Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Jules ROMAIN

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (2p. 259-270).
Jules ROMAIN
Peintre né en 1492, mort en 1546

Parmi les nombreux et presque infinis disciples de Raphaël d’Urbin, dont la plupart devinrent des artistes remarquables, aucun n’imita mieux la manière, l’invention, le dessin et le coloris de leur maître que Jules Romain[1] ; aucun ne se montra autant que lui savant, hardi et assuré, original et varié, abondant et universel. Sa conversation aimable, son humeur gaie et agréable, enfin ses excellentes manières furent cause qu’il fut aimé de Raphaël de telle sorte, que, s’il eût été son fils, il ne l’aurait été davantage, et que celui-ci l’employa toujours dans ses plus importantes entreprises, particulièrement dans la décoration des loges du Vatican, exécutées pour Léon X.

Après avoir fait les dessins de l’architecture, des ornements et des sujets, Raphaël lui fit faire plusieurs des peintures, entre autres la Création d’Adam et d’Ève, celle des animaux, la Construction de l’arche de Noé, le Sacrifice, et quantité d’autres sujets que l’on reconnaît à sa manière, comme celui dans lequel la fille de Pharaon, avec ses femmes, trouve Moïse dans un berceau jeté dans le fleuve par les Hébreux, œuvre admirable pour le paysage qui y est représenté. Dans la salle de la Tour. Borgia, où se trouve l’Incendie du Bourg, Jules aida Raphaël à peindre différentes choses, particulièrement le soubassement fait en couleur de bronze, la comtesse Mathilde, le roi Pépin, Charlemagne, Godefroy de Bouillon, roi de Jérusalem, et d’autres bienfaiteurs de l’Église, qui sont tous des figures remarquables ; une partie en a été gravée récemment, d’après un de ses dessins. Il peignit encore la plus grande partie des fresques qui sont dans la loggia d’Agostino Chigi[2], et travailla à un magnifique tableau à l’huile de Raphaël, qui représente sainte Elisabeth[3], et qui fut envoyé au roi François Ier, avec une sainte Marguerite, presque entièrement peinte par Jules, sur le dessin de Raphaël. Celui-ci envoya au même souverain le portrait de la vice-reine de Naples, dont il ne fit que la tête, d’après l’original ; le reste du tableau fut terminé par Jules. Ces œuvres, qui plurent beaucoup au roi, sont encore en France, dans la chapelle du palais de Fontainebleau.

En s’employant ainsi au service de Raphaël, son maître, et en apprenant les choses les plus difficiles de l’art, que Raphaël lui-même lui enseignait avec une amabilité incroyable, Jules parvint rapidement à savoir mettre en perspective les édifices, à les mesurer et à en faire les plans. Parfois aussi Raphaël, après lui avoir simplement donné l’esquisse de ses inventions, les lui faisait mettre au net et amplifier, pour s’en servir dans ses compositions d’architecture. Ainsi, peu à peu, prenant goût à ce travail, Jules s’y développa, de manière à devenir bientôt un maître excellent. Après la mort de Raphaël, Jules et Giovan Francesco, dit Il Fattore, étant restés ses héritiers, avec la charge de terminer les ouvrages qu’il avait commencés, en conduisirent honorablement la majeure partie à bonne fin.

Le cardinal Jules de Médicis, qui plus tard devint pape sous le nom de Clément VII, ayant choisi, au pied du Monte Mario, un site qui, outre une belle vue, présentait des eaux vives, quelques bosquets, et s’étendait en terrain plan le long du Tibre jusqu’au Ponte Molle, avec de chaque côté des prés allant presque jusqu’à la porte de San Pietro, résolut de construire au sommet du coteau, sur un terreplein qui y était, un palais doté de toutes les beautés et commodités possibles, en tant qu’appartements, loges, jardins, fontaines et bosquets. Il donna la charge du tout à Jules, qui l’accepta volontiers, et conduisit à bonne fin ce palais, connu alors sous le nom de Vigna de’Medici, et aujourd’hui sous celui de Vigna di Madama[4].

