Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/GIOVANNI da UDINE

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 329-335).
GIOVANNI da UDINE
Peintre, né en 1487, mort en 1564

Un citadin d’Udine, ville du Frioul, nommé Giovanni de’Nanni, fut le premier de sa famille qui embrassa la profession de brodeur que ses descendants continuèrent en se distinguant, au point que leur maison ne fut plus appelée de’Nanni, mais bien de’Ricamatori. L’un d’eux, Francesco, qui vécut toujours en bourgeois honorable, se plaisant à la chasse et à de semblables exercices, eut un fils, l’an 1494[1], auquel il donna le nom de Giovanni : celui-ci étant encore enfant, montra tant de disposition pour le dessin, que c’était chose merveilleuse à voir. Suivant son père à la chasse, il profitait des moindres instants pour dessiner avec une habileté étonnante, des chiens, des lièvres, des chevreuils, et en un mot les animaux et les oiseaux de tout genre qui lui tombaient sous la main. Francesco, voyant cette inclination naturelle, le conduisit à Venise et le mit à apprendre l’art du dessin sous la direction de Giorgione da Castel Franco ; pendant son séjour, Giovanni entendit si souvent louer les œuvres de Michel-Ange et de Raphaël, qu’il se décida à se rendre à tout prix à Rome. Ainsi, ayant obtenu une lettre de recommandation de Domenico Grimano, grand ami de son père, adressée à Baldassare Castiglioni, secrétaire du duc de Mantoue et grand ami de Raphaël d’Urbin, il alla à Rome et fut placé par Castiglioni parmi les élèves de ce dernier, école dans laquelle il apprit d’excellents principes, ce qui est très important ; car, une fois que l’on a pris une mauvaise méthode, rien n’est plus difficile que de la quitter. Il parvint promptement à dessiner et à peindre les animaux et les objets d’ornement, se plaisant surtout à représenter les oiseaux de toute espèce, à ce point qu’il en remplit un livre si varié et si beau, qu’il était, pour Raphaël, un véritable délassement. Auprès de celui-ci se trouvait un Flamand nommé Jean, qui excellait à représenter les fruits, les feuillages et les fleurs, semblables à la nature, bien que sa manière fût un peu sèche et pénible ; Giovanni da Udine apprit de lui à peindre ces objets aussi bien que ce maître, mais avec une manière souple et moelleuse, qui le fit réussir parfaitement dans quelques œuvres, comme on le dira. Il apprit en outre à faire des paysages remplis de ruines et de fragments antiques et à peindre des verdures sur toile, dans la manière qui a été usitée après lui, non seulement par les Flamands, mais encore par tous les peintres italiens.

Pendant l’exécution du tableau de sainte Cécile, qui est à Bologne, Raphaël, qui aimait beaucoup le talent de Giovanni, lui fit faire l’orgue que tient la sainte et que l’on croirait en relief, ainsi que tous les instruments de musique qui sont à terre ; la manière de peindre de Giovanni fut si semblable à celle de Raphaël, que le tableau entier paraît dû à une seule main. À peu de temps de là, en pratiquant des fouilles, pour chercher des statues, dans les ruines du palais de Titus, derrière San Piero in Vincola, on trouva quelques salles souterraines couvertes de grotesques, de figurines et d’ornements en stuc[2]. Giovanni étant allé avec Raphaël, qui y fut conduit pour les voir, tous deux restèrent stupéfaits de la fraîcheur, de la beauté et de la bonté de ces compositions, ne pouvant comprendre qu’elles se fussent conservées à travers tant de siècles : rien de plus simple cependant, puisqu’elles avaient été à l’abri des intempéries de l’air, auxquelles rien ne saurait résister, par suite des variations des saisons. Ces grotesques (ainsi appelés du nom de grottes, où on les découvrit), si remarquablement dessinés avec leurs caprices variés et les délicats motifs des stucs jetés sur les fonds diversement coloriés, séduisirent Giovanni de telle sorte qu’il se mit à les étudier et à les reproduire, non pas une seule fois, mais souvent avec une ardeur incroyable ; bientôt il ne lui manqua plus que de connaître le procédé employé par les anciens pour faire le stuc, sur lequel ces grotesques avaient été exécutés. Avant lui, bien d’autres s’étaient torturés l’esprit sans avoir trouvé autre chose qu’un enduit cuit au feu et composé de plâtre, de chaux, de poix-résine, de cire et de brique pilée, qu’ils doraient ensuite.

