Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/MARGARITONE

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 155-158).
MARGARITONE
Peintre, sculpteur et architecte arétin, né en 1216{?), mort avant 1299 (?)

Parmi les vieux peintres, dont la bonne manière rendait le nom célèbre par toute l’Italie, avant que les justes louanges données par leurs contemporains à Cimabue et à Giotto, son disciple, les aient mis en déroute, se trouvait un certain Margaritone[1], peintre arétin. Avec beaucoup d’autres, qui, dans ce siècle peu fortuné, tenaient le premier rang dans la peinture, il éprouva combien les œuvres des susnommés obscurcissaient presque entièrement sa renommée. Margaritone étant donc considéré comme un maître excellent, parmi les autres peintres de cette époque qui travaillaient à la grecque, fit à Arezzo un grand nombre de tableaux en détrempe ; il couvrit, en outre, de fresques, divisées en plusieurs compartiments, mais avec beaucoup de temps et de fatigue, presque toute l’église de San Clemente, abbaye de l’ordre des Camaldules que l’on détruisit de nos jours, en même temps que d’autres édifices[2]. Il y avait dans ses peintures nombre de figures grandes et petites et, quoique traitées à la grecque, on reconnaissait qu’elles avaient été faites avec beaucoup de jugement et d’application, comme on peut encore s’en rendre compte par les œuvres qui subsistent de lui dans cette ville, particulièrement un tableau de la Vierge, orné d’un cadre moderne, que l’on conserve actuellement à San Francesco, dans la chapelle della Concezione. La même église possède de lui un grand crucifix[3], également traité à la grecque, qui est placé dans la salle des intendants de la fabrique : il est adossé à la corniche, et les extrémités de la croix sont ornées de petits sujets. On voit quantité de crucifix de cette sorte et dus à Margaritone par la ville.

Pour les religieuses de Santa Margherita, il fit une œuvre qui est actuellement fixée à la cloison transverse de l’église[4] : c’est une toile collée sur un panneau et sur laquelle sont représentés de petits sujets des Vies de Notre-Dame, et de saint Jean-Baptiste, bien mieux exécutés et offrant plus de grâce que ses grandes peintures. Il y a lieu de tenir compte de cette œuvre, non seulement parce que les figures paraissent être de vraies miniatures, mais encore parce qu’il est merveilleux de voir une peinture sur toile de lin s’être si bien conservée pendant trois cents ans. À Sargiano, couvent des frères des Zoccoli, il y a de lui un saint François[5], de grandeur naturelle, sur lequel il inscrivit son nom, estimant avoir encore plus soigné cette œuvre que d’habitude. Il fit ensuite un grand crucifix en bois, peint à la grecque, qu’il envoya à Florence, à Messer Farinata degli liberti, citoyen illustre pour avoir, entre autres actions glorieuses, préservé sa patrie d’une ruine imminente[6]. Ce crucifix est aujourd’hui placé à Santa Croce, entre les chapelles Peruzzi et Giugni[7]. À San Domenico d’Arezzo, église et couvent fondés par les seigneurs de Pictramala, l’an 1275, comme on le voit encore par leurs armoiries, il exécuta plusieurs peintures[8] avant de retourner à Rome, où il avait déjà été accueilli favorablement par le pape Urbain IV, pour y exécuter quelques fresques, à la requête de ce pape, dans le portique de Saint-Pierre. Bien que traitées à la grecque, suivant la mode du temps, elles ont du bon. Après avoir peint un saint François[9], à Ganghereto, localité au-dessus de Terra nuova, dans le Val d’Arno, il s’appliqua, ayant un esprit élevé, à la sculpture avec tant d’ardeur qu’il y réussit infiniment plus qu’en peinture. Car, bien que ses premières œuvres soient encore traitées à la grecque, comme on peut le voir dans le groupe de quatre statues en bois, représentant une Déposition de Croix, dans l’église paroissiale, et d’autres figures, en ronde bosse, dans la chapelle de San Francesco[10], sur les fonts baptismaux, il adopta un meilleur style, après qu’il eût vu à Florence les œuvres d’Arnolfo et des plus fameux sculpteurs de cette époque. De retour à Arezzo, l’an 1275, avec le pape Grégoire, qui, ramenant la cour pontificale d’Avignon à Rome, passa par Florence, il eut l’occasion de se faire mieux connaître. Ce pape, étant mort à Arezzo, avait laissé 30.000 écus à la commune pour terminer l’évêché commencé par Maestro Lapo et dont la construction n’avançait pas. Les Arétins, en sa mémoire, après avoir construit dans l’évêché la chapelle de San Gregorio, dont plus tard Margaritone fit le tableau d’autel[11], chargèrent celui-ci de lui élever un tombeau de marbre dans l’évêché[12]. L’ayant entrepris, il l’amena à bonne fin, y ayant représenté le pape au naturel, en sculpture et en peinture[13], en sorte qu’on l’estima être la meilleure œuvre qu’il eût faite jusqu’alors. Ayant reçu ensuite la direction de la construction, il l’avança beaucoup, suivant le dessin de Lapo, mais il ne put la mener à fin, les deniers laissés par le pape Grégoire X ayant été dépensés dans la guerre qui survint, l’an 1289, entre les Florentins et les Arétins.