Se conformant à la disposition du site et à la volonté du cardinal, il fit la façade antérieure demi-circulaire, en forme de théâtre, divisée par des niches et des fenêtres, avec une ordonnance ionique, d’un goût si parfait, que plusieurs personnes pensent que Raphaël en fit la première esquisse et que Jules la mit à exécution. On voit de lui dans les appartements un grand nombre de peintures, particulièrement après avoir passé du premier vestibule après l’entrée dans une magnifique loggia ornée de grandes niches et d’autres plus petites, qui toutes sont occupées par des statues antiques, parmi lesquelles il y avait un Jupiter d’une beauté rare, qui fut ensuite envoyé avec d’autres statues au roi François Ier, par la famille Farnèse. Jean d’Udine décora de grotesques cette galerie dont les murailles et les voûtes sont couvertes de peintures et de stucs admirables. En tête de la loggia, Jules peignit à fresque un énorme Polyphème entouré de quantité d’enfants et de petits satyres qui jouent autour de lui. Cette œuvre valut à Jules de grands éloges, ainsi que tous les autres travaux et dessins qu’il fit pour ce lieu, orné par lui de pêcheries, de pavements, de fontaines rustiques, de bosquets et d’autres choses semblables, faites avec goût et jugement. Il est vrai que, Léon X étant venu à mourir[5], cette entreprise, à cause de l’élection d’Adrien VI et du retour du cardinal de Médicis à Florence, resta inachevée, ainsi que tous les travaux publics commencés par Léon X.

Pendant ce temps-là, Jules et Giovan Francesco achevèrent beaucoup d’œuvres que Raphaël en mourant avait laissées imparfaites ; ils se disposaient à mettre en œuvre une partie des cartons qu’il avait faits pour les peintures de la grande salle du Vatican, où déjà il avait commencé à peindre quatre sujets tirés de l’histoire de l’empereur Constantin, et où il avait couvert une paroi d’un enduit pour peindre à l’huile, lorsqu’ils s’aperçurent qu’Adrien, en homme qui n’aimait ni la peinture, ni la sculpture, ni aucune bonne chose, ne se souciait pas que cet ouvrage fût terminé. Tant que vécut Adrien, peu s’en fallut que Jules Romain, Il Fattore, et avec eux Ferino del Vaga, Jean d’Udine, Sebastiano de Venise, et d’autres artistes excellents ne mourussent de faim. Mais, comme le voulut Dieu, tandis que la consternation régnait parmi les courtisans accoutumés à la libéralité et à la magnificence de Léon X, et que les artistes songeaient à quitter Rome, voyant que toute espèce de talent était méprisée, Adrien mourut[6], et fut remplacé par le cardinal Jules de Médicis, sous le nom de Clément VII, avec lequel tous les arts du dessin ressuscitèrent comme en un jour.

Jules et Giovanfrancesco s’occupèrent aussitôt, et tout joyeux, par l’ordre du pape, d’achever la salle de Constantin. Ils jetèrent bas l’enduit que Raphaël avait préparé pour peindre à l’huile ; mais ils conservèrent deux figures, dont l’une représente la Justice, qu’ils avaient eux-mêmes peintes à l’huile auparavant. Les fresques de cette salle sont les meilleures que l’on connaisse de Jules ; il est vrai qu’il y mit un soin tout particulier, comme on peut en juger par un très beau dessin de sa main, représentant saint Sylvestre, et qui a peut-être plus de grâce que la peinture de ce saint faite sur le soubassement. Jules exprima toujours mieux ses idées dans ses dessins que dans ses peintures ; on y découvre plus d’animation, de caractère et de sentiment ; cela provient peut-être de ce que, tout enflammé de ses sujets, il les dessinait en une heure, tandis qu’il employait des mois et des années à les peindre. Comme il les prenait en dégoût et qu’il n’avait plus cette ardeur qu’on éprouve quand on entame un travail, il n’est pas étonnant qu’il ne donnât pas à l’exécution cette entière perfection que l’on remarque dans ses dessins.

