à celui qui nous a engendrés. Lorenzo, qui reconnaissait dans son fils une vive intelligence et du goût pour le dessin, le confia à Cosimo qui l’aima en véritable fils et le regarda toujours comme tel. Assidu au travail, il n’écoutait pas ce qu’on disait autour de lui, et, grand amateur de la solitude, il n’avait d’autre plaisir que de s’en aller au loin, plongé dans sa rêverie et faisant des projets en l’air. Cosimo, qui l’employait souvent dans les parties d’importance de ses ouvrages, reconnaissant qu’il avait une plus belle manière et plus de jugement que lui, l’emmena à Rome quand il fut appelé par le pape Sixte à faire des peintures dans la chapelle papale ; dans une de ces fresques[2], Piero exécuta un paysage très beau, et comme il faisait très bien le portrait d’après l’original, il fit à Rome plusieurs portraits de personnages de marque, entre autres ceux de Virginio Orsino et de Roberto Sanseverino, qu’il introduisit dansces peintures. Il fit également le portrait du duc de Valentinois, fils du pape Alexandre VI, mais je ne sais pas où se trouve aujourd’hui cette peinture[3].

Il fit, à Florence, quantité de tableaux qui sont dans les maisons bourgeoises, ou ailleurs, et j’en ai vu d’excellents. Au noviciat de San Marco, il y a un tableau à l’huile[4], représentant une Vierge debout et tenant son Fils dans ses bras, et dans l’église de Santo Spirito, il fit, dans la chapelle de Gino Capponi, une Visitation de la Vierge entre deux saints[5]. Après la mort de Cosimo, il montra toute la bizarrerie de son imagination, travaillant continuellement enfermé, et ne voulant pas qu’on s’occupât ni de ses chambres, ni de son jardin.

Dans sa jeunesse, à cause de ses idées extravagantes et originales, il fut très employé dans les mascarades du carnaval et les jeunes nobles florentins l’aimaient beaucoup parce qu’il avait augmenté la richesse et l’invention de ce genre de divertissements. Parmi ces fêtes, je veux succinctement en signaler une qui fut conduite par Piero, déjà sur le retour de l’âge[6], et qui fut remarquable, non par sa gaieté, mais par tout ce qu’elle avait d’horrible et d’inattendu. Ce fut un char de la Mort, qu’il avait secrètement édifié, dans la salle du Pape[7]; rien n’en avait transpiré, on l’apprit et on le vit en même temps. Sur un char énorme, tiré par des buffles, tout noir, semé d’ossements et de croix blanches, se tenait une Mort, très grande, la faux à la main, et entourée de tombeaux fermés. À chaque station où le cortège s’arrêtait pour chanter, les tombeaux s’ouvraient, et l’on en voyait sortir des personnages couverts d’une toile sombre sur laquelle étaient peintes toutes les parties du squelette en blanc sur fond noir. Puis, apparaissaient de loin des masques à tête de mort, armés de torches, dont la pâle lueur était non moins horrible ni épouvantable à voir. Tous ces morts, au son de trompettes sourdes et rauques, sortaient de leurs sépulcres, et, s’asseyant sur le bord, chantaient, d’une voix triste et languissante, cette chanson aujourd’hui si réputée : Dolor, pianto e penitenza. Devant et derrière le char, s’avançaient un grand nombre de morts sur certains chevaux choisis avec soin parmi les plus maigres et les plus décharnés qu’on eût pu trouver, et couverts de housses noires avec des croix blanches. Chacun avait quatre estafiers, couverts de linceuls, avec des torches noires et une grande bannière noire semée de croix et d’ossements. Derrière le cortège s’avançaient dix bannières noires, et, pendant toute la marche, la procession chantait, en mesure et d’une voix tremblante, le psaume Miserere. Ce rude spectacle remplit la ville de terreur et d’admiration, tant par sa sévérité que par sa nouveauté, et Piero, qui en était l’auteur, en tira une grande renommée. Il fut cause que, depuis, chaque année voit éclore une invention nouvelle dans ce genre ; du reste, Florence peut se vanter de n’avoir jamais eu de rivales pour ces fêtes.

Revenant à l’art et aux œuvres de Piero, on lui commanda, pour la chapelle des Tebaldi, dans l’église des Servi, un tableau de la Vierge debout et entourée de plusieurs saints[8], Parmi les sujets peints sur la prédelle, il y en a un représentant sainte Marguerite qui sort du ventre d’un dragon, et tel que, dans ce genre de peintures de monstres, on ne saurait voir mieux. Il offrit au magnifique Giuliano de’ Medici[9] un monstre marin de sa façon, qui était d’une difformité si extravagante qu’il paraît impossible que la nature ait mis tant d’horreur et d’étrangeté dans une de ses œuvres. Cette peinture[10] est maintenant dans la garde-robe du duc Cosme, qui possède, en outre, un recueil d’animaux fantastiques[11], dessinés à la plume par Piero avec un soin et une patience inimitables.

Il fit pareillement dans la maison de Francesco del Pugliese, tout autour d’une chambre, plusieurs sujets de petites figures[12], et l’on ne saurait exprimer la diversité des choses fantastiques qu’il se plut à y représenter, tant comme édifices, comme animaux que comme costumes et instruments divers, ainsi que d’autres fantaisies qu’il tirait des fables. Ces peintures ont été enlevées après la mort de Francesco et de ses fils, et je ne sais pas où elles sont actuellement. Il en est de même d’un tableau de Mars et de Vénus, avec les Amours et Vulcain, peint avec un grand art et une patience incroyable[13].