On établissait à ce moment, comme nous l’avons dit dans la vie de Bramante, les ornements et les caissons des quatre arcs et de la tribune postérieure de Saint-Pierre de Rome, en coulant dans des moules en bois un stuc fait avec de la chaux et de la pouzzolane, qui donnait tous les détails de sculpture. Giovanni essaya de cette méthode pour obtenir des figures en bas-relief ; elles réussissaient en tout point, sauf que la dernière touche n’avait ni cette finesse ni cette blancheur qui distinguaient les stucs antiques. Il pensa alors qu’il était nécessaire de mêler quelque matière blanche avec la chaux de travertin blanc, au lieu de pouzzolane ; après diverses expériences, il se servit donc de travertin pilé, qui lui donna un résultat qui l’aurait complètement satisfait, si le grain n’eût point présenté encore une teinte livide et trop d’inégalités. Enfin, la poussière du marbre le plus blanc qu’il put rencontrer, broyée, passée au tamis et mélangée avec de la chaux de travertin blanc lui fournit le véritable stuc antique, tel qu’il le désirait. Transporté de joie, Giovanni montra ce qu’il avait trouvé à Raphaël, qui, construisant alors les loges du Vatican par l’ordre du pape Léon X, fit couvrir par Giovanni toutes les voûtes de magnifiques ornements en stuc, entourés de grotesques semblables à l’antique, avec des inventions délicates et capricieuses, pleines de choses les plus variées et les plus fantastiques que l’on puisse imaginer. Cette ornementation, faite en demi-relief et en bas-relief, est entremêlée de sujets, de paysages, de fleurs et de fruits, où il donna la mesure de ce que l’art peut produire dans ce genre[3]. Dans cet ouvrage, non seulement il égala les anciens, mais il les surpassa, autant qu’il est permis d’en juger par les monuments qui sont restés d’eux. Par la beauté du dessin, par l’invention des figures, le coloris aussi bien des stucs que des peintures, ces œuvres sont sans comparaison bien supérieures aux antiques, que l’on voit au Colisée, aux Thermes de Dioclétien et dans d’autres endroits. Où trouver des oiseaux peints plus vrais, plus vivants que ceux qui sont dans les arabesques des frises et des pilastres de ces loges, tant pour leur plumage que dans toutes leurs parties ? On en voit d’autant de sortes que la nature a pu en inventer, les uns perchés sur des fleurs, les autres sur des épis de blé, de millet, de maïs, et, en un mot, sur toutes sortes d’herbes, de plantes et de fruits que la nature a produites de tout temps, pour leur nourriture et pour leurs besoins. Comment énumérer les poissons, les animaux aquatiques et les monstres marins que Giovanni a rassemblés dans le même lieu ? Il vaut mieux les passer sous silence que de vouloir tenter l’impossible. Que dire de ces fruits et de ces fleurs de tous les genres, de toutes les qualités et couleurs, que la nature sait produire en tout pays et en toute saison ? Il en est de même des instruments de musique aussi vrais que la réalité Qui ne sait comme une chose notoire que, Giovanni ayant peint des balustres au bout de ces loges, pour compléter l’illusion, et ayant disposé sur eux quelques tapis, un jour que le pape se rendait au Belvédère, un palefrenier courut en toute hâte pour en prendre un et l’étendre sous ses pieds ? En somme, on peut dire, sans offenser aucun artiste, que ces peintures sont, dans leur genre, les plus belles, les meilleures, les plus précieuses qui aient jamais été contemplées par un œil mortel : et, de plus, j’oserai affirmer qu’elles ont été cause que non seulement Rome, mais encore tous les pays du monde se sont remplis de ce genre de peintures. Giovanni est donc le rénovateur et presque l’inventeur des stucs et des grotesques, et tous ceux qui ont voulu en exécuter, après lui, ont pris pour modèle le chef-d’œuvre dont nous venons de parler. Il forma en outre lui-même une infinité d’élèves, qui l’aidèrent dans ses travaux et qui remplirent toutes les provinces de semblables ouvrages.