Pour revenir aux grands sujets que renferme cette salle, il peignit, sur une des parois, Constantin adressant une allocution à ses soldats ; dans les airs apparaît une croix rayonnante, portée par des petits anges et sur laquelle on lit : IN HOC SIGNO VINCES ; aux pieds de Constantin est un nain qui essaie de se mettre un casque sur la tête. Sur la grande paroi est représentée la bataille équestre qui eut lieu près du Ponte Molle, et où Maxence fut mis en déroute par Constantin. Cette œuvre[7] est extrêmement remarquable par le grand nombre de blessés et de morts qu’on y voit, les attitudes variées des fantassins et des cavaliers qui luttent entrelacés ; si cette peinture n’était pas trop colorée ni trop poussée au noir, ce à quoi Jules se plut toujours dans ses couleurs, elle serait parfaite en tous points, mais ce défaut leur enlève beaucoup de grâce et de beauté. Au milieu du Tibre, Maxence, fier et terrible d’aspect, est près de s’engloutir, avec son cheval. En somme, cette peinture servira toujours de modèle à ceux qui voudront traiter de semblables sujets. Jules sut mettre à profit les bas-reliefs des colonnes Trajane et Antonine, pour les armures et les costumes de ses soldats, les enseignes, les machines et instruments de guerre. Sous cette fresque sont peints en bronze quantité de sujets qui sont tous dignes d’éloges. Sur la troisième paroi, on voit saint Sylvestre, sous les traits de Clément VII, baptisant Constantin, dans les mêmes fonts baptismaux qui se trouvent aujourd’hui à Saint-Jean-de-Latran. Sur le soubassement peint en couleur de bronze, Jules représenta Constantin construisant Saint-Pierre de Rome ; c’est une allusion au pape Clément VII, et l’on y voit les portraits de Bramante et de Giuliano Leno tenant le plan de l’église. La quatrième paroi, au-dessus de la cheminée, renferme, en perspective, l’église de Saint-Pierre, avec l’assistance ordinaire du pape, quand il y célèbre la messe pontificale, entouré de cardinaux, de prélats, de chanteurs et de musiciens. Saint Sylvestre, assis, a devant lui Constantin à genoux, qui lui offre une statue de Rome en or, telle que nous la représente les médailles antiques ; cette fresque figure donc la Donation que Constantin fit à l’Église romaine.

Tandis que Jules et Il Fattore étaient occupés à ces grand travaux, ils ne laissèrent pas cependant de faire une Assomption de la Vierge[8], qui fut envoyée à Pérouse et placée dans le couvent des religieuses de Montelucci. Jules travailla seul ensuite et peignit une Vierge avec une chatte qui paraissait vivante ; c’est pourquoi cet ouvrage est connu sous le nom de tableau de la chatte [quadro della Gatta][9] ; un autre grand tableau où il représenta le Christ battu à la colonne fut placé sur l’autel de Santa Prassedia[10] à Rome.

Il peignit ensuite le martyre de saint Étienne, pour Messer Giovan Matteo Giberti, dataire du pape et depuis évêque de Vérone, qui envoya ce tableau à Gênes dans son bénéfice[11]. Pour une chapelle qui appartenait à Jacob Fugger, Allemand, dans l’église de Santa Maria de Anima, à Rome, il exécuta un très beau tableau à l’huile, où l’on voit la Vierge, sainte Anne, saint Joseph, saint Jacques, le petit saint Jean et saint Marc l’évangéliste, ayant à ses pieds un lion merveilleusement rendu[12]. On n’aurait rien à reprocher à ce tableau, si le noir n’y était autant prodigué. Cette couleur, soit que le charbon, l’ivoire, le noir de fumée, ou le papier brûlé entrent dans sa composition, produit toujours une certaine crudité, bien qu’elle soit recouverte de vernis.

Étant grand ami de Messer Baldassare Turini da Pescia, Jules construisit ensuite pour celui-ci, après avoir établi le dessin et le modèle, sur un point du mont Janicule couvert de vignes, et d’où l’on a une belle vue, un palais réunissant tous les genres d’agrément et d’utilité que l’on peut désirer[13]. Les appartements furent ornés non seulement de stucs, mais de peintures ayant trait à la vie de Numa Pompilius dont le tombeau avait été autrefois à cet endroit. Dans la salle de bains, aidé par ses élèves, il représenta les fables de Vénus, de Cupidon, d’Apollon et d’Hyacinthe : tous ces sujets ont été gravés.