Pour Filippo Strozzi le Vieux, il fit un tableau de petites figures représentant Persée qui délivre Andromède[14]. C’est, de toutes les peintures de Piero, la plus gracieuse et la mieux terminée ; on ne saurait voir de monstre marin plus bizarre et original que celui qu’il y figura, il en est de même de la fière attitude de Persée, qui, s’apprête dans les airs à le frapper de son épée. La crainte et l’espérance agite la belle Andromède liée au rocher, et sur le devant du tableau sont groupés quantité de gens revêtus de costumes étranges, chantant et jouant des instruments, et dont plusieurs se réjouissent de voir la délivrance d’Andromède. Le paysage est très beau et d’un coloris doux et gracieux ; enfin il exécuta cette œuvre avec un soin extrême, autant qu’on peut unir et fondre les couleurs.

Il fit encore un tableau renfermant les figures nues de Vénus et de Mars qui dort sur un gazon émaillé de fleurs[15]; tout autour d’eux, une foule de petits Amours transportent çà et là son casque, ses brassards et ses autres armes. On y voit, en outre un bosquet de myrte, un Cupidon ayant peur d’un lapin, les colombes et les autres attributs de Vénus.

Le directeur de l’hôpital degli Innocenti, son grand ami, désirant avoir un tableau à l’entrée de son église, et à gauche, pour la chapelle del Pugliese, en chargea Piero qui l’acheva tout à son aise[16], mais après avoir fait désespérer le directeur, à qui il ne permit de voir son œuvre que terminée. Ce procédé lui paraissait étrange, tant à cause de leur amitié qu’à cause de l’argent qu’il fallait débourser chaque jour ; aussi, au dernier paiement, il ne voulut pas s’exécuter sans voir la peinture. Piero l’ayant menacé de détruire tout ce qu’il avait fait, il céda et paya. Il y a de bonnes choses dans ce tableau.

La Vierge qu’il fit ensuite, pour San Pier Gattolini, est actuellement à San Friano, l’autre église ayant été détruite[17]. Elle est aussi belle que le tableau de la Conception qu’on voit dans le transept de San Francesco, à Fiesole.

Pour Giovan Vespucci, qui demeurait en face de San Michele della Via de’ Servi, aujourd’hui de Pier Salviati, il peignit quelques bacchanales tout autour d’une chambre[18], et y représenta des faunes, des satyres, des sylvains si étranges, avec des enfants et des bacchantes, que c’est une merveille de voir la diversité des peaux, des vêtements et la variété des têtes de boucs, tous objets rendus avec une grâce et une vérité extrêmes. Dans une de ces peintures, il y a un Silène assis sur un âne, et entouré d’enfants dont les uns le soutiennent et les autres lui donnent à boire cette peinture est pleine d’une joie vive, rendue avec un grand talent.

Dans sa vieillesse, il devint paralytique et ses manies poussées aux dernières limites furent vraiment pitoyables. Il voulait encore peindre et, ne pouvant affermir sa main, il entrait en colère, laissant tomber l’appui et les pinceaux ; cela faisait peine à voir. Un jour de l’an 1521, il fut trouvé mort au pied d’un escalier, et fut enterré à San Pier Maggiore. Ses élèves furent nombreux, entre autres, Andrea del Sarto, artiste du plus grand mérite.

Francesco da San Gallo nous a laissé le portrait de Piero dans sa vieillesse. Il était son ami intime, et possède de sa main une très belle tête de Cléopâtre, ayant un aspic enroulé autour du cou[19], et deux portraits frappants[20], l’un de Giuliano, son père, l’autre de Francesco Giamberti, son aïeul.



  1. Lorenzo di Piero d’Antonio, qui était vrillier. Il déclare au Catasto de 1480 : Piero suo figlio istà al dipintore e non a salaro. Riparasi in bottega di Cosimo a S. Maria in Campo. Le 25 janvier 1304, Piero est appelé, avec d’autres maîtres, à donner son avis sur la meilleure place à choisir pour le David de Michel-Ange.
  2. Représentant le sermon sur le lac de Tibériade.
  3. Tous ces portraits ont disparu
  4. Tableau perdu.
  5. Tableau perdu.
  6. Pendant le carnaval de 1511.
  7. À Santa Maria Novella, édifiée en 1418, pour y recevoir Martin V.
  8. Actuellement aux Offices ; la prédelle est perdue.
  9. Duc de Nemours.
  10. Œuvre perdue.
  11. Ibid.
  12. Ibid.
  13. Œuvre perdue.
  14. Actuellement aux Offices, avec trois autres peintures de Piero, relatives également à Persée et à Andromède.
  15. Au Musée de Berlin.
  16. C’est une Vierge sur un trône, actuellement dans la sacristie de l’Hôpital.
  17. Pendant le siège de 1529 ; la Vierge est perdue, comme le tableau suivant.
  18. Peintures perdues.
  19. Actuellement à Chantilly, attribuée à Antonio Pollaiuolo ; c’est le portrait de Simonetta Vespucci.
  20. Au Musée de La Haye.