Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/MASACCIO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 312-318).
MASACCIO
Peintre florentin, né en 1401, mort en 1428

À Masaccio [1] appartient l’honneur d’avoir ramené l’art de la peinture dans la bonne voie. Considérant que la peinture n’est autre chose qu’une contrefaçon de tout ce que la nature présente de vivant, simplement à l’aide du dessin et des couleurs, il comprit que celui qui s’en approche le plus peut se dire maître excellent. Grâce à de continuelles études, il acquit de telles connaissances qu’il peut être compté parmi les premiers qui débarrassèrent l’art des duretés, des imperfections et des difficultés qui l’entravaient. Il donna, à ses personnages, de belles et de nobles attitudes, du mouvement, de la fierté, de la vie et un certain relief vraiment propre et naturel, toutes choses que l’on ne rencontre chez aucun des peintres qui l’ont précédé. Comme il eut un jugement excellent, il reconnut que toutes les figures qui n’étaient pas posées d’aplomb, avec leurs pieds à plat sur le sol, mais qui se tenaient sur la pointe du pied, manquaient de toute bonté et de style dans leurs parties essentielles et que ceux qui les faisaient montraient ainsi ne pas entendre les raccourcis ni la perspective. Bien que Paolo Uccello s’y fût mis et en eût fait quelques-uns, atténuant ainsi un peu cette difficulté. Masaccio fit infiniment mieux les raccourcis, les variant de différentes manières et dans toutes sortes de positions ; il peignit ses œuvres avec des couleurs fondues et harmonieuses, tant dans les carnations des têtes et des nus, que dans les draperies qu’il se plut à finir avec peu de plis larges et faciles, comme elles sont dans la réalité, ce qui a été d'une grande utilité pour les artistes et mérite qu'il en soit grandement loué comme en étant l'inventeur. En vérité, on peut dire que les œuvres faites avant lui ont été peintes, mais que les siennes sont vraies, vives et naturelles à côté de celles des autres.

Le lieu de naissance de Masaccio fut Castello San Giovanni di Val d'Arno, où se trouvent encore, dit-on, quelques figures peintes par lui dans sa première jeunesse. Distrait, rêveur, comme un homme dont toutes les pensées et la volonté étaient tournées uniquement vers les choses de l'art, il s'occupait peu de lui-même et encore moins des autres. Comme il ne voulut jamais penser, en aucune manière, aux choses de ce monde, dont il ne se souciait pas plus que de son costume, il fallait qu'il fût réduit au plus extrême besoin pour réclamer quelque argent à ses débiteurs. Il se nommait Tommaso, mais on le surnomma Masaccio, non pour sa méchanceté, car il était la bonté même, mais à cause de ses étrangetés; d'ailleurs toujours prêt à rendre service à qui que ce fût.

Il commença à peindre, dans le temps que Masolino da Panicale peignait la chapelle des Brancacci, dans l'église del Carmine, à Florence. Marchant autant qu'il le pouvait dans les traces de Donato et de Filippo Brunelleschi, bien que suivant une autre branche de l'art, il cherchait continuellement à faire ses figures vives et animées, à l'imitation de la nature. Il s'éloigna tant du faire des autres artistes, en dessinant et en peignant à la moderne, que son dessin et son coloris peuvent sans désavantage soutenir la comparaison avec ceux des maîtres actuels. Il travailla avec opiniâtreté et surmonta merveilleusement les difficultés delà perspective, comme on peut en juger par son petit tableau du Christ guérissant un possédé[2], qui appartient aujourd'hui à Rodolfo Ghirlandajo, et dans lequel il y a des édifices en perspective, dont on voit à la fois l'intérieur et l'extérieur, car il les prit, non de face, mais de côté, tout exprès pour avoir à vaincre de plus grandes difficultés. Il chercha, plus que les autres peintres, à faire des figures nues et en raccourci, dont on se servait peu avant lui. Sa manière était facile et comme on l'a déjà dit, ses draperies se distinguaient par leur simplicité.

