Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jacopo, Giovanni et Gentile BELLINI

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 431-437).
Jacopo, Giovanni et Gentile BELLINI
Peintres vénitiens ; le premier, né en 1400 ( ?), mort en 1464 ( ?) ; le second né en 1428 ( ?), mort en 1516 le troisième, né en 1426 ( ?), mort en 1507.

Jacopo Bellini[1], peintre vénitien, après avoir été disciple de Gentile da Fabriano, se trouvant en concurrence avec Domenico, le même qui enseigna la peinture à l’huile à Andrea dal Castagno, n’acquit de renom, bien qu’il fit tous ses efforts pour devenir excellent dans son art, qu’après que Domenico eût quitté Venise. Mais se trouvant alors dans cette ville sans concurrent qui pût l’égaler, son talent et sa réputation s’accrurent de telle sorte qu’il devint le plus grand peintre et le plus estimé de la ville. Et pour que la renommée qu’il avait acquise non seulement se conservât, mais encore allât en augmentant dans sa maison et ses descendants, il eut deux fils heureusement disposés pour l’art et doués d’un bel et bon esprit. L’un fut Giovanni et l’autre Gentile, auquel Jacopo donna ce nom pour le doux souvenir qu’il conservait de l’enseignement paternellement affectueux de Gentile da Fabriano. Quand donc ses fils furent devenus grands, il leur enseigna lui-même, avec soin, les principes du dessin ; mais il ne se passa pas beaucoup de temps que tous deux le dépassèrent de beaucoup, ce que voyant avec joie, il les exhortait sans cesse, leur montrant qu’il désirait les voir, comme on le disait des Toscans, se surmonter l’un l’autre, au fur et à mesure qu’ils venaient à l’art, que Giovanni le surpassât d’abord et qu’ensuite Gentile l’emportât sur Giovanni et sur lui-même[2].

Les premiers ouvrages qui donnèrent de la réputation à Jacopo furent les portraits de Giorgio Cornaro et de Caterina, reine de Chypre[3]; une Passion du Christ qu’il envoya à Vérone[4], renfermant beaucoup de figures et dans laquelle il introduisit son propre portrait ; enfin une Histoire de la Croix qui, dit-on, est aujourd’hui dans l’école de San Giovanni Evangelista[5], toutes œuvres qui furent peintes, ainsi que d’autres, par Jacopo avec l’aide de ses fils. La dernière est sur toile, comme cela a été presque toujours l’habitude des Vénitiens, qui peignirent rarement, comme on le fait autre part, sur des panneaux en bois d’aubier ou de peuplier blanc, arbres qui poussent le long des cours d’eau et dont le bois est vraiment très doux et excellent pour peindre dessus, parce qu’il reste très solide une fois mastiqué dans les joints. Mais, à Venise, on ne fait point de ces panneaux, ou si, par hasard on en fait, on n’emploie que le sapin dont cette ville est abondamment pourvue parce que l’Adige en amène, en abondance, de l’Allemagne, sans parler de celui que fournit l’Esclavonie. Ainsi, on a coutume, à Venise, de peindre sur toile, soit parce qu’elle ne peut se fendre ou devenir vermoulue, soit parce qu’elle se prête à toutes les dimensions, soit enfin parce que les tableaux sur toile peuvent être transportés où l’on veut, sans difficulté ni dépense.

Quoiqu’il en soit Jacopo et Gentile firent leurs premières œuvres sur toile et à cette Histoire de la Croix, Gentile ajouta sept ou huit tableaux[6] où il représenta le miracle de la Croix qui est conservé comme relique dans l’école susdite et dont voici l’histoire. Cette relique étant tombée, je ne sais comment, du haut du Ponte della Paglia dans le canal, quantité de gens, poussés par la vénération qu’ils portaient au bois de la Croix de Jésus-Christ, se jetèrent à l’eau pour la retirer ; mais la volonté de Dieu fut que personne n’était digne de pouvoir la retrouver si ce n’est le frère gardien de cette école[7]. Gentile donc représenta cette histoire et traça, en perspective, sur le grand canal, de nombreuses maisons, le Ponte della Paglia, la place Saint-Marc, avec une longue procession d’hommes et de femmes qui suivent le clergé. On y voit égalemen des gens dans l’eau ou qui vont s’y jeter, quelques-uns à moitié immergés, d’autres dans différentes positions et attitudes remarquables. Finalement, il y représenta le frère gardien retrouvant la Croix. En vérité, dans cette œuvre[8], Gentile fit preuve d’une application et d’un travail extrêmes, si l’on considère l’infinité des figures, les nombreux portraits d’après les originaux, la diminution des figures qui sont dans le lointain et en particulier les portraits de presque tous ceux qui faisaient alors partie de cette école ou confrérie. Le dernier tableau, rempli de belles inventions, représente la Croix remise à sa place ; toutes ces peintures sur toile attirèrent à Gentile un grand renom.