Au-dessus des loges, Giovanni orna ensuite, de stucs et de peintures dans un mode entièrement différent, les voûtes et les parois des loges de l’étage inférieur ; elles sont d’ailleurs aussi belles et représentent des treilles chargées de raisins, de rosiers, d’autres plantes grimpantes, et remplies de toutes sortes d’animaux et d’oiseaux. Léon X voulant ensuite faire peindre la salle où se tient la garde des Lanzi, sur le même étage que ces loges, Giovanni, outre les enfants, les lions, les armes pontificales et les grotesques qu’il y peignit tout à l’entour, figura sur les parois quelques compartiments de marbre variés semblables aux incrustations antiques, dont les Romains avaient coutume de revêtir leurs thermes, leurs temples et d’autres édifices, comme on le voit à la Rotonde et au portique de Saint-Pierre. Dans la petite salle à côté, où se tiennent les camériers, Raphaël plaça dans des tabernacles quelques Apôtres en clair-obscur, de grandeur naturelle et très beaux ; au-dessus de la corniche, Giovanni représenta une multitude de perroquets de diverses couleurs que Sa Sainteté possédait alors, et quantité de singes, de guenons, de civettes et d’autres animaux bizarres. Mais cette belle décoration ne subsista pas longtemps ; le pape Paul IV la détruisit et gâta la salle des camériers, pour bâtir de mauvais petits cabinets, ce que ce saint homme se serait bien gardé de faire, s’il eût eu le moindre goût pour les arts. Giovanni peignit ensuite les cartons de ces magnifiques tapisseries d’or et de soie, qui furent tissées dans les Flandres, et où l’on voit folâtrer des enfants et des animaux au milieu de festons ornés des armes du pape Léon X. Elles sont toujours au Vatican, ainsi que celles pleines de grotesques qui sont dans les premières salles du consistoire, et dont on doit également les cartons à Giovanni.

Il peignit et orna de stucs la loggia de la Vigna[4], que le cardinal Jules de Médicis fit construire au bas du Monte Mario ; on y voit des animaux, des grotesques, des festons et d’autres ornements si beaux qu’il semble avoir voulu se vaincre et se surpasser ; ce qui lui valut de la part du cardinal, qui aimait beaucoup son talent, plusieurs bénéfices pour ses parents, et pour lui-même un canonicat de Civitale en Frioul, qu’il céda plus tard à l’un de ses frères[5]. Il éleva encore, dans cette Vigna, une fontaine qu’il imita entièrement du temple de Neptune récemment découvert parmi les ruines du grand palais, ornée de produits marins et de stucs admirables. Le cardinal le nomma ensuite chevalier de Saint-Pierre, et l’envoya à Florence pour décorer une salle au coin du palais Médicis que Cosme l’Ancien, selon la coutume des plus nobles familles de son temps, avait autrefois disposée en loggia pour offrir un lieu commode de réunion aux citoyens. Michel-Ange Buonarroti ayant fermé cette loggia qui fut convertie en une salle éclairée par deux fenêtres, Giovanni orna toute la voûte de stucs et de peintures représentant les six boules, armes des Médicis portées par trois enfants, avec des animaux et d’autres sujets.

De retour à Rome, il fit, dans la loggia d’Agostino Chigi[6], que Raphaël avait peinte et qu’il était en train de terminer, une guirlande de festons le long des arêtes de la voûte, en y introduisant les fruits et les fleurs de toutes les saisons. Dans le champ des lunettes entourées par ces festons, il plaça des enfants tenant les attributs des dieux, et une multitude d’animaux, parmi lesquels un lion et un cheval marin en raccourci sont d’une beauté divine. Cette œuvre terminée, Giovanni décora une salle de bains du château Saint-Ange, et exécuta dans le Vatican quelques menus travaux que nous passerons sous silence.

Raphaël mourut ensuite, et cette perte fut très sensible à Giovanni ; puis le pape Léon X lui manqua à son tour, et, les arts ayant déserté Rome, il se retira pendant plusieurs mois à la Vigna du cardinal de Médicis, où il s’occupa de travaux peu importants.

Après l’élection de Clément VII, qui avait une grande amitié pour Giovanni, celui-ci, qui s’était réfugié à Udine pour fuir la peste, revint de suite à Rome où il fut chargé de faire, pour le couronnement du pape, une riche et belle décoration au-dessus des escaliers de Saint-Pierre. Il eut à faire ensuite, avec Perino del Vaga, quelques peintures sur la voûte de la vieille salle du Vatican, vis à vis des chambres du rez-de-chaussée, qui mettent les loges qu’il avait déjà peintes en communication avec les chambres de la tour Borgia. Giovanni y fit une très belle distribution de stucs avec quantité de grotesques et divers animaux ; Perino y représenta les chars des Sept Planètes[7]. La voûte était à peine terminée que survint le déplorable sac de Rome. Giovanni, qui y souffrit beaucoup dans sa personne et dans ses biens, retourna à Udine[8] avec l’intention d’y séjourner longtemps, mais il fut rappelé à Rome par Clément, lequel y était revenu, après avoir couronné l’empereur Charles-Quint à Bologne. Sur ces entrefaites, Fra Mariano, qui avait l’office du Plomb, étant mort, sa place fut donnée à Sebastiano de Venise, peintre de grand renom, et Giovanni obtint sur la même charge une pension de quatre-vingts ducats[9].

