Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Ridolfo, Davit et Benedetto GHIRLANDAI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 324-329).
Ridolfo, Davit et Benedetto GHIRLANDAI
Peintres florentins, le premier, né en 1488, mort en 1561 ;
le second, né en 1482, mort en 1525 ; le troisième, né en 1458, mort en 1497

Davit et Benedetto Ghirlandai, bien qu’ils aient eu un beau génie, ne marchèrent pas à la suite de Domenico, leur frère, dans les choses de l’art, comme ils auraient pu le faire. Après la mort de Domenico, ils quittèrent la bonne méthode ; l’un, Benedetto fut constamment en voyage, et l’autre s’épuisa en vaines recherches dans la mosaïque. Davit, qui était très aimé de Domenico, et qui le lui rendit constamment, avant et après sa mort, termina, en compagnie de Benedetto, son frère, plusieurs œuvres laissées inachevées par Domenico, en particulier le tableau du maître-autel, à Santa Maria Novella, ou plus exactement la partie postérieure de ce tableau, qui est aujourd’hui tournée du côté du chœur ; la prédelle fut terminée par quelques élèves de Domenico, entre autres Francesco Granacci[1].

Benedetto, ayant séjourné plusieurs années en France, où il peignit beaucoup et gagna de grosses sommes d’argent, revint à Florence avec de nombreux privilèges et cadeaux que le roi lui octroya en récompense de son mérite. Enfin, après avoir exercé non seulement l’art de la peinture, mais encore celui de la miniature, il mourut âgé de cinquante ans[2]. Bien que Davit[3] ait beaucoup dessiné et travaillé, il ne surpassa guère Benedetto ; cela vint peut-être de ce qu’il vécut trop bien et ne tint pas assez sa pensée fixée sur l’art, qui ne se laisse pas atteindre si on ne le poursuit, et qui, une fois saisi, s’échappe si on l’abandonne un seul moment. On voit, de la main de Davit, dans le jardin des moines degli Angeli, à Florence, en tête de l’allée qui est en face de la porte d’entrée, un saint Benoît et un saint Romuald à fresque, au pied de la croix[4]. Mais, si Davit ne cultiva pas l’art, comme il aurait dû, il n’épargna aucun soin, en revanche, pour que Ridolfo[5], fils de Domenico, s’y livrât entièrement. Il voulut que ce jeune homme, dont il avait la direction, et qui avait un beau génie, ne manquât de rien pour étudier la peinture, à laquelle il se reprochait un peu tard de n’avoir pas consacré le temps qu’il avait donné à la mosaïque. Davit exécuta en mosaïque, pour le roi de France, sur un épais panneau de noyer, une Madone entourée de plusieurs anges[6]. Comme il habitait à Montaione, château du Vald’elsa, pour y avoir en toute commodité des fourneaux, du bois et des matières vitrifiables, il fit une foule de vitraux et de mosaïque, et quelques vases qui furent donnés à Laurent le Magnifique, ainsi que trois têtes, sur une feuille de cuivre, qui sont aujourd’hui dans la garde-robe du duc et qui représentent saint Pierre, saint Laurent et Julien de Médicis.

Pendant ce temps, Ridolfo, en dessinant le carton de Michel-Ange, passait pour un des meilleurs dessinateurs de l’époque ; il était aimé de tous, et particulièrement de Raphaël d’Urbin qui, étant lui aussi jeune homme de grand renom, demeurait alors à Florence, pour apprendre l’art, comme on l’a déjà dit. Ridolfo se mit ensuite sous la direction de Fra Bartolommeo di San Marco, et tels furent ses progrès d’après l’avis des meilleurs connaisseurs, que Raphaël, devant aller à Rome, où il était appelé par le pape Jules II, lui laissa à terminer la draperie bleue d’une Madone[7], et quelques petites choses, dans un tableau de la Vierge, exécuté pour des gentilshommes siennois ; ce tableau terminé avec grand soin fut envoyé à Sienne. Raphaël ne fut pas longtemps à Rome sans chercher par toutes sortes de moyens à y attirer Ridolfo ; mais celui-ci, qui n’avait jamais, comme on dit, perdu la coupole de vue[8], ne put se résoudre à aller vivre loin de Florence. Dans le monastère des religieuses de Ripoli, il peignit deux tableaux à l’huile, un Couronnement de la Vierge[9], et une Madone entourée de plusieurs saints[10]. Dans l’église de San Gallo[11], il fit un tableau représentant Jésus qui porte sa croix, entouré de soldats, pendant que la Vierge et les autres Maries pleurent avec Jean, et que Véronique essuie la sueur du Christ avec son voile[12]. Cette œuvre, qui renferme plusieurs têtes très belles, faites d’après le modèle et peintes avec amour, acquit grand renom à Ridolfo. Ayant à faire, pour le couvent de Cestello, un tableau de la Nativité du Christ[13], afin de surpasser ses rivaux, il l’exécuta avec toute l’application qui lui fut possible. Dans le même temps, il envoya un tableau à Pistoia[14], et en commença deux autres[15] pour la compagnie de San Zanobi, à côté de la maison canoniale de Santa Maria del Fiore. Dans l’un, San Zanobi ressuscite un enfant du bourg degli Albizzi ; l’autre représente la translation du corps de San Zanobi de l’église de San Lorenzo où il avait été d’abord enterré, à Santa Maria del Fiore. Quand le cortège passa sur la place San Giovanni, un vieil orme desséché, planté à l’endroit où s’élève aujourd’hui une colonne de marbre surmontée d’une croix, ayant été touché en passant par le cercueil que portaient six évêques, se couvrit aussitôt miraculeusement de feuilles et de fleurs. Comme ces œuvres furent faites du vivant de Davit Ghirlandaio, ce bon vieillard avait une grande joie des succès remportés par son neveu, et remerciait Dieu de lui avoir permis de voir, pour ainsi dire, renaître en Ridolfo le talent de Domenico. Malgré ses soixante-quatorze ans, il s’apprêtait à aller à Rome, pour assister au jubilé, lorsqu’il tomba malade et mourut l’an 1525[16] ; il fut enseveli par son neveu Ridolfo, à Santa Maria Novella, auprès des autres Ghirlandai.

