Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Simone et Lippo MEMMI

La bibliothèque libre.
Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 196-203).
Simone et Lippo MEMMI
Peintres siennois ; le premier, né en 1285 (?), mort en 1344 ;
le second, né en…, mort en 1357 (?)

Ils peuvent être appelés heureux ceux qui, par suite d’inclinations naturelles, s’adonnent aux beaux-arts et en retirent non seulement honneur et profit, mais encore une renommée presque perpétuelle. Plus heureux encore sont ceux qui, outre ces dispositions, ont dès leur enfance une affabilité et des manières aimables qui les rendent chers à tous les hommes. Mais la plus grande félicité pour un artiste n’est-elle pas, outre toutes ces qualités, de vivre au temps d’un illustre écrivain qui, en échange d’un simple portrait ou d’une autre œuvre faite par amitié, vous procure par ses écrits un renom éternel ? Parmi tous ceux qui s’occupent des arts du dessin, les peintres surtout doivent désirer et rechercher un pareil bonheur, car leurs œuvres périssables ne possèdent pas la même durée presque éternelle que les bronzes et les marbres des sculpteurs ou les constructions des architectes. Simone[1] eut cet insigne bonheur d’être contemporain de Pétrarque, et de rencontrer, à la cour papale d’Avignon, le poète amoureux désireux d’avoir le portrait de Madonna Laura, de la main de ce peintre. Pétrarque trouva cette image aussi belle qu’il l’avait désirée et il éternisa la mémoire du peintre dans deux sonnets dont l’un commence ainsi :

Per mirar Policleto a prova fiso.
Con gli altri che ebber fama di quell’arte[2].

Et l’autre :

Quando giunse a Simon Vallo concetto
Ch’a mio nome gli pose in man lo stile[3].

De fait, ces deux sonnets et la lettre[4] du cinquième livre des Lettres familières qui commencent par ces mots : Non sum nescius, jetteront un éclat plus durable sur la pauvre vie de maître Simone que ne pourraient le faire toutes ses peintures, car elles disparaîtront, quoi qu’il arrive, tandis que les écrits d’un tel homme subsisteront éternellement.