Comme, après la mort de Raphaël, Jules était tenu pour le meilleur peintre d’Italie, le comte Baldassare Castiglione, ambassadeur de Frédéric Gonzague à Rome et grand ami de Jules, reçut l’ordre de son souverain de lui envoyer un architecte capable de diriger les travaux de sa capitale et de son palais ; Frédéric avait ajouté qu’il désirait surtout posséder Jules Romain. Le comte Baldassare sollicita donc celui-ci si vivement, qu’il s’engagea à aller à Mantoue si le pape lui en donnait la permission. L’ayant obtenue pour lui, le comte l’emmena à Mantoue[14], quand il y alla pour se rendre ensuite comme ambassadeur du pape auprès de l’empereur. Il présenta Jules au marquis, lequel, après l’avoir comblé de caresses, lui donna une maison bien garnie[15], une forte pension et la table pour lui, pour Benedetto Pagni, son élève, et un autre jeune homme qui était à son service. Le marquis lui envoya, en outre, du velours, du satin et d’autre riches étoffes ; puis, apprenant qu’il n’avait point de monture, il se fit amener son cheval favori, nommé Ruggieri, et le lui donna. Jules l’ayant monté, ils allèrent tous deux hors la ville, à un trait d’arbalète de la Porta di San Bastiano, dans un endroit appelé le T, situé au milieu d’une prairie, où Son Excellence avait des écuries pour ses haras. Quand ils y furent arrivés, le marquis lui dit qu’il désirait que, sans détruire les anciens bâtiments, Jules les arrangeât de manière qu’il pût y aller quelquefois et y souper comme passe-temps. Jules, connaissant la volonté du marquis, ayant vu le tout et levé le plan du site, mit la main à l’œuvre, et conservant les vieilles murailles, fit en partie plus grande la première salle que l’on voit aujourd’hui en entrant, avec la suite d’appartements des’deux côtés. Comme il ne se trouvait ni carrières, ni pierres dures en ce lieu, il se servit de briques recouvertes de stuc pour former les colonnes, les chapiteaux, les corniches, les portes, les fenêtres et tous les autres ornements de cet édifice, composés avec une manière nouvelle et originale. C’est ce qui fut cause que, abandonnant ce projet initial restreint, le marquis se décida à faire le grand palais actuel, dont Jules présenta un admirable modèle et qu’il acheva en peu de temps, avec l’aide de plusieurs maîtres. Cet édifice est carré et renferme intérieurement une cour découverte, en guise de pré ou de place, coupée en croix par quatre entrées, dont la première donne accès dans une grande loggia ouverte sur le jardin ; deux autres ouvrent des appartements et sont ornées de stucs et de peintures. Dans la première salle, dont la voûte est divisée en riches compartiments ornés de fresques, Jules fit peindre sur les murailles par Benedetto Pagni et Rinaldo de Mantoue, ses élèves, les chiens[16] et les chevaux favoris du duc, qu’il avait dessinés lui-même et dont on lit les noms. On passe ensuite dans une autre salle qui forme le coin du palais, et sur la voûte de laquelle sont représentées les Noces de Psyché. Toutes ces fresques ont été peintes par les élèves de Jules, qui, à la manière de Raphaël, les retoucha ensuite. De la chambre de Psyché, on passe dans une salle ornée d’une frise à deux rangs, l’un sur l’autre, travaillée en stuc, sur les dessins de Jules Romain, par Francesco Primaticcio de Bologne et Giovambatista de Mantoue ; c’est une imitation des bas-reliefs de la colonne Trajane. Dans le vestibule, on trouve les douze mois de l’année et l’histoire d’Icare. En sortant de la loggia, on trouve une chambre circulaire dans laquelle Jules s’attacha, par la peinture et l’architecture, à donner la plus grande illusion possible à ceux qui devaient la voir. Sur de solides fondations jetées dans un terrain marécageux, il fit faire une muraille qui, en s’élevant, décrivait un cercle et composait une voûte surbaissée en manière de four ; les fragments de rochers dont étaient formées les portes, les fenêtres et la cheminée, se trouvaient disposés de telle sorte qu’ils semblaient près de s’écrouler. Jules y peignit ensuite les géants foudroyés par Jupiter, sujet d’une conception aussi neuve que hardie.