Pour le couvent degli Angeli, dans lequel il avait un frère, nommé don Bartolomeo, qui fut un bon et digne religieux, Ridolfo fit, entre autres choses, une très belle Cène[17], en tête du réfectoire, par l’ordre de l’abbé don Andrea Doffi, qui voulut que son portrait fût mis dans un coin du tableau. Dans la petite église della Misericordia, sur la place San Giovanni, il y a, sur une prédelle, trois histoires très belles de la Vierge, que l’on pourrait prendre pour des miniatures[18]. Pour les religieuses de San Girolamo, de l’ordre de San Francesco de’Zoccoli, il peignit deux tableaux, dont l’un représente un saint Jérôme pénitent, surmonté de la Nativité du Christ dans une lunette ; l’autre est une Annonciation, et il y a au-dessus une sainte Marie-Madeleine communiant[19].

Dans Le palais, qui appartient aujourd’hui au duc, il décora la chapelle où la Seigneurie entendait la messe[20]. Au milieu de la voûte, il représenta la sainte Trinité ; dans les autres compartiments, les têtes des douze Apôtres et des enfants tenant les Mystères de la Passion ; et aux quatre angles, les Évangélistes en pied. Sur la paroi du fond de la chapelle, il retraça l’Annonciation et un paysage où l’on voit la place della Nunziata de Florence jusqu’à l’église de San Marco. Cet ouvrage terminé, il peignit, pour l’église paroissiale de Prato, la Vierge donnant sa ceinture à saint Thomas entouré des autres Apôtres[21]. À Ognissanti, il fit, pour Monseigneur de Buonafé, directeur de l’Hôpital de Santa Maria Nuova, et évêque de Cortona, un tableau de la Vierge, de saint Jean-Baptiste et de saint Romuald ; il reproduisit ensuite les trois Forces d’Hercule qu’Antonio Pollaiuolo avait peintes auparavant dans le palais Médicis, pour Giovambattista della Palla, qui les envoya en France[22].

À peu de temps de là, Ridolfo, ayant trouvé dans sa maison tous les outils et matériaux de mosaïque dont s’étaient servis son oncle Davit et son père Domenico, et ayant fait quelques études de cet art, se décida à essayer de faire quelques œuvres en mosaïque qui lui réussirent si bien qu’il représenta une Annonciation[23], au-dessus de la porte della Nunziata. Mais ce fut sa seule production en ce genre, car il n’avait pas la patience d’assembler ces petits morceaux.

La petite église della Compagnia de’Battilani possède un tableau de Ridolfo, où l’on voit la Vierge portée au ciel par des anges, et dans le bas, des apôtres environnant le tombeau[24]. Par malheur, l’église ayant été remplie, pendant le siège de Florence, de fascines encore vertes, l’humidité amollit l’enduit de la peinture, au point qu’il se détacha et tomba à terre. Ridolfo dut la recommencer et en profita pour y introduire son portrait. Il exécuta aussi une Madone et deux anges dans un tabernacle de la paroisse de Giogoli, qui est sur le bord de la route et quantité d’autres figures dans un autre tabernacle qui est en face d’un moulin des ermites Camaldules, au delà de la Chartreuse d’Ema[25].