Simone Memmi[5], excellent peintre siennois, fut très remarquable pour son temps, et très estimé à la cour du pape. Après la mort de son maître Giotto, qui l’avait amené à Rome, quand il fut appelé à travailler à la Navicella[6], il imita sa manière dans une Vierge[7] peinte sous le portique de Saint-Pierre et dans une fresque représentant l’histoire de saint Pierre et de saint Paul[8], peinte sur le mur extérieur, entre les arcs du portique. Il y avait surtout, dans ces fresques, un sacristain de Saint-Pierre, dont Simone avait reproduit les traits et qui allume des cierges, avec un geste plein de vérité. Aussi fut-il instamment appelé par le pape à Avignon, où il laissa quantité de fresques[9] (9) et de tableaux qui ne furent pas inférieurs à sa grande réputation, dont le bruit était venu jusque-là. De retour à Sienne, il se trouva en grand créditer caressé de tous. La Seigneurie lui donna à peindre, dans une salle du Palais Public[10], une Vierge entourée d’un grand nombre de figures ; il l’exécuta en toute perfection et en retira autant d’honneur que de profit. Pour montrer qu’il savait peindre aussi bien le tableau de chevalet que la fresque, il fit pour ce même palais un tableau qui fut cause qu’on lui en commanda deux autres pour le Dôme[11]. Il fit, en outre, sur la porte de l’œuvre du Dôme, une belle composition, où il représenta la Vierge et l’Enfant Jésus environnés de plusieurs saints, au-dessus desquels planent dans les airs des anges qui soutiennent une bannière[12]. Il fut ensuite appelé par le général des Augustins, à Florence, où il peignit le chapitre de Santo Spirito ; il y fit preuve d’une grande imagination et d’un jugement admirable dans sa représentation des hommes et des chevaux, comme on peut le voir dans la Passion du Christ, où toutes choses sont traitées avec autant de grâce que de discrétion. Les larrons rendent l’esprit sur la croix, et l’âme de l’un est portée au ciel avec allégresse par les anges, tandis que l’autre est entraînée aux enfers par les démons. Simone représenta avec autant de talent des anges pleurant amèrement autour du Christ ; mais ce qu’il y a de plus remarquable dans toute l’œuvre, ce sont ces esprits qui paraissent réellement fendre l’air avec leurs ailes, et soutiennent leur vol tout en tournant. Ces peintures, déjà altérées par le temps, ont été détruites en 1560 par les Pères qui ont jeté à terre le peu qui en restait, pour se servir de leur chapitre, qui était en mauvais état, par suite de l’humidité, et pour remplacer par une voûte le plafond tout piqué de vers. À la même époque, il peignit en détrempe la Vierge, saint Luc et d’autres saints, tableau signé, qui se trouve aujourd’hui à Santa Maria Novella, dans la chapelle des Gondi[13]. Il décora ensuite trois parois du chapitre de cette église[14]. Sur la première, au-dessus de la porte d’entrée, il peignit la vie de saint Dominique, et, sur celle qui est du côté de l’église, la Religion et l’ordre de saint Dominique combattant l’hérésie. On y voit les hérétiques représentés par des loups qui assaillent des brebis défendues par des chiens tachetés de blanc et de noir qui repoussent et déchirent les loups. Dans un coin, un groupe d’autres hérétiques convertis déchirent leurs livres et confessent leurs fautes ; les âmes franchissent la porte du Paradis, auprès de laquelle se trouvent des personnages diversement occupés. Dans le ciel se montre la gloire de Jésus-Christ et des saints, tandis que les voluptés et les vains plaisirs restent sur la terre, représentés par des femmes assises, parmi lesquelles on remarque, représentée au naturel, Madonna Laura, vêtue de vert, et avec une petite flamme entre la poitrine et la gorge. On voit encore l’Eglise chrétienne confiée à la garde du pape, de l’empereur, des rois, des cardinaux, des évêques et de tous les princes de la chrétienté ; à côté d’un chevalier de Rhodes se trouve Pétrarque que Simone représenta pour rénover dans ses œuvres la mémoire de celui qui l’avait rendu immortel. L’Église universelle est représentée par la vue de Santa Maria del Fiore, non telle qu’elle est à présent, mais comme Simone la dessina d’après le modèle et le plan que l’architecte Arnolfo avait laissés dans l’œuvre, pour guider ceux qui avaient à diriger la construction après lui. Il ne resterait d’ailleurs aucun souvenir de ces modèles par suite de l’incurie des intendants de la fabrique, comme on l’a déjà dit, si Simone ne l’avait fait, en les reproduisant dans cet ouvrage. Sur la troisième paroi, au-dessus de l’autel, il représenta la Passion de Jésus-Christ, qui, sortant de Jérusalem et portant sa croix, monte au Calvaire, suivi d’une foule innombrable. On le