Outre ce palais, dans lequel Jules a exécuté quantité de choses dignes d’éloges, mais que nous passerons sous silence pour éviter les longueurs, il restaura plusieurs salles du palais où habite le duc dans Mantoue, construisit deux grands escaliers en colimaçon, avec de riches appartements ornés de stucs. Dans une salle, il fit peindre l’histoire de la guerre de Troie, et dans une antichambre, exécuta douze peintures à l’huile au-dessus des portraits de douze empereurs peints auparavant par Tiziano Vecellio[17]. Pareillement, à Marmiruolo, à cinq milles de Mantoue, on éleva sur les dessins un bâtiment très commode[18], rempli de peintures non moins belles que celles du château et du palais du T. À Sant’Andrea de Mantoue, dans la chapelle de la signora Isabella Buschetta, il fit un tableau à l’huile[19] où l’on voit la Vierge et saint Joseph qui adorent l’Enfant Jésus dans la crèche, avec le bœuf, l’âne, entre saint Jean Évangéliste et saint Longin, de grandeur naturelle. Sur les murs de cette chapelle, Rinaldo exécuta, d’après les dessins de son maître, deux sujets[20] dont l’un représente le Crucifiement du Christ, où l’on remarque des chevaux admirables, et l’autre les fidèles trouvant le sang de Notre-Seigneur, du temps de la comtesse Mathilde. Jules peignit ensuite de sa propre main, pour le duc Frédéric, une Vierge occupée à laver le Christ encore enfant, pendant que le petit saint Jean verse l’eau contenue dans un vase[21] ; ces figures, grandes comme nature, sont très belles. Dans le lointain, on aperçoit plusieurs femmes qui viennent visiter la mère de Dieu. Ce tableau fut donné par le duc à la signora Isabella Buschetta, dont Jules plaça le portrait dans un petit tableau de la Nativité de Notre-Seigneur, que le seigneur Vespasiano Gonzaga possède aujourd’hui[22], avec un autre qui lui a été donné par le duc Frédéric. Dans ce dernier tableau[23], Jules a représenté un jeune homme et une jeune fille couchés sur un lit, se tenant étroitement embrassés et se prodiguant des caresses, tandis qu’une vieille, cachée derrière une porte, les regarde furtivement ; ces figures, d’une grâce indicible, sont presque de grandeur naturelle. Pour le comte Niccola Maffei, il fit un Alexandre le Grand, tenant à la main une Victoire, grand comme nature et reproduit d’après une médaille antique[24]. Après ces œuvres, Jules Romain peignit à fresque, pour Messer Girolamo, organiste du dôme de Mantoue, son intime ami, au-dessus d’une cheminée, un Vulcain qui fait marcher les soufflets d’une main, et de l’autre, tient, au bout des pinces, le fer d’une flèche qu’il fabrique, tandis que Vénus trempe dans un vase d’autres flèches déjà faites et les met dans le carquois de Cupidon. C’est une des belles œuvres qu’il ait peintes[25]. Il fit encore à San Domenico, une Mise au tombeau et un Christ mort dans la maison de Tommaso da Empoli florentin[26]. À cette époque, Jean de Médicis fut blessé d’un coup de mousquet et transporté à Mantoue où il mourut[27]. Messer Pietro Aretino voulut que Jules retraçât les traits de ce seigneur ; en conséquence, celui-ci prit un moulage de la tête du mort, et fit un portrait qui resta longtemps chez Messer Aretino[28].