On a de sa main un tableau en détrempe, qui représente la Vierge assise avec sainte Anne et tenant l'Enfant Jésus : ce tableau [3] est maintenant à Sant’Ambrogio de Florence, dans la chapelle qui est à côté de la porte conduisant au parloir des religieuses. Dans l’église San Niccolo, au delà de l’Arno, il y a sur la cloison transverse un tableau de la main de Masaccio, peint en détrempe[4], et sur lequel, outre la Vierge et l’Ange de l’Annonciation, on voit un édifice rempli de colonnes et très bien tiré en perspective. En effet, non seulement le dessin des lignes est parfait, mais encore le peintre fit fuir son bâtiment avec les couleurs, en sorte que peu à peu il se perd dans l’ombre : en cela Masaccio montra entendre parfaitement la perspective. Il peignit à fresque, sur un pilastre de la Badia, à Florence, face à l’un de ceux qui soutiennent l’arc du maître-autel, saint Yves de Bretagne, qu’il figura dans une niche[5], de manière que les pieds fussent vus en raccourcis par un spectateur placé plus bas. Comme cette disposition n’avait pas été aussi bien réussie par d’autres artistes, il en retira de grands éloges. Au-dessous du saint, sur une autre corniche, il représenta tout autour des veuves, des orphelins et des pauvres, secourus par ce saint dans leurs besoins.

Dans l’église de Santa Maria Novella, il fit, également à fresque, au delà de la cloison transverse et sur l’autel de saint Ignace, une Trinité, entre la Vierge et saint Jean l’Évangéliste qui contemplent le Christ crucifié[6]. Sur les côtés sont deux figures à genoux, qui représentent, autant qu’on peut en juger, ceux qui firent peindre cette fresque ; mais on les distingue mal, car ils ont été recouverts d’un ornement doré. Outre ces figures, ce qui est extraordinairement beau, c’est une voûte en demi-cintre, tracée en perspective et divisée en caissons ornés de rosaces, qui vont en diminuant, en sorte qu’on dirait que la voûte s’enfonce dans le mur. À Santa Maria Maggiore, près de la porte latérale qui conduit à San Giovanni, il fit le tableau d’une chapelle représentant la Vierge, entre sainte Catherine et saint Julien[7]; et sur la prédelle, la Nativité du Christ, entre un épisode de la vie de sainte Catherine et saint Julien tuant ses parents ; ces peintures présentent la simplicité et la vivacité qui lui étaient propres.

Dans l’église del Carmine, à Pise, il y a un tableau de Masaccio, à l’intérieur d’une chapelle du transept, qui représente la Vierge tenant son fils, aux pieds de laquelle quelques anges font de la musique[8]; l’un d’eux, jouant du luth, prête attentivement l’oreille au son de son instrument. La Vierge est entourée par saint Pierre, saint Jean-Baptiste, saint Julien et saint Nicolas, toutes figures pleines de vie et de vérité. Sur la prédelle[9], on voit de petits sujets tirés de la vie de ces saints et au milieu l’Adoration des Mages, dans laquelle quelques chevaux, peints d’après nature, sont si beaux qu’on ne saurait désirer mieux. Les hommes de la suite des trois rois sont vêtus de costumes variés, en usage à cette époque. Au-dessus du tableau, en guise d’amortissement, il y a plusieurs saints dans des panneaux et entourant un Christ en croix. On croit que la figure d’un saint, en habit d’évêque[10], qui est peinte à fresque dans cette église, à côté de la porte qui donne dans le couvent, est de la main de Masaccio ; mais je crois fermement qu’elle est due à Fra Filippo, son élève.

De retour à Florence, il peignit un homme et une femme nus, de grandeur naturelle, qui appartiennent aujourd’hui à Palla Ruccellai[11]. Ensuite, ne se plaisant pas à Florence et poussé par l’amour de l’art, il résolut d’aller à Rome où il espérait faire des études qui le mettraient à même de surpasser tous ses rivaux. Il y acquit une grande renommée et peignit à fresque, pour le cardinal de San Clemente[12], une chapelle dans l’église du même nom, où il représenta le Christ en croix entre deux larrons, et l’histoire de sainte Catherine martyre. Plusieurs tableaux en détrempe, qu’il fit à la même époque, se sont égarés ou ont été détruits, au milieu des bouleversements de Rome. Il en existe cependant un, à Sainte-Marie-Majeure, dans une petite chapelle voisine de la sacristie ; on y voit quatre saints, si naturels qu’ils paraissent en relief, et entre eux sainte Marie della Neve[13]. On y remarque également les portraits du pape Martin traçant, avec une pioche, les fondations de l’église, et de l’empereur Sigismond. Un jour, Michel-Ange donna, en ma présence, les plus grands éloges à ces figures qui, disait-il, devaient être vivantes, du temps de Masaccio.

