Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Giorgione da CASTELFRANCO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 78-82).
Giorgione da CASTELFRANCO
Peintre vénitien, né en 1478, mort en 1511

Giorgione[1] naquit à Castelfranco, dans le pays Trévisan, l’an 1478, Giovan Mozzenigo étant doge de Venise. À cause de sa belle tournure et de la grandeur de son esprit, il fut appelé plus tard Giorgione ; bien qu’étant sorti d’une origine très humble, il fut un homme aimable et de bonnes manières toute sa vie. Il fut élevé à Venise. Très porté sur l’amour et se plaisant au luth, il chantait et jouait de cet instrument si divinement qu’il était souvent engagé pour cela dans des concerts et des réunions de la noblesse vénitienne.

Il s’adonna au dessin et l’apprécia grandement, en quoi la nature le favorisa au point que, grand admirateur de ses belles œuvres, il ne voulait jamais mettre en train aucune œuvre sans la copier d’après le vif. Il en poussa l’imitation si loin que non seulement il acquit la réputation d’avoir dépassé Gentile et Giovanni Bellini, mais encore il put rivaliser avec les peintres toscans, créateurs de la manière moderne. Il avait vu plusieurs ouvrages de Léonard, exécutés dans la manière enfumée et terriblement enfoncée dans le noir, comme on l’a dit ; il la goûta tellement qu’il la pratiqua toujours et l’imita grandement dans son coloris à l’huile. Appréciant la beauté du travail, il chercha toujours à mettre dans ses œuvres le plus de beauté et de variété qu’il trouva. La nature lui donna un si heureux génie, que sa peinture à l’huile et à fresque reflète une grande vivacité, qu’elle est pleine de choses délicates, unies et fondues dans les parties sombres ; en sorte que beaucoup de grands maîtres d’alors avouèrent qu’il était né pour mettre de la vie dans ses figures et reproduire la fraîcheur des chairs plus qu’aucun autre peintre de Venise ou d’ailleurs. Dans ses commencements, il peignit à Venise beaucoup de Vierges et de portraits d’après l’original, qui sont pleins de vivacité et de beauté, comme on peut s’en rendre compte par trois admirables portraits à l’huile, conservés dans le cabinet de Grimani, patriarche d’Aquilée. L’un d’eux[2], dit-on, est son propre portrait sous les traits d’un David, aux cheveux tombant sur les épaules, suivant la mode d’alors ; il a la poitrine et les bras armés, et sa main tient la tête de Goliath. L’autre est une tête un peu plus grande que nature : c’est probablement un général d’armée, car il tient à la main un bonnet rouge, insigne du commandement ; il a un col de fourrures et dessous une tunique à l’antique. Le troisième portrait est celui d un enfant dont la tête est couverte d’une véritable toison[3].

À Florence, on voit de sa main, dans la maison des fils de Giovan Borgherini le portrait de leur père, peint quand il était jeune homme, à Venise, avec son précepteur à côté de lui[4]. On ne saurait voir de meilleur couleur de chairs ni plus belle teinte d’ombre. Dans la maison d’Anton de’ Nobili, se trouve le portrait d’un capitaine revêtu de son armure, tête pleine d’ardeur et de fierté, dans laquelle on croit reconnaître un des officiers que Consalvo Ferrante conduisit à Venise, quand il y vint visiter le doge Agostino Barberigo. Dans le même temps, il peignit, dit-on, le grand Consalvo en armes, œuvre admirable et unique, que Consalvo emporta avec lui[5]. Giorgione fit quantité d’autres portraits, maintenant épars çà et là en Italie, tous très beaux, comme le prouve celui de Lionardo Loredano[6], fait par le peintre quand Loredano était doge, et un autre qui est à Faenza, dans la maison de Giovanni da Castel Bolognese, et qui représente son beau-père. Il se plut aussi beaucoup à la peinture à fresque, et fit, entre autres choses, la façade de Ca Soranzo, sur la place San Paolo[7]. On y voyait un Printemps, une des belles choses qu’il ait peintes à fresque et que le temps a malheureusement consumée. Je crois que rien n’est plus nuisible à la fresque que les vents du midi, surtout près de la mer, dont ils apportent toujours les émanations salines avec eux.