Comme on peut le voir dans ses œuvres, quant à la peinture, Margaritone fut le premier qui chercha ce qu’il y avait à faire, quand on peint sur des panneaux de bois, pour qu’ils tiennent bien dans les joints, et qu’ils ne se fendent ni ne se fissurent une fois peints[14]. Il étendait une toile de lin sur toute l’étendue du panneau, l’y attachait avec une forte colle composée de rognures de parchemin et bouillie au feu, puis il la couvrait entièrement de plâtre. Il travailla aussi avec du plâtre délayé dans cette colle et modela des garnitures, des diadèmes et d’autres ornements. Il trouva de même le mode d’emploi du bol d’Arménie, l’application de l’or en feuilles et son brunissage. Tous ces procédés[15], qu’on n’avait pas encore vus, se remarquent dans plusieurs de ses ouvrages et particulièrement sur un devant d’autel représentant l’histoire de San Donato, dans l’église paroissiale d’Arezzo. On en voit d’autres encore à Sant’Agnese et à San Niccolo, dans la même ville[16].

Il fit dans sa patrie un grand nombre d’ouvrages qu’il envoya au dehors, une partie se trouve à Rome dans les églises Saint-Jean et Saint-Pierre ; d’autres à Santa Caterina, de Pise. Dans le transept de cette église, il y a, de lui, sur un autel, un panneau renfermant sainte Catherine et plusieurs épisodes de sa vie, de petites dimensions : un autre petit panneau représente saint François et plusieurs épisodes sur fond d’or[17]. Dans l’église supérieure de San Francesco, à Assise, se trouve un crucifix de sa main, peint à la grecque, sur une poutre qui traverse la nef[18]. Toutes ces œuvres furent très estimées alors ; mais nous ne les regardons plus aujourd’hui que comme des choses curieuses par leur antiquité, et bonnes pour l’époque, quand l’art n’était pas à son apogée, comme maintenant.

Comme Margaritone pratiqua également l’architecture, et bien que je n’aie fait aucune mention des œuvres exécutées sur son dessin, parce qu’elles ne sont d’aucune importance, je ne passerai pas sous silence qu’il donna le dessin et le modèle du palais des Governatori à Ancóne[19], dans le style grec, l’an 1270, comme je le trouve porté dans les documents. On lui doit aussi le dessin de l’église San Ciriaco, dans cette ville[20]. Il mourut à l’âge de 77 ans[21], regrettant, dit-on, d’avoir tant vécu pour voir surgir un nouvel art et la renommée aller à de nouveaux artistes. Il fut enterré dans un tombeau de travertin qui fut détruit en même temps que le Dôme vieux d’Arezzo[22] où on l’avait placé.

  1. Un contrat d'allocation fait à Arrezo, en 1262, dit: in claustro Sancti Micaelis, coram Margarito pictore filio, quondam Magnani.
  2. En 1547 ; entre autres, le Dôme vieux, les églises Santa Giustina et San Matteo.
  3. Ces deux œuvres sont encore en place. Le crucifix est colossal. On y voit saint François embrassant la croix.
  4. Ce tableau, actuellement à la Galerie nationale de Londres, est signé MARGARIT DE ARITIO ME FECIT.
  5. En place, signé MARGARIT DE ARETIO PINGEBAT.
  6. Après la bataille de Montaperti, en 1260. Voir Villani, lib. VI cap. 81.
  7. Le crucifix qui se trouve, actuellement, à cette place n’est pas de Margaritone ; il y a de lui un saint François, dans la petite chapelle Bardi, que Vasari attribuait à Cimabue.
  8. Aujourd’hui perdues.
  9. Existe encore dans l’église San Francesco.
  10. Toutes ces sculptures sont perdues.
  11. La chapelle ni le tableau n’existent plus.
  12. L’attribution de ce tombeau qui est toujours en place est incertaine.
  13. Cette dernière n’existe plus.
  14. Ces procédés étaient employés bien avant lui. Comme exemple, il y a au musée de Sienne, un tableau ainsi préparé, qui porte la date de 1215.
  15. Procédés connus et employés bien avant lui.
  16. Toutes ces œuvres ont disparu.
  17. Ibid.
  18. N’existe plus. D’ailleurs fausse attribution ; c’est le crucifix de Giunta Pisano, peint en 1236, enlevé en 1624, et dont on a perdu la trace.
  19. Complètement refait postérieurement.
  20. Construite bien antérieurement. (Commencement du XIe siècle siècle.)
  21. Avant 1299. À cette date, il ne se trouve pas sur le rôle des Frères de la Confraternità, commencé cette même année, et qui mentionne tous les noms des autres citoyens d’Arezzo.
  22. Le Dôme vieux d’Arezzo fut détruit en 1561.