Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/STEFANO et UGOLINO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 177-180).
STEFANO et UGOLINO
Le premier, peintre florentin, né en 1301 (?) mort en 1350 (?) ; le second,
peintre siennois, né en 1260 (?), mort en 1339 (?)


Stefano, peintre florentin et disciple de Giotto [1], excella dans son art, au point qu’il surpassa non seulement tous ceux qui s’étaient adonnés avant lui à la peinture, mais encore son propre maître, et mérita d’être regardé comme le plus habile de tous les peintres qui avaient vécu jusqu’alors comme le montrent ouvertement ses œuvres. Il peignit à fresque, dans le Campo Santo de Pise, une Vierge qui est quelque peu supérieure par le coloris et le dessin aux œuvres de Giotto dans le même endroit [2]. À Florence, dans le cloître de Santo Spirito, trois arceaux sont de sa main [3]. Dans le premier, où se trouve représentée la Transfiguration du Christ entre Moïse et Élie, voulant montrer quelle devait être la lumière qui éblouit les trois disciples, il les figura avec des attitudes extrêmement belles, et des draperies telles qu’elles laissassent deviner le nu, ce qui ne s’était pas encore fait, même par Giotto. Sous l’arceau qui représente le Christ délivrant une femme possédée du démon, il traça un édifice en perspective, science alors peu connue ou peu pratiquée. En opérant à la moderne dans cette œuvre, et avec un excellent jugement, il montra tant d’art et d’invention ainsi que de si belles proportions dans les colonnes, les portes, les fenêtres et les corniches, en un mot, il fit preuve d’une manière de faire si différente de celle des autres maîtres qu’il paraît avoir eu une certaine notion de la perfection qui distingue le bon style moderne. Il imagina, entre autres choses ingénieuses, un escalier très difficile dont le genre, soit en peinture, soit en construction, a tant de commodité et de beauté, que Laurent le Magnifique de Médicis s’en servit pour exécuter les escaliers extérieurs [4] du palais de Poggio à Caiano. Dans le troisième arceau, il représenta le Christ sauvant saint Pierre de la fureur des eaux ; cette peinture était jugée plus belle que les autres, mais le temps l’a détruite en partie.

Il peignit ensuite, dans le premier cloître de Santa Maria Novella, un saint Thomas d’Aquin, à côté d’une porte, et y ajouta un Christ en croix qui fut depuis gâté par d’autres peintres chargés de le restaurer[5]. Il commença également à peindre une chapelle de l’église qu’il ne termina pas et qui est très altérée par le temps[6] ; on y voit la chute des anges rebelles causée par l’orgueil de Lucifer ; plusieurs figures, qui offrent des raccourcis de bras, de torse et de jambes, beaucoup mieux réussis que ceux qu’on avait faits jusqu’alors, nous prouvent que Stefano cherchait à surmonter ces difficultés qui ne sont plus qu’un jeu pour les artistes d’à présent, plus instruits dans la partie. Aussi fut-il appelé par les autres peintres le singe de la nature.

Quelque temps après, étant allé à Milan, il commença plusieurs ouvrages pour Matteo Visconti, mais ne put les terminer, car, le changement d’air l’ayant rendu malade, il fut forcé de retourner à Florence où il peignit à fresque, étant revenu à la santé, sur la cloison transverse de l’église de Santa Croce, dans la chapelle degli Asini, le martyre de saint Marc, avec quantité de figures assez remarquables[7]. Sa qualité d’élève de Giotto l’ayant fait ensuite appeler à Rome, il peignit à fresque, dans la grande chapelle de l’église Saint-Pierre qui renferme l’autel du saint, plusieurs sujets tirés de la vie du Christ, entre les fenêtres de la grande niche. Il fit ensuite, dans l’église d’Aracoeli, sur un pilastre, à côté de la grande chapelle et à main gauche, un saint Louis à fresque, qui est très loué et il y montra tant d’habileté qu’il se rapprocha beaucoup de la manière moderne, et qu’à mon avis, il dessinait bien mieux que Giotto[8].