Pisanello et Gentile da Fabriano, chargés, par le pape Martin, de décorer l’église de Santo Ianni, avaient confié une partie de ce travail à Masaccio ; mais lorsqu’il apprit que Cosme de Médicis, qui l’avait beaucoup aidé et favorisé, était rappelé de l’exil[14], il revint à Florence, où il fut chargé de continuer les peintures de la chapelle Brancacci, dans l’église del Carmine, laissées inachevées par Masolino da Panicale, qui venait de mourir[15]. Avant de se mettre à l’œuvre, il fit, comme essai et pour montrer les progrès qu’il avait faits, le saint Paul[16], qui est près de l’endroit où tombent les cordes des cloches. Il fit preuve d’un talent infini dans cette peinture et l’on reconnaît dans la tête du saint, représenté sous les traits de Bartolo di Angiolino Angiolini, une grandeur terrible telle que la parole seule semble lui manquer. Celui qui ne se rend pas compte de ce que fut saint Paul n’a qu’à regarder cette figure qui respire la force du citoyen romain, en même temps que la puissance invincible d’un esprit tout entier absorbé par sa foi. Masaccio montra, en outre, dans cette peinture, une connaissance merveilleuse des raccourcis vus de bas en haut, comme on peut s’en rendre compte en regardant les pieds de cet apôtre, dans lesquels il y a une difficulté vaincue aisément par lui, en comparaison de la raideur de la manière ancienne qui faisait se tenir toutes les figures sur la pointe des pieds, comme je l’ai déjà dit. Cette manière dura jusqu’à lui, sans que personne ne cherchât à la corriger, et lui seul, avant tout autre, la fit disparaître devant le mode de faire actuel. Pendant qu’il y travaillait, l’église del Carmine fut consacrée[17] et Masaccio, en commémoration de cette cérémonie, la représenta[18], en clair-obscur, au-dessus de la porte qui conduit de l’église dans le cloître. Parmi une foule de citoyens revêtus de manteaux et de chaperons, qui suivent la procession, il introduisit Filippo Brunelleschi, chaussé de sandales ; Donatello, Masolino da Panicale, son maître, Niccolo da Uzzano et d’autres, dont les portraits sont de la main du même, dans la maison de Simon Corsi[19], gentilhomme florentin. On y voit aussi la porte du couvent et le portier armé de ses clefs. Cette œuvre est vraiment d’une grande perfection, Masaccio ayant su mettre en perspective la procession de tous ces gens, qui vont cinq ou six par files et, en particulier, il est remarquable que tous ne sont pas de la même grandeur et qu’on distingue très bien les petits et les gros des grands et des maigres ; tous sont d’aplomb sur leurs pieds et marchent sur le sol de la place, tout aussi naturellement que feraient des personnes vivantes.

Étant ensuite retourné aux travaux de la chapelle Brancacci, il termina une partie de l’histoire de saint Pierre[20], commencée par Masolino, savoir quand il baptise le peuple, qu’il guérit les infirmes, quand il ressuscite les morts et redresse les contrefaits qu’il touche de son ombre, en allant au temple avec saint Jean. Parmi tous ces sujets, le plus remarquable est celui dans lequel saint Pierre, pour payer le tribut à César, tire de l’argent du ventre d’un poisson, sur l’ordre de Jésus-Christ. Outre son propre portrait, que Masaccio y introduisit sous la figure du dernier apôtre, et qu’il peignit à l’aide du miroir, avec tant, de vérité qu’il paraît vivant, la hardiesse de saint Pierre qui adresse sa demande au Christ et l’attention des apôtres entourant le Christ dans diverses attitudes et attendant qu’il prononce sa décision sont rendues d’une façon vraiment saisissante. Il en est de même du geste de saint Pierre, quand il retire l’argent ; il y met tant d’ardeur que sa figure en est tout enflammée d’être resté courbé. Quand il paye ensuite le tribut, on devine le sentiment qui l’anime, de même que la cupidité de celui qui reçoit l’argent et le regarde dans sa main avec complaisance.