Les soucis du pape ayant pris fin et la ville de Rome étant tranquille, Giovanni fut envoyé par lui[10], avec de belles promesses, à Florence, pour orner de rosaces, de fleurons et de stucs, les caissons de la coupole de la nouvelle sacristie, à San Lorenzo, où se trouvent les divines sculptures de Michel-Ange. Il ne lui fallait plus que quinze jours de travail pour terminer cette œuvre[11], quand la nouvelle de la mort de Clément VII[12] l’arrêta, en lui enlevant tout espoir d’obtenir la récompense qu’il attendait. S’apercevant, un peu tard, combien sont trompeuses les promesses des grands, et combien on a tort de compter sur la vie de certains princes, il revint à Rome. Il lui aurait été facile d’y vivre avec les produits de quelques offices, et d’entrer au service du cardinal Hippolyte de Médicis et du nouveau pape Paul III, s’il n’eût préféré retourner dans sa patrie. Il alla, en effet, habiter à Udine avec son frère, auquel il avait donné le canonicat de Civitale, avec l’intention de ne plus toucher un pinceau ; mais comme il avait femme et enfants, il fut forcé de se remettre au travail. Il peignit donc, à la demande du père du chevalier Giovan Francesco di Spilimbergo, une frise pleine de festons, d’enfants, de fruits et d’autres fantaisies[13]. À Venise, dans le palais de Grimani, patriarche d’Aquilée, il orna de stucs et de peintures[14] une magnifique salle où sont quelques petits sujets exécutés par Francesco Salviati.

Finalement, l’an 1550, Giovanni étant venu à Rome pour le jubilé, à pied, en costume de pauvre pèlerin et en compagnie de menu peuple, y demeura plusieurs jours sans être remarqué de personne. Mais un jour, allant à Saint-Paul, il fut reconnu par Giorgio Vasari qui allait en voiture au même pardon, avec Messer Bindo Altoviti, son intime ami. Giovanni commença par prétendre que Giorgio se trompait, mais il finit par se découvrir et par dire qu’il avait grand besoin d’être appuyé par Vasari auprès du pape, pour qu’on lui payât la pension qu’il avait sur le Plomb et qui lui était refusée par un certain Fra Guglielmo[15], sculpteur génois, qui avait eu cet office après la mort de Fra Sebastiano. Giorgio parla de cette affaire au pape, et fut cause que l’obligation fut renouvelée ; il fut même question de la changer contre un canonicat d’Udine, au profit de l’un des fils de Giovanni. Mais Fra Guglielmo ayant suscité de nouvelles chicanes, Giovanni alla à Florence après l’élection du pape Pie III, pour être recommandé par Son Excellence au nouveau pape, par l’entremise de Vasari. Non seulement il vit ses réclamations satisfaites, mais encore il fut employé par le pape, avec un bon traitement, à terminer la dernière loge, qui est au-dessus de celle de Léon X, ainsi qu’à retoucher celle-ci. Ce travail fut une erreur, car ces retouches à sec firent disparaître tous les traits de génie dus au pinceau de Giovanni, dans son bon temps, et firent perdre à l’œuvre la fraîcheur et la hardiesse qui en faisaient une chose unique dans son premier état.

Giovanni mourut en 1564, à l’âge de 70 ans[16]. Il rendit son âme à Dieu dans cette noble ville, où il avait vécu si longtemps en excellence et en renom. Il voulut être enterré à la Rotonde, près de son maître Raphaël d’Urbin, afin de n’être pas séparé, après sa mort, de celui qu’il n’avait jamais cessé de révérer durant sa vie. Comme ils furent l’un et l’autre d’excellents chrétiens, ainsi que nous l’avons dit, on peut croire qu’ils se trouvent ensemble dans la béatitude éternelle.



  1. Né le 15 octobre 1487 [d’après les Souvenirs manuscrits de Giovanni].]
  2. Cette décoration n’existe pour ainsi dire plus.
  3. Les peintures des loges sont en très mauvais état.
  4. Villa Madama ; complètement en ruines.
  5. Paolo, nommé chanoine en 1521.
  6. À la Farnésine.
  7. Existent encore.
  8. Le 6 mai 1527, d’après son journal.
  9. Le 17 octobre 1531.
  10. En 1532.
  11. N’existe plus, la coupole ayant été passée au blanc.
  12. Le 25 septembre 1534.
  13. Existe encore dans le palais Spilimbergo.
  14. Existent encore.
  15. Guglielmo della Porta.
  16. Il avait 77 ans.