voit ensuite arrivé au sommet, mis en croix entre les deux larrons, avec toute la composition que comporte un pareil sujet. Je passe sous silence la description des chevaux, la scène des vêtements tirés au sort par les soldats, la descente aux Limbes, en un mot tous les épisodes habituels de cette histoire, représentée de manière qu’on ne la dirait pas provenir d’un maître de cette époque, mais bien d’un moderne consommé dans son art. C’est ainsi qu’il employa toute l’étendue de chaque paroi et y représenta plusieurs sujets en une seule composition, au lieu de les diviser par tranches superposées ou juxtaposées, comme l’ont fait les maîtres anciens et nombre de modernes qui mettent la terre au-dessus du ciel, quatre ou cinq fois, et comme on le voit dans la grande chapelle de Santa Maria Novella ou dans le Campo Santo de Pise, où Simone lui-même, ayant à peindre des fresques, fut forcé, contre sa volonté, d’adopter ces divisions, les peintres qui avaient travaillé avant lui dans cet endroit, entre autres Giotto, son maître, et Buonamico, ayant employé uniformément cet ordre défectueux. Il suivit donc, pour moins choquer la vue, l’ordre tenu par les autres. Sur la paroi intérieure, et au-dessus de la porte principale du Campo Santo, il peignit à fresque une Assomption[15], au milieu d’un chœur d’anges qui chantent et jouent de divers instruments, dans les attitudes variées que les musiciens ont l’habitude de prendre, comme d’écouter s’ils sont dans le ton, d’ouvrir la bouche de diverses manières, ou bien de lever les yeux au ciel, de gonfler les joues, de rentrer le menton, en somme on y remarque tous les actes et les mouvements inhérents à la musique. Au-dessous de cette Assomption, Simone représenta, dans trois cadres, quelques épisodes de la vie de San Ranieri de Pise[16]. Dans le premier, tout jeune, il fait danser, au son du psaltérion, quelques belles jeunes filles, remarquables par leurs figures et par leur habillement conforme au goût du temps. À côté, on le voit, la tête basse et les yeux rougis de larmes, écoutant les sévères remontrances de l’ermite Beato Alberto, et se repentant de son péché, tandis que, dans les airs. Dieu, environné d’une lumière céleste, semble lui accorder son pardon. Dans le deuxième cadre, Ranieri, voulant distribuer son bien aux pauvres, avant de s’embarquer, est entouré par des indigents, des estropiés, des femmes et des enfants qui lui tendent les mains et le remercient affectueusement. À côté, le saint vient de recevoir dans le temple le manteau de pèlerin, et se tient, devant la Sainte Vierge, entourée d’anges, qui lui apprend qu’il reposera dans son sein, à Pise. Toutes ces figures ont vivacité et grand air. Enfin, dans le troisième cadre, Ranieri est représenté de retour, après sept années de séjour outre-mer, et montrant qu’il a fait trois quarantaines en Terre Sainte. A côté, il est tenté par le démon, pendant qu’il est dans le chœur d’une église à écouter l’office divin ; mais le saint le repousse avec fermeté, et le vieil adversaire du genre humain est forcé de se retirer, couvert de confusion et de honte, le visage caché dans ses mains et les épaules serrées. On lit sur une bande qui lui sort de la bouche : « Je n’en puis plus !» Enfin, et toujours dans le même cadre, on voit Ranieri agenouillé sur le Mont Thabor, voyant miraculeusement le Christ dans les airs, entre Moïse et Élie. Toutes ces œuvres, et d’autres que je passe sous silence, montrent que Simone fut un artiste extrêmement original, et qu’il entendit parfaitement la manière de composer en usage à cette époque. Ces peintures terminées, il fit encore, dans cette même ville de Pise, deux tableaux en détrempe pour lesquels il se fit aider par son frère[17] Lippo Memmi, auquel il avait déjà eu recours dans ses fresques du chapitre de Santa Maria Novella et pour d’autres œuvres.

Sans avoir le génie de Simone, Lippo suivit tant qu’il put sa manière et fit, de concert avec lui, nombre de fresques à Santa Croce de Florence, d’autres à San Paolo a Ripa d’Arno, à Pise[18], plus le tableau de la Vierge en détrempe (renfermant la Vierge, saint Pierre, saint Paul, saint Jean-Baptiste et d’autres saints), qui est actuellement sur le maître-autel de cette église et qui est signé de son nom[19], enfin, dans cette même ville, le tableau du maître-autel de Santa Caterina[20] de Pise, église des Frères Prêcheurs.

Lippo fit ensuite tout seul, pour les pères de Saint-Augustin, à San Gimignano, un tableau en détrempe[21] qui lui valut une telle renommée qu’il dut envoyer à Guido Tarlati, évêque d’Arezzo, un tableau contenant trois demi-figures, qui est actuellement dans la chapelle San Gregorio de l’Évêché. