Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacopo TINTORETTO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 335-341).
Jacopo TINTORETTO
Peintre vénitien, né en 1512, mort en 1594
(Extrait de la Vie de Battista Franco)

Dans la ville de Venise, vit un peintre appelé Jacopo Tintoretto[1], lequel a cultivé tous les arts et particulièrement la musique ; agréable dans toutes ses actions, il est en peinture le cerveau le plus original, le plus capricieux, le plus prompt et le plus résolu, en un mot, le plus terrible esprit qu’ait jamais eu la peinture, comme on peut s’en rendre compte par toutes ses œuvres et par ses compositions fantastiques, faites par lui d’une manière différente et complètement en dehors de la voie suivie par les autres peintres. Il est allé plus loin que l’extravagance, par la bizarrerie de ses inventions, par l’étrangeté de ses fantaisies qu’il a mises à exécution au hasard et sans dessein ; il semble avoir voulu montrer que la peinture n’est pas un art sérieux. Parfois il a donné pour finies des ébauches si péniblement dégrossies que les coups de pinceau paraissent donnés au hasard et dans la fougue de la composition, plutôt que d’après un dessin et avec de l’attention. Il a pratiqué presque toutes les sortes de peinture, à fresque, à l’huile, le portrait d’après nature et à tous les prix, de manière qu’il a fait et fait encore la plupart des peintures que l’on exécute à Venise. Comme dans sa jeunesse il a montré un grand jugement dans une foule de belles productions, nul doute qu’il serait l’un des plus grands maîtres qu’ait jamais possédés Venise, s’il eût connu les rares qualités dont l’avait doué la nature, et s’il eût voulu les fortifier par l’étude et par le jugement, ainsi que l’ont fait ceux qui ont suivi les beaux exemples de ses prédécesseurs ; ce qui n’empêche pas qu’il soit un bon et brave peintre, d’un esprit éveillé, original et charmant.

Le Sénat ayant ordonné que Jacopo Tintoretto et Paolo Veronese, jeunes gens de grande espérance, peignissent chacun une histoire dans la Salle du Grand Conseil, ainsi qu’Orazio, fils de Titien[2], le Tintoretto représenta Frédéric Barberousse couronné par le pape, dans un décor magnifique, et, autour du pontife, un grand nombre de cardinaux, de gentilshommes vénitiens, peints d’après nature, avec, dans le bas, la musique du pape. Cette composition ne le cède ni à celle de Paolo, ni à celle d’Orazio ; le sujet de cette dernière est la bataille livrée, près du château Saint-Ange, aux Romains par les Allemands de Frédéric. Entre autres choses, on y voit un cheval en raccourci qui saute par-dessus un soldat ; mais on assure qu’Orazio fut aidé dans cet ouvrage par son père. Paolo Veronese, duquel nous avons déjà parlé dans la Vie de Sanmichele, représenta Frédéric Barberousse baisant la main de l’antipape Octavien[3], au mépris du pape Alexandre III. Outre cette histoire qui est très belle, il fit, au-dessus d’une fenêtre, quatre grandes figures d’une beauté extraordinaire, à savoir, le Temps, l’Union, la Patience et la Foi. Comme il manquait encore un tableau pour compléter la décoration de la Salle du Conseil, le Tintoretto fit si bien que, grâce à ses amis, il lui fut donné à faire. Stimulé par le désir d’égaler, sinon de vaincre et de surpasser ses rivaux, il produisit un ouvrage merveilleux, qui mérite d’être mis au nombre de ses meilleurs morceaux et qui est grandement apprécié, même par ceux qui ne sont pas du métier. Il choisit pour sujet l’Excommunication de Frédéric Barberousse par le pape Alexandre III et le refus d’obéissance des Impériaux au pontife. Entre autres choses originales qui sont dans cette peinture merveilleuse, on voit le pape et les cardinaux jetant d’un lieu élevé les torches et les cierges, comme on procède dans une excommunication, et la mêlée de personnages nus qui se disputent pour les ramasser. Les détails d’architecture et les portraits que le Tintoretto introduisit dans le tableau sont aussi d’une rare perfection, et lui acquirent un grand renom auprès de tous. Aussi lui commanda-t-on les deux tableaux à l’huile, longs de douze brasses, qui occupent toute la largeur de la grande chapelle de San Rocco[4], et qui se trouvent au-dessous des fresques du Pordenone. L’un de ces tableaux représente, en perspective, une salle d’hôpital pleine de lits et de malades, dans des attitudes variées, qui sont soignés par saint Roch ; parmi eux, il y a quelques nus bien entendus et un cadavre en raccourci d’une extrême beauté. L’autre est également un épisode de la vie de saint Roch ; on y voit quantité de gracieuses figures et, en somme, ce tableau doit être considéré comme une des meilleures œuvres qu’ait faites ce peintre. Dans un tableau de même grandeur et aussi beau, qui est placé au milieu de l’église, Jésus-Christ guérit un malade dans la piscine probatique.

À Santa Maria dell’Orto, le Tintoretto a couvert les deux parois latérales de la grande chapelle de deux toiles peintes à l’huile[5], de vingt-deux brasses de haut, s’étendant de la voûte jusqu’au dossier des stalles. Celle de droite représente Moïse descendant du Mont Sinaï avec les tables de la loi, et trouvant les Hébreux en adoration devant le Veau d’or. L’autre toile renferme un Jugement dernier, d’une invention originale, vraiment terrible par la diversité et la quantité de figures de tout âge et de tout sexe qui y sont entassées ; on y voit également la barque de Caron, mais d’une manière si neuve que c’est une chose étrange à regarder. Si cette capricieuse invention avait été exécutée avec un dessin correct et régulier, et si le peintre s’était attaché aux détails avec autant de soin qu’il en a mis dans l’ensemble, où il exprime avec bonheur la confusion, le tumulte et l’épouvante qui régneront dans ce jour, ce serait une peinture étonnante. Qui la regarde d’abord reste stupéfait ; mais, lorsqu’on la considère avec attention, elle paraît avoir été peinte pour se moquer du monde. Sur les volets de l’orgue[6] de la même église, il a peint à l’huile la Vierge gravissant les degrés du temple ; Santa Maria dell’Orto ne possède rien de plus fini, de mieux exécuté, de plus éclatant que ce tableau. Pareillement, sur les volets de l’orgue, à Santa Maria Zebenigo, il représenta la Conversion de saint Paul[7], mais d’une manière peu étudiée. À la Carità[8], il laissa une Déposition de croix, et, dans la sacristie de San Sebastiano, en concurrence de Paolo Veronese qui peignit divers sujets sur le plafond et les parois, il fit, sur les armoires, un Moïse dans le désert et d’autres sujets qui furent ensuite continués par le vénitien Natalino et par d’autres peintres. Le même Tintoretto fit ensuite, à San Jobbe, sur l’autel della Pietà, les Trois Maries, saint François, saint Sébastien, saint Jean avec un bout de paysage[9]. Sur les volets de l’autel de l’église des Servi, saint Augustin et saint Philippe, et au-dessous Caïn tuant son frère Abel[10]. À San Felice, sur l’autel del Sacramento, à savoir sur la voûte de la tribune, il peignit les quatre Évangélistes et une Annonciation, dans une lunette, au-dessus de l’autel ; dans une autre lunette, le Christ priant sur le Mont des Oliviers ; sur la façade, le dernier repas qu’il fit avec les Apôtres[11]. À San Francesco della Vigna, il y a de la main du même, à l’autel de la Descente de Croix, la Vierge évanouie, avec les autres Maries et quelques Prophètes[12].

À la Scuola di San Marco[13], près de San Giovanni e Polo, il y a de sa main quatre grands tableaux, dans le premier[14] desquels on voit saint Marc apparaissant dans les airs et délivrant un de ses fidèles des tortures que lui préparait un bourreau, dont tous les instruments de supplice sont brisés miraculeusement. Cette composition est remplie d’une foule de figures, de raccourcis, d’armures, d’ornements d’architecture, de portraits et d’accessoires qui lui donnent une grande richesse de décor. Dans une autre est représentée une tempête sur mer, et saint Marc dans les airs secourant un autre de ses fidèles ; mais ce tableau n’est pas fait avec le même soin que le premier. Dans le troisième, au milieu d’un orage, on voit le cadavre d’un autre fidèle et son âme qui monte aux cieux ; c’est également une composition assez heureuse. Le quatrième représente un possédé du démon que l’on exorcise, et une immense loggia en perspective, au fond de laquelle est un feu qui l’éclairé en produisant de nombreuses réverbérations.

Outre ces peintures, il y a sur l’autel un saint Marc de la même main, qui est un tableau remarquable. Toutes ces œuvres et beaucoup d’autres que nous passons sous silence, parce qu’il nous suffit d’avoir mentionné les meilleures, furent exécutées par Tintoretto avec tant de célérité, qu’elles étaient déjà terminées lorsqu’on croyait à peine qu’elles étaient commencées. Il est remarquable que, malgré ses extravagances, les plus folles du monde, le Tintoretto a toujours eu des travaux. Quand ses instances et l’entremise de ses amis ne suffisent pas pour lui faire obtenir un ouvrage, il le fait quand même, quand ce serait à vil prix, ou pour rien, et contre la volonté des gens. Il y a peu de temps, comme il venait d’achever une grande toile à l’huile représentant la Crucifixion[15], pour la Scuola di San Rocco, les membres de cette compagnie décidèrent de faire peindre une œuvre magnifique sur le plafond de leur Oratoire et d’allouer le travail à celui des peintres étant alors à Venise qui présenterait le plus beau dessin. Ils appelèrent à concourir Josef Salviati, Federigo Zucchero, qui était alors à Venise, Paolo Veronese et Jacopo Tintoretto. Tandis qu’ils s’appliquaient à faire leurs dessins, le Tintoretto prit une toile de la dimension du plafond, et la peignit en secret avec sa vélocité accoutumée. Un matin, les membres de la Confrérie, s’étant rassemblés pour voir les dessins et faire leur choix, trouvèrent le tableau du Tintoretto terminé et mis en place. Grande fut leur colère ; ils s’écrièrent qu’ils avaient demandé un dessin et non un tableau, mais le Tintoretto leur répondit que telle était sa manière de dessiner, qu’il ne savait pas faire autrement, que, pour ne tromper personne, les dessins et les modèles devaient être ainsi, et qu’enfin, s’ils ne voulaient point lui payer son travail, il leur en ferait cadeau. Bref, il fit si bien que, malgré leur contrariété, son tableau est encore dans le même endroit. Cette toile[16] représente le Père Éternel, entouré d’anges, qui descend du ciel pour embrasser saint Roch ; dans le bas sont de nombreuses figures qui personnifient ou plutôt représentent les grandes Confréries de Venise, comme celles della Carità, de San Giovanni Evangelista, della Misericordia de San Marco et de San Teodoro. Mais comme il serait trop long d’énumérer toutes les peintures du Tintoretto, que ce que nous avons dit de lui suffise ; c’est vraiment un artiste valeureux et un peintre digne d’être loué.

Vers le même temps était à Venise un peintre nommé Bazzacco, affilié à la maison Grimani, et qui avait habité Rome plusieurs années ; grâce à de hautes protections, il fut chargé de décorer le plafond de la salle des Dix. Comme il reconnut qu’il ne pourrait se tirer seul de ce travail, il s’associa Paolo Veronese et Battista Zelotti, partageant entre eux trois neuf peintures à l’huile à faire dans cet endroit, à savoir : quatre de forme oblongue, quatre ovales dans les coins, et une neuvième pour le centre, également de forme ovale, mais bien plus grande que toutes les autres. Cette dernière, avec trois tableaux, échut à Paolo Veronese, qui y figura Jupiter foudroyant les Vices ; Bazzacco prit pour lui deux autres ovales et un tableau, et en donna deux à faire à Battista. Dans l’un est représenté Neptune, dieu de la mer, et dans les autres, deux figures pour chacun, emblèmes de la grandeur et de l’état pacifique de Venise. Bien que les trois peintres eussent bien rempli les conditions demandées. Paolo Veronese se montra infiniment supérieur, ce qui fut cause qu’on lui donna à peindre le plafond de la salle voisine de celle des Dix[17]. Il y fit, à l’huile, avec l’aide de Battista Zelotti, un saint Marc soutenu dans les airs par des anges ; au-dessus, on voit Venise accompagnée de la Foi, de l’Espérance et de la Charité. Cette composition, malgré sa beauté, est loin d’égaler la première. Paolo peignit ensuite seul, dans l’église dell’Umiltà[18], un grand ovale du plafond représentant l’Assomption de la Vierge, avec d’autres figures ; c’est une peinture éclatante, belle et bien comprise.

Parmi les artistes vénitiens, Andrea Schiavone[19] doit aussi être regardé comme un bon peintre ; je dis bon, parce qu’il a fait par hasard quelques bons ouvrages, et parce qu’il a toujours imité de son mieux la manière des bons maîtres. La plupart de ses tableaux étant dispersés chez les gentilshommes, je ne parlerai que de ceux qui sont exposés dans des monuments publics. À San Sebastiano de Venise, dans la chapelle des Pellegrini, il laissa un saint Jacques et deux pèlerins[20]. Dans l’église del Carmine, il peignit sur une voûte une Assomption[21], et, dans la chapelle della Presentazione, le Christ présenté au temple par sa mère[22]. Il introduisit de nombreux portraits dans ce tableau, dont la meilleure figure est une femme qui allaite un enfant, et qui est vêtue d’une robe jaune, traitée à la manière vénitienne, c’est-à-dire largement brossée, mais non terminée.



  1. Jacopo Robusti, né à Venise en 1512, fils d’un certain Batista, teinturier.
  2. Les œuvres de ces trois peintres périrent dans l’incendie de 1577.
  3. Erreur : Victor IV.
  4. Ces peintures sont encore en place, avec d’autres de Tintoretto.
  5. Qui sont encore en place.
  6. Placés dans une chapelle latérale.
  7. N’existe plus ; dans cette église, il y a d’autres peintures de Tintoretto.
  8. La Carità n’existe plus ; remplacée par l’Académie des Beaux-Arts. Les peintures della Carità et de San Sebastiano n existent plus.
  9. Tableau restitué à Giovanni Bellini, et qui est à l’Académie des Beaux-Arts.
  10. Église supprimée : les volets n’existent plus.
  11. Ces peintures n’existent plus.
  12. Tableau perdu.
  13. Devenue un hôpital civil en 1815.
  14. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts. Deux autres sont dans l’ancienne Librairie de Saint-Marc.
  15. En place.
  16. Dans la même salle que la Crucifixion.
  17. Salle de la Boussole.
  18. Église détruite ; l’Assomption est à l’Académie.
  19. Dit Medola 1552-1612.
  20. Tableau inconnu.
  21. Peinture perdue.
  22. Cette Circoncision est de Tintoretto.