Mantoue, jadis sale et fangeuse, au point d’être presque inhabitable, devint, grâce à Jules Romain, aussi saine qu’agréable ; elle lui dut la plupart de ses embellissements : chapelles, maisons, jardins, façades. Les digues du Pô s’étant rompues un jour, les quartiers bas de la ville se trouvèrent couverts de quatre brasses d’eau ; les grenouilles y séjournaient à peu près toute l’année. Jules avisa aux moyens de remédier à ces inconvénients, et agit de façon que les eaux reprirent leur cours naturel, et même, pour parer à une nouvelle inondation, il fit élever les rues qui bordent le fleuve, et ordonna la démolition d’une foule de petites habitations, mal bâties et de peu d’importance, pour les remplacer par de grandes et magnifiques maisons, qui devaient contribuer à l’embellissement de la ville. Plusieurs particuliers s’y opposèrent et dirent au duc que Jules, par son projet, leur causait une trop grande perte ; mais le duc ne voulut écouter personne et enjoignit même de ne rien construire, sans l’ordre exprès de Jules. Aux plaintes succédèrent alors des menaces ; mais le duc donna aussitôt à entendre que les injures dont on se rendrait coupable envers son architecte seraient réputées faites à lui-même, et qu’il saurait les punir. Ce prince aimait en effet Jules au point de ne pouvoir se passer de lui, et l’artiste, de son côté, révérait au delà de toute expression son protecteur, qui ne lui refusa jamais aucune faveur, et qui, par ses libéralités, le rendit maître d’un revenu de plus de mille ducats. Jules se construisit à Mantoue, vis-à-vis San Barnaba, une maison[29] qu’il orna d’une façade originale, toute en stucs colorés. L’intérieur fut entièrement peint ou garni de stucs semblables, et fut rempli d’antiques rapportés de Rome ou donnés par le duc en échange d’autres. Le nombre des dessins qu’il fit pour Mantoue et ses environs est vraiment incroyable ; car, comme nous l’avons déjà dit, on ne pouvait, surtout dans la ville, élever de palais ou d’autres édifices considérables que d’après ses dessins. Il rebâtit, sur ses anciens murs, l’église de San Benedetto, voisine du Pô, et dépendant du riche couvent des moines noirs ; il fit, pour le duc de Ferrare, plusieurs cartons[30] destinés à des tapisseries tissées d’or et de soie, qu’il fit exécuter par deux Flamands, Maestro Niccolo et Giovanbatista Rosso. Ces cartons ont été gravés par Giovanbatista de Mantoue, ainsi que plusieurs autres compositions de Jules. Parmi les morceaux rares que renfermait sa maison, se trouvait un portrait d’Albert Dürer[31], peint à la gouache et à l’aquarelle, sur une toile fine de Reims, par Dürer lui-même, qui l’avait envoyé en présent à Raphaël, comme nous l’avons dit dans la vie de ce dernier. Dürer n’avait pas employé de céruse, réservant le blanc de la toile, à l’aide des fils de laquelle, — fils qui étaient extrêmement fins, — il avait représenté les poils de la barbe avec tant de finesse que c’est chose impossible à exprimer, voire à imaginer, et qu’on pouvait les voir par transparence à la lumière.

Lorsque le duc Frédéric mourut[32], Jules ressentit une telle douleur de la perte de ce prince qui l’avait tant aimé, qu’il aurait quitté la ville, si le cardinal de Gonzague, frère du duc, à qui le gouvernement avait été confié pendant la minorité de ses neveux, ne l’eût retenu dans ce pays, où d’ailleurs il avait femme, enfant, maison, domaines et tout ce que comporte la vie d’un gentilhomme aisé. D’un autre côté, le cardinal était bien aise de conserver un artiste dont les conseils lui étaient nécessaires pour reconstruire presque entièrement la cathédrale de la ville, travail que Jules poussa fort avant, dans un beau style[33].

Peu de temps après, les intendants de la construction de San Petronio, à Bologne, voulant commencer la façade de leur église, décidèrent Jules à venir à Bologne, avec Tofano Lombardino, architecte milanais, très estimé en Lombardie, à cause des nombreuses constructions qu’on y voyait de sa main. Les dessins de Baldassare Peruzzi de Sienne étant perdus, ils en composèrent de nouveaux, et Jules en donna un[34], entre autres, dont la beauté et la magnifique ordonnance lui méritèrent les plus grands éloges et de riches récompenses, lorsqu’il retourna à Mantoue.