Quelque temps après, Jacopo se sépara de ses fils dont chacun alla se livrer, de son côté, à ses études de l’art. Je ne ferai pas d’autre mention de Jacopo, parce que ses œuvres ne sont pas extraordinaires en comparaison de celles de ses fils et qu’il mourut peu de temps après leur séparation.

Bien que les deux frères se fussent séparés pour vivre chacun de leur côté, ils eurent toujours tant d’affection l’un pour l’autre et pour leur père, que chacun d’eux se faisait inférieur de mérite à l’autre et qu’ils cherchaient ainsi modestement à se vaincre en bonté et en courtoisie non moins qu’en talent.

Les premières productions de Giovanni furent plusieurs portraits d’après l’original, qui plurent beaucoup, particulièrement celui du doge Loredano[9], bien que plusieurs disent que ce fut celui de Giovanni Mozzenigo, frère de Piero, qui fut doge longtemps avant Loredano, et, dans l’église de San Giovanni[10], sur l’autel de sainte Catherine de Sienne, un immense tableau qui représente la Vierge assise, tenant l’Enfant Jésus entre divers saints et ayant à ses pieds trois enfants debout, qui chantent sur un livre. Au-dessus, il fit une voûte en enfoncement ; cette œuvre fut jugée des meilleures qu’on eût encore faites à Venise. Dans l’église San Giobbe, sur l’autel dédié à ce saint, il fit un tableau bien dessiné et d’un beau coloris qui a été et est encore justement admiré[11]. Il représente la Vierge assise au milieu, sur un siège un peu élevé, et tenant l’enfant Jésus entre saint Job et saint Sébastien nus ; auprès d’eux sont saint Dominique, saint François, saint Jean et saint Augustin ; dans le bas, on voit trois enfants qui font de la musique et ont une grâce infinie.

Plusieurs gentilshommes, poussés par ces œuvres remarquables, estimèrent qu’il fallait profiter de l’occasion qui leur donnait des maîtres si rares et leur faire orner de peintures la salle du Grand Conseil. Ils voulaient qu’on y représentât toutes les magnificences de leur merveilleuse cité, ses grandeurs, les exploits de guerre, les entreprises et autres choses semblables, dignes d’être rappelées par la peinture à la mémoire de ceux qui devaient venir après eux ; en sorte que, à l’utilité et à l’agrément que l’on retire de la lecture de ces histoires, se joignit une impression pareille sur l’œil et sur l’esprit, en voyant retracées par une main experte les images de tant de seigneurs illustres, ainsi que les hauts faits de tant de gentilshommes dignes d’une éternelle renommée.