Étant allé après à Assise, il commença une Gloire céleste[9], dans le fond de la grande chapelle de l’église inférieure de San Francesco, et la laissa également inachevée, ayant été forcé de revenir à Florence pour quelques affliires d’importance. Là, pour ne pas perdre de temps, il peignit, à la demande des Gianfigliazzi, sur le bord de l’Arno, entre leurs maisons et le Ponte alla Carraia, un petit tabernacle sur lequel il représenta une Vierge qui coud et à laquelle un enfant vêtu et assis tend un oiseau. Ce travail, bien que de petites dimensions, mérite autant d’être loué que ses œuvres plus grandes et plus magistralement exécutées[10]. Ayant été appelé à Pistoia par la seigneurie de cette ville, l’an 1346, il fut chargé de peindre la chapelle de San Jacopo, sur la voûte de laquelle il représenta Dieu le Père avec quelques apôtres, et, sur les parois, plusieurs sujets tirés de la vie de saint Jacques, en particulier quand sa mère, femme de Zébédée, demande au Christ de placer ses deux fils à ses côtés, l’un à main droite et l’autre à gauche, dans le royaume des cieux[11]. À côté de cette fresque est la Décollation du saint, admirablement représentée. Plusieurs prétendent, trompés par la similitude du nom, que Maso, dit Giottino, était le fils de Giotto. Mais d’après les écrits de Lorenzo Ghiberti et de Domenico Ghirlandaio que j’ai vus, je crois pouvoir affirmer que son père fut Stefano et non Giotto. On suppose que Maso di Giottino, dont on parlera plus loin, fut fils de ce Stefano. Bien que plusieurs, trompés par la similitude du nom, affirment qu’il était fils de Giotto, pour ma part, ayant vu des documents, et d’après les souvenirs dignes de foi de Lorenzo Ghiberti et de Domenico Ghirlandaio, je crois pouvoir affirmer qu’il était plutôt fils de Stefano que de Giotto.

À Pérouse, il commença encore, dans l’église San Domenico, les fresques de la chapelle de Santa Caterina[12], restées inachevées.

À la même époque que Stefano, vécut à Sienne un peintre de grand renom, et son intime ami, qui s’appelait Ugolino[13]. Il fit nombre de tableaux et décora mainte chapelle en Italie, quoiqu’il suivît touiours de préférence la manière grecque et qu’il s’obstinât à suivre le style de Cimabue plutôt que celui de Giotto, qui cependant était en si grande estime. Le tableau, sur fond d’or, du maître-autel de Santa Croce est son œuvre[14], et de même il est l’auteur d’un tableau qui resta longtemps sur le maître-autel de Santa Maria Novella[15], et qui est actuellement dans le chapitre où s’assemble la colonie espagnole, pour célébrer la fête annuelle de saint Jacques et tenir tous les offices divins ou mortuaires. C’est lui qui peignit sur un pilastre en briques de la loggia que Lapo[16] avait construite sur la place d’Or San Michele, la madone [17], dont peu d’années après les miracles furent si nombreux, en sorte que la loggia fut longtemps remplie d’ex-votos, et qui, encore aujourd’hui, est tenue en grande vénération. Finalement à Santa Croce, dans la chapelle de Messer Ridolfo de Bardi, où Giotto peignit la vie de saint François, il fit le tableau en détrempe d’autel, qui représente un Christ en croix, avec la Madeleine et saint Jean pleurant, ainsi que deux frères qui sont sur les côtés et les encadrent[18]. Finalement, Ugolino mourut dans un âge avancé, en 1349 [19], et fut honorablement enterré à Sienne, dans sa patrie.

Stefano, qui, dit-on, fut aussi bon architecte, et on peut le croire d’après ce que nous avons dit plus haut, mourut, à ce qu’on dit, l’année que commença le jubilé de 1350, à l’âge de 49 ans, et fut déposé à Santo Spirito, dans la sépulture de ses ancêtres.



  1. Petit-fils de Giotto par sa mère Caterina, femme du peintre Ricco di Lapo (d'après Baldinucci). Stefano n'est pas porté sur le matricule des Médecins et Pharmaciens à laquelle s'inscrivaient les peintres, et dont nous avons le rôle de 1290 à 1443.
  2. Existe encore, fortement restaurée ; peinture restituée à Simone Martini.
  3. Ces fresques, attribuées aussi à Giottino, n'existent plus.
  4. Construits par Giulano da San Gallo.
  5. Existe encore sur la porte du passage ; le saint Thomas est dans une lunette, au-dessus de la porte de l’ancienne chapelle de Saint-Thomas.
  6. N’existe plus.
  7. Peinture détruite, la cloison ayant été supprimée.
  8. Il ne reste plus rien de ses peintures à Rome.
  9. Cette fresque n’existe plus.
  10. Ce tabernacle fut détruit, lorsqu’on construisit le palais Corsini.
  11. Ces peintures qui n’existent plus, ont été restituées à deux peintres florentins, Alessio d’Andrea et Bonnacorso di Gino, qui furent appelés à Pistoia en 1347.
  12. Chapelle Buontempi, attribution incertaine.
  13. Les archives de Sienne parlent d’un Ugolino di Neri, et d’un Ugolino di Pietro, peintres vers 1320.
  14. Le tableau d’autel de Santa Croce, dont la partie centrale représente une Vierge entre des saints, est actuellement à la Galerie Nationale de Londres ; signé Ugolino de Senis me pinxit.
  15. Ce tableau a disparu.
  16. C’est-à-dire Arnolfo da Cambio.
  17. Elle disparut probablement pendant l’incendie de 1304, et fut remplacée par celle, due à Bernardo Daddi, qui se trouve dans le tabernacle d’Or San Michele.
  18. Ce tableau a disparu.
  19. Dans sa première édition, Vasari avait dit 1339.