Sur ces entrefaites, Antonio da San Gallo étant mort à Rome, les intendants de Saint-Pierre restèrent fort embarrassés, ne sachant à qui s’adresser pour lui donner la tâche de conduire à fin cet immense édifice dans le style commencé. Ils pensèrent enfin que personne n’en était plus capable que Jules Romain, dont ils connaissaient tout le mérite. Persuadés qu’il accepterait plus que volontiers cette charge qui lui donnerait l’occasion de rentrer dans sa patrie avec honneur et une grosse pension, ils le firent sonder par plusieurs de ses amis, mais en vain. Il y serait bien allé, mais deux choses le retenaient : le cardinal s’opposa absolument à son départ, et, d’autre part, sa femme, ses parents et ses amis employèrent tous leurs efforts pour le faire rester. Mais cela n’eût servi de rien si, dans ce temps-là, il se fût trouvé bien portant ; pensant à la gloire et aux avantages qui devaient résulter de ces travaux pour lui et ses enfants, il était entièrement décidé à faire en sorte que le cardinal ne l’empêchât pas d’aller à Rome, lorsque son mal ne fit qu’empirer. Comme il était écrit là-haut qu’il ne retournerait plus à Rome et que son dernier jour était arrivé, accablé par le déplaisir et sa maladie, il mourut en peu de jours, à Mantoue, à l’âge de 54 ans[35]. Il laissait un fils à qui il avait donné le nom de Raphaël, en souvenir de son maître. Ce jeune homme, qui annonçait d’heureuses dispositions pour la peinture, vint à mourir[36], ainsi que sa mère, peu d’années après Jules, dont il ne resta qu’une fille nommée Virginia, qui vit aujourd’hui à Mantoue, où elle s’est mariée avec Ercole Malatesta. Jules Romain, amèrement regretté de tous ceux qui le connurent, fut enseveli dans l’église de San Barnaba. Il était d’une taille moyenne, avait une belle figure, la barbe et les cheveux noirs, les yeux de même couleur, pleins de gaîté et de vivacité. Sobre, aimant à bien se vêtir, il vécut toujours d’une manière honorable. Il mourut l’an 1546, le jour de la Toussaint, et l’on décida de lui élever un


  honorable monument : mais ses enfants et sa femme remettant sans cesse la chose, ont disparu à leur tour, sans que le monument fût élevé.



  1. Fils de Piero Pippi de’Jannuzzi, né à Rome en 1492.
  2. Dans la Farnésine.
  3. C’est la Sainte Famille, dite de François Ier, actuellement au Louvre, avec la sainte Marguerite et le portrait de Jeanne d’Aragon.
  4. Du nom de la duchesse Margherita Farnèse ; complètement en ruines.
  5. Le 10 décembre 1521.
  6. Le 24 septembre 1523.
  7. Qui existe encore ; commencée en 1524, elle fut payée aux deux peintres mille ducats, en 1525.
  8. Commandée à Raphaël en 1505, puis en 1516. Terminée par les deux peintres en 1525 ; actuellement à la Pinacothèque du Vatican.
  9. Au Musée de Naples.
  10. Actuellement dans la sacristie de cette église.
  11. Actuellement dans l’église Santo Stefano, à Gênes.
  12. Actuellement au maître-autel de l’église.
  13. Villa Lante, appartenant aux religieuses du Sacré-Cœur.
  14. Fin 1524.
  15. Il le nomma citoyen de Mantoue, par décret du 5 juin 1526. Le 15 du même mois, il lui donna une maison. Le 31 août 1520, Jules Romain est nommé surintendant de toutes les constructions, aux appointements de cinq cents ducats d’or par an.
  16. Il n’y a pas de chiens peints dans cette salle.
  17. Les peintures de Titien et de Jules Romain furent détruites pendant le sac de Mantoue en 1630.
  18. N’existe plus.
  19. Actuellement au Louvre.
  20. Ces deux fresques existent encore.
  21. Au Musée de Dresde.
  22. Tableau perdu.
  23. Au Musée de Berlin, non exposé.
  24. Il existe deux tableaux identiques de ce sujet : l’un au Musée de Vienne, l’autre chez le marquis Tullo de Mantoue.
  25. Un tableau analogue est au Musée du Louvre, avec deux dessins.
  26. Tableaux perdus.
  27. Le 30 novembre 1526.
  28. Ce portrait est perdu.
  29. En 1544 ; cette maison existe encore, mais elle a été transformée au commencement de ce siècle.
  30. Actuellement au Louvre.
  31. Ce portrait est perdu.
  32. Le 28 juin 1540.
  33. En 1544.
  34. Conservé à San Petronio ; signé, daté 1546.
  35. Mort le 1er novembre 1546 (d’après un Nécrologe ancien conservé à Mantoue).
  36. Le 17 mars 1562 (même source). La femme de Jules Romain s’appelait Elena Guazzo Landi ; il l’épousa en 1529, et elle lui apporta 700 ducats de dot.