Il fut donc ordonné par ceux qui gouvernaient la ville que l’œuvre fût allouée à Giovanni et à Gentile, qui allaient chaque jour en augmentant de renommée, et qu’ils eussent à commencer le travail au plus tôt. Il faut savoir qu’Antonio Veneziano, comme on l’a déjà dit dans sa Vie, avait commencé à peindre la même salle longtemps auparavant, et y avait terminé un grand sujet, quand la jalousie de quelques envieux le força à s’en aller et à ne pas continuer autrement cette honorable entreprise. Gentile, soit qu’il eût un meilleur procédé, ou plus de pratique de la peinture sur toile qu’à fresque, soit pour toute autre raison, fit en sorte qu’il obtint facilement de faire ses peintures sur toile. Il représenta dans quatre compartiments les origines de la guerre entre l’empereur Barberousse et la République, ainsi qu’une bataille navale. Finalement, le doge revient, après avoir remporté la victoire, et reçoit du pape l’anneau d’or avec lequel il doit épouser la mer. L’autre paroi fut allouée partie à Giovanni, son frère, et partie à Vivarino, de manière que l’émulation les poussât à produire de plus belles œuvres. À côté de la dernière peinture de Gentile, Vivarino représenta Othon, fils de l’empereur, amenant, par sa médiation, la paix entre les combattants. Le pauvre Vivarino aurait terminé la partie qui lui était affectée pour sa plus grande gloire, mais la fatigue ou sa mauvaise constitution ayant amené sa mort, le travail en resta là ; et, comme ses peintures n’avaient pas leur entière perfection, il fallut que Giovanni Bellini les retouchât sur quelques points. Dans les quatre compartiments que celui-ci exécuta, il représenta l’entrevue du pape Alexandre et de l’empereur Frédéric Barberousse (sujet qui, je ne sais pour quelle cause, dut être refait, mais avec plus de vivacité, par l’excellent peintre Titien) et les fêtes qui succédèrent à la guerre, d’abord à Venise, ensuite à Rome. Comme les peintures de Giovanni, qui sont réellement admirables, plurent infiniment, il avait reçu mission de peindre le reste de la salle, quand il mourut étant déjà vieux[12]. Si nous revenons maintenant en arrière, nous dirons que de sa main sortirent quantité d’autres œuvres, à savoir : un tableau qui est actuellement à Pesaro, dans l’église San Domenico, au maître autel[13]; dans la chapelle San Girolamo de l’église San Zaccheria de Venise, un tableau de la Vierge[14] entourée de saints, et sous une construction représentée avec beaucoup de jugement, et une autre dans la sacristie des Frères Mineurs, dite la Ca Grande, d’un beau dessin et d’un bon style[15]. Un tableau analogue est à San Michele di Murano[16], monastère des Camaldules ; à San Francesco della Vigna, couvent des frères del Zoccolo, il y avait, dans la vieille église, un Christ mort d’une telle beauté que Louis XI, roi de France, l’ayant entendu beaucoup vanter, le demanda avec instance aux religieux, qui le lui donnèrent, bien qu’à contre-cœur. À la place de ce Christ on en mit un autre[17] signé du nom de Giovanni, mais pas aussi beau ni si bien exécuté que le premier, et on croit même qu’il a été pour la plus grande partie peint par Girolamo Mocetto, élève de Giovanni. Dans la Confraternità de San Girolamo, il y a une peinture du même Bellino, remplie de petites figures et très estimée[18]; Messer Giorgio Cornaro a dans sa maison un tableau également très beau qui représente le Christ, Cléophas et Luc[19]. Dans la salle du Grand Conseil, dont il a déjà été parlé, il peignit encore, mais non dans le même temps, les Vénitiens faisant sortir du monastère della Carità je ne sais quel pape[20], qui, ayant fui à Venise, servit de cuisinier pendant longtemps aux moines de ce couvent : cette peinture renferme plusieurs portraits originaux et d’autres figures très belles. Peu de temps après, plusieurs portraits ayant été apportés par un ambassadeur au Grand Turc causèrent tant d’etonnement et d’admiration à cet empereur, que, bien que les peintures soient interdites par la loi musulmane, il les accepta volontiers, louant infiniment l’art et l’artiste et même demanda qu’on lui en envoyât l’auteur[21]. Le Sénat, considérant que Giovanni n’était pas en état de faire le voyage, à cause de son grand âge, outre qu’il ne voulait pas priver la ville d’un homme si illustre qui alors travaillait à la salle du Grand Conseil, résolut de faire partir Gentile[22], étant donné qu’il ên ferait autant. Gentile fut donc conduit en toute sécurité par les galères vénitiennes à Constantinople, où il fut présenté par le bailli de la Seigneurie à Mahomet, qui l’accueillit avec bonne grâce et beaucoup de caresses, à cause de la nouveauté de l’événement. Gentile lui présenta une délicate peinture qu’il admira extrêmement, ne pouvant croire qu’un homme eût le pouvoir quasi-divin d’imiter si vivement les choses de la nature. Il ne tarda pas à faire de cet empereur un portrait[23] que l’on regarda comme un miracle, et l’empereur, après avoir vu plusieurs procédés de l’art de la peinture, lui demanda s’il était capable de se peindre lui même. Gentile lui répondit affirmativement et, peu après, lui montra son portrait qui paraissait vivant, ce qui confirma de plus en plus Mahomet dans l’idée que Gentile tenait quelque chose de la divinité. Certes, il n’aurait jamais consenti à son départ, si, comme nous l’avons dit, la loi du Prophète n’eût interdit l’exercice de la peinture chez les Turcs. Soit donc par crainte de faire naître du mécontentement chez ses sujets, soit pour toute autre raison, Mahomet, ayant fait venir un jour Gentile, le fit d’abord remercier des services rendus, puis le loua merveilleusement comme étant un homme excellent et lui dit de demander la grâce qu’il voudrait et qui lui serait certainement accordée. Gentile en homme modeste et bien né, ne demanda autre chose qu’une lettre de recommandation auprès du sérénissime Sénat et de l’illustrissime Seigneurie de Venise, sa patrie, ce que Mahomet fit aussi chaudement qu’il pouvait ; il fut ensuite congédié avec de riches cadeaux et le titre de chevalier. Entre autres dons que l’empereur lui fit à son départ, il lui passa au cou une chaîne travaillée à la turque, du poids de deux cent cinquante ducats d’or, qui se trouve actuellement chez ses héritiers, à Venise.

De retour à Venise, où il fut accueilli avec joie par son frère et, pour ainsi dire, par toute la cité, la Seigneurie lui alloua une provision de 200 écus par an, qui lui fut payée le reste de sa vie. Il fit peu d’ouvrages, après son retour, et il n’était pas loin d’avoir quatrevingts ans quand il passa à une autre vie, l’an 1501[24]. Il fut honorablement enseveli par son frère à San Giovanni e Paolo.

Giovanni, privé de Gentile qu’il avait toujours tendrement aimé, continua, quoique très âgé, à produire de temps en temps quelque chose, passant ainsi le temps. Comme il s’était mis à faire des portraits, il fut cause que bientôt il n’y eut à Venise personne d’une condition un peu élevée qui ne se fit peindre par lui ou par quelque autre. De là vient que, dans toutes les maisons on voit des portraits. Quantité de gentilshommes possèdent les images de quatre générations d’aïeux, et les plus nobles bien davantage. Il fit pour Messer Bembo, avant qu’il allât résider auprès du pape Léon X, le portrait d’une femme que celui-ci aimait, si beau[25] qu’il mérita d’être célébré par Bembo dans ses vers comme Simone Martini l’avait été par Pétrarque. Entre autres œuvres, pour ne citer que les principales, il fit à Rimini, pour Sigismond Malatesta, un grand tableau[26] représentant une Pietà soutenue par deux enfants. Ce tableau est actuellement dans l’église San Francesco de cette ville. Il fit encore, entre autres portraits, celui de Bartolommeo d’Alviano, général des Vénitiens[27]. Giovanni eut de nombreux élèves, car il leur enseignait avec beaucoup d’amitié, entre autres Montagna[28], qui imita sa manière, ainsi que le témoignent les ouvrages qu’il laissa à Padoue et à Venise.

On dit que Giorgone de Castelfranco étudia également avec lui, pour les premiers principes de l’art. Finalement Giovanni étant parvenu à l’âge de quatre-vingt-dix ans, mourut de vieillesse laissant un nom que ses œuvres ont rendu immortel. Il fut honorablement enseveli dans la même église et dans le même tombeau où son frère Gentile avait été déposé.


  1. Dans une requête à la Seigneurie de Florence, du 3 avril 1426, il est dit : Pro parte Jacobi Petri, pictoris de Venetiis, famuli et discipuli Magistri Gentilini pictoris de Fabriano.
  2. Gentile était l’aîné.
  3. Peintures perdues.
  4. C’était une fresque, détruite au XVIIIe siècle.
  5. N’existe plus.
  6. Il en reste deux sur toile, dont celui sous-mentionné, à l’Académie des Beaux-Arts de Venise.
  7. Il s’appelait Andrea Vendramino.
  8. Existe encore, à l’Académie de Venise, signée GENTILIS. BELLINVS. EQVES. FECIT. MCCCCC. L’autre est signée de même et datée 1496.
  9. Actuellement à la Galerie Nationale de Londres.
  10. San Giovanni e Paolo ; ce tableau fut détruit par l’incendie du 16 août 1867, qui détruisit également le Martyre de saint Pierre par Titien.
  11. À l’Académie de Venise, signé IOANNES BELLINUS.
  12. Giovanni mourut le 15 novembre 1516, et fut enterré à San Giovanni e Paolo. Toutes les peintures faites dans l’Aula du Palais Ducal, tant celles des Bellini que des autres artistes, furent détruites par l’incendie de 1577.
  13. Erreur : ce tableau, qui est un Couronnement de la Vierge, est à San Francesco. Signé lOANNES BELLINVS.
  14. Existe encore.
  15. Existe encore, signée lOANNES BELLINVS. F. 1488.
  16. Actuellement église San Pietro e Paolo, signé et daté 1488.
  17. Ajouter : tableau ; c’est une Vierge entre quatre saints, qui existe encore et qui est signée lOANNES BELLINVS. MDVII.
  18. Peinture perdue.
  19. Actuellement au Musée de Berlin, signé lOANNES BELLINVS.
  20. Il s’agit peut-être d’Alexandre III.
  21. Le fait est mentionné dans les Chroniques vénitiennes, à la date de 1479.
  22. Qui était cependant l’aîné.
  23. Actuellement collection Layard, à Venise, signé et daté 1480.
  24. Le 23 février 1507 ; il fait son testament le 18 février 1607, et dit être sanus mente et intellectu, licet corpore languens.
  25. Peinture perdue.
  26. Ibid.
  27. Ibid.
  28. Montagna de Padoue.