Masaccio peignit aussi le fils du roi ressuscité par saint Pierre et saint Paul ; mais cette dernière fresque resta inachevée par suite de sa mort et fut terminée plus tard par Filippino Lippi. Dans la scène où saint Pierre baptise, se trouve une figure nue qui grelotte, saisie par le froid et qui a toujours excité l’admiration des artistes anciens et modernes, tant elle est exécutée avec un beau relief et avec douceur de style.

Une quantité de dessinateurs et d’artistes en tout genre ont constamment fréquenté cette chapelle ; elle renferme des têtes si belles et si expressives que l’on peut dire avec assurance qu’aucun maître de cette époque ne s’approcha autant que Masaccio des peintres modernes. Ses efforts méritent donc des louanges infinies, surtout pour avoir créé le beau style de notre époque ; et pour prouver la vérité de ce que j’avance, je dirai que tous les peintres et sculpteurs qui sont venus étudier dans cette chapelle et y prendre des copies, sont devenus des maîtres éminents, tels que Fra Giovanni de Fiesole, Filippino Lippi qui la termina, Michel-Ange, Raphael d’Urbin, Léonard de Vinci et quantité d’autres, Florentins et étrangers, que nous passons sous silence, pour dire, en un mot, que tous ceux qui ont voulu apprendre les règles et les principes de l’art sont allés les chercher dans cette chapelle, auprès des peintures de Masaccio. Beaucoup de gens croient fermement qu’il aurait encore produit de plus grandes merveilles, si la mort, qui le frappa à l’âge de 26 ans, ne l’avait ravi trop tôt. Est-ce l’envie, ou bien les belles choses durent-elles communément peu, il mourut ainsi à la fleur et si subitement qu’il ne manqua pas de gens qui pensèrent que le poison y avait contribué plus qu’autre chose.

On dit qu’en apprenant sa mort, Filippo Brunelleschi s’écria : « Nous avons fait une perte immense en Masaccio ! », et ressentit une profonde douleur, d’autant plus qu’il s’était appliqué longtemps à lui enseigner quantité de problèmes de perspective et d’architecture. Il fut enterré dans l’église del Carmine[21], l’an 1443, et comme, pendant Sa vie, ses concitoyens l’avaient peu apprécié, on ne prit pas soin de rappeler sa mémoire par quelque inscription sur son tombeau.



  1. Fils de Ser Giovanni di Simone Guidi [déclaration de Masaccio [au latasto]. — Dans le vieux livre des peintres : Maso di Ser Giovanni da chastello sangiovanni MCCCCXXIV. — Son frère Giovanni, né en 1407, fut également peintre ; il est immatriculé en 1430: Giovanni di Ser Giovanni da Castelo san Giovanni schegia [lire scheggia, surnom de la famille Guidi]. Masaccio naquit le 21 décembre 1401.
  2. Ce tableau n’existe plus.
  3. Actuellement à l’Académie des Beaux-Arts de Florence.
  4. Tableau perdu.
  5. Cette fresque n’existe plus.
  6. Cette fresque, qui existe encore, a été fixée au mur intérieur de la façade.
  7. Tableau perdu.
  8. Ibid.
  9. Actuellement au musée de Berlin.
  10. N’existe plus.
  11. Tableau perdu.
  12. Cardinal Branda da Castiglione. Ces fresques existent encore ; on les attribue aussi à Masolino qui fit des fresques de Castiglione d’Olona, pour le même cardinal Branda.
  13. Actuellement au musée de Naples, dans deux petits cadres.
  14. En 1434.
  15. Masolino mourut après Masaccio.
  16. Détruit en 1675, quand on construisit la chapelle Corsini. Il était peint sur un pilastre de la chapelle des Serragli.
  17. Le 19 avril 1422, par l’archevêque Amerigo Corsini.
  18. II en reste un fragment sur le mur du cloître attenant à l’église.
  19. Peintures perdues ; un fragment de fresque, conservé aux Offices, représente le portier des Carmes.
  20. Ces fresques existent encore.
  21. Peu probable, car il mourut à Rome, en 1428, à l’âge de 27 ans.