Survint, l’an 1504[8], au Ponte del Rialto, un terrible incendie qui détruisit en entier le Fondaco de’Tedeschi, avec toutes les marchandises qu’il contenait, pour le grand dommage des marchands. La seigneurie de Venise ordonna de le reconstruire rapidement, avec une distribution intérieure plus commode et plus magnifique. Celui qui en avait le soin consulta Giorgione, dont la réputation s’était fort accrue et le chargea d’y peindre des fresques[9] à sa fantaisie, lui laissant le fibre choix des sujets, afin qu’il pût montrer tout son talent et faire une œuvre excellente dans le lieu le plus beau et le plus en vue de la cité. Giorgione s’étant mis au travail, ne suivit que sa fantaisie pour faire preuve d’habileté. À la vérité, on ne trouve dans cette peinture aucun sujet qui soit sagement ordonné ou qui retrace l’histoire de quelque personne de marque, ancienne ou moderne. Je n’y ai jamais rien compris ni rencontré personne qui pût me les expliquer. Ici on voit une femme, là un homme ayant à côté de lui une tête de lion ou un ange sous la forme de l’Amour. C’est à ny rien comprendre.

Il fit un tableau qui représente le Christ portant sa croix et tiré par un juif[10] ; il a été placé plus tard dans l’église San Rocco et opère de nombreux miracles par suite de la vénération que lui portent beaucoup de fidèles. Giorgione travailla également ailleurs, à Castelfranco et dans le pays Trévisan ; il fit beaucoup de portraits pour les princes italiens, portraits qui ont été envoyés en pays étranger comme œuvres dignes de prouver que, si la Toscane a toujours été abondamment pourvue de grands maîtres, les pays voisins des monts n’ont pas toujours été moins favorisés du ciel.

On raconte que du temps qu’Andréa Verrocchio faisait sa statue équestre en bronze[11], Giorgione causait un jour avec quelques sculpteurs qui voulaient que la sculpture surpassât la peinture, comme pouvant montrer dans une même figure diverses positions et divers points de vue, suivant qu’on tournait autour, tandis que la peinture ne pouvait montrer qu’une seule partie d’une figure. Giorgione était d’avis que, dans une peinture, on peut montrer, sans qu’on ait à tourner autour et d’un seul point de vue, toutes les attitudes que peut prendre un homme, chose que la sculpture ne peut faire qu’en modifiant le site et le point de vue, en sorte qu’il n’y en a plus un seul, mais plusieurs. Il leur dit donc qu’il voulait, avec une seule figure peinte, en montrer le devant, le derrière et les deux côtés, ce qui leur fit se creuser le cerveau et il l’exécuta ainsi. Il peignit un homme nu, vu de dos et placé devant une fontaine d’eau limpide dans laquelle sa partie antérieure se reflétait. À son côté gauche était un corselet bruni, dont il s’était dépouillé, et qui donnait son profil vu de gauche, parce que dans le brillant de ces armes se reflétait toute chose. De l’autre côté se trouvait un miroir dans lequel on voyait l’autre profil de cette figure nue, idée originale et d’une belle invention, par laquelle il montrait ce qu’il voulait prouver et qui lui valut les éloges de tous. Il fit encore le portrait de Caterina, reine de Chypre[12], que j’ai vu jadis chez Messer Giovan Cornaro.

Pendant que Giorgione travaillait à sa gloire et à celle de sa patrie, et tandis qu’il se réunissait souvent avec ses amis pour faire de la musique, il s’éprit d’une femme, et tous deux se livrèrent avec ardeur à leur amour. Mais, en 1511, elle fut atteinte de la peste, et Giorgione, toujours assidu auprès d’elle, ne tarda pas à succomber à la contagion. Sa mort, à l’âge de 34 ans, affligea profondément ses amis, à qui son grand mérite le rendait cher, et fut une perte pour le monde entier[13].

Il laissa deux excellents élèves : Sebastiano Viniziano, qui eut plus

tard l’Office du plomb, à Rome, et Titien de Cadore, qui non seulement égala, mais surpassa son maître[14].



  1. Fils naturel de Jacopo Barbarella. Sa famille était originaire de Venise.
  2. Un tableau répondant à cette description est au Musée de Vienne.
  3. Les deux portraits sont perdus
  4. Un tableau répondant à cette description est au Musée de Berlin.
  5. Tous ces tableaux sont perdus ; toutefois le Musée de Vienne croit posséder le portrait de Consalvo.
  6. Portrait perdu.
  7. Ces fresques n’existent plus.
  8. Le 28 janvier 1505.
  9. Celles du côté du canal seulement ; terminées en 1508 et payées 130 ducats. Titien fit celles du côté du pont. Les unes et les autres ont été détruites par les émanations salines.
  10. Ce tableau, qui est de Titien, se trouve encore en place.
  11. C’est-à-dire la statue du Colleone. Ce récit paraît invraisemblable, Giorgone avait dix ans en 1488.
  12. Peinture perdue.
  13. Ses restes furent portés, en 1638, dans l’église San Liberale de Castelfranco.
  14. Titien fut le condisciple de Giorgione à l’école de Giovanni Bellini.