Ridolfo, se voyant pourvu de travaux et de bons revenus, cessa de se tourmenter le cerveau à produire, et ne pensa plus qu’à vivre en gentilhomme et à prendre le temps comme il venait. Lors de la venue du pape Léon X à Florence[26], il fit, avec l’aide de ses élèves, presque tout l’apparat du palais Médicis ; ce fut lui qui exécuta les ornements de la salle du pape et de divers appartements ; quant à la chapelle, il la donna à faire au Pontormo. De même, pour les noces du duc Julien et du duc Laurent, il fit tout l’apparat, ainsi que des décors de théâtre. Comme il était très aimé de ces seigneurs, à cause de son talent, il eut plusieurs emplois, grâce à eux, et fut nommé membre du collège, étant honorable citoyen. Il ne dédaignait pas de peindre des draperies, des bannières et autres choses semblables.

Parmi tous ses élèves, un ancien disciple de Lorenzo di Credi, appelé Michele[27], lui fut particulièrement cher, à cause de sa bonne nature et de la manière fière et sans effort avec laquelle il peignait. Après lui avoir donné le tiers du gain, il se l’associa, de manière à faire ensemble leurs œuvres, en partageant le prix. Michele eut toujours pour Ridolfo une affection vraiment filiale, de sorte qu’on ne l’appelle que Michele di Ridolfo. Ils peignirent ensemble une quantité de tableaux à Florence, à Prato et dans les environs. Parmi les nombreux portraits qui sortirent de l’atelier de Ridolfo, je ne citerai que celui du duc Cosme de Médicis, quand il était jeune, qui est actuellement dans la garde-robe de Son Excellence[28].

Il était très expéditif dans certaines œuvres et en particulier dans les apparats de fêtes ; pour l’entrée de l’empereur Charles-Quint à Florence il fit, en dix jours, un arc de triomphe au Canto alla Cuculia. Il en éleva un autre également en très peu de temps, près de la Porta al Prato, pour célébrer l’arrivée de l’illustrissime duchesse Leonora. Dans le palais du duc Cosme, il orna de grotesques le plafond de la chambre verte dont, en outre, il couvrit les parois de paysages qui plurent infiniment à Son Excellence. Il eut une vieillesse heureuse, ayant marié ses filles et voyant ses fils à la tête de bonnes maisons de commerce en France et à Ferrare. Il est vrai qu’il fut attaqué de la goutte, au point qu’il était forcé de rester chez lui, ou de se faire porter sur un siège ; mais il supporta avec patience cette infirmité et quelques mésaventures qui arrivèrent à ses fils. Quoique vieux, il portait le même amour qu’autrefois aux choses de l’art, voulant en entendre parler, et allant quelquefois voir les peintures et les constructions qu’il avait entendu le plus vanter. Il vécut soixante-quinze ans, et mourut en 1560 : on l’ensevelit, à côté de ses ancêtres, dans l’église de Santa Maria Novella.



  1. Voir la Vie de Domenico Ghirlandajo. David est né le 14 mars 1452 et mort le 10 août 1525 (d’après le livre des Baptêmes).
  2. Le 17 juillet 1497. Ses œuvres authentiques sont rares. Une Vierge dans l’église d’Aigueperse (Puy-de-Dôme).
  3. Né le 14 mars 1452. [Livre des Baptêmes.]
  4. Entièrement repeints.
  5. Né le 4 février 1483. [Livres dell’Eta, Archives de Florence.]
  6. Au Musée de Cluny. Signée : OPUS MAGISTRI DAVID FLORENTINI, MCCCCLXXXX. Il travailla également aux Dômes de Sienne et d’Orvieto.
  7. La belle Jardinière, au Musée du Louvre.
  8. Proverbe toscan.
  9. Au Musée du Louvre, daté MDIII.
  10. En place, deuxième autel à gauche, représente le Mariage mystique de sainte Catherine.
  11. Église démolie pendant le siège de 1527.
  12. Actuellement au palais Antinori de San Gaetano.
  13. Tableau perdu.
  14. Une Vierge à San Pier Maggiore, commandée le 24 avril 1508 par la Compagnia di San Sebastiano.
  15. Tous deux aux Offices.
  16. Le 10 août 1525, à soixante-treize ans.
  17. Existe encore ; en mauvais état, signée : ANNO DOMINI MDXLIII.
  18. Existent encore, 1515, payées 84 livres.
  19. Existent encore, mais sans les lunettes.
  20. Peintures terminées en 1514.
  21. Placée au-dessus de la porte du milieu.
  22. Ces œuvres sont perdues.
  23. Commandée à Davit le 24 janvier 1510 pour huit ducats d’or la brasse carrée.
  24. Au musée de Berlin.
  25. Ces œuvres n’existent plus.
  26. En 1515.
  27. Michele Tosini, 1503-1577.
  28. Ce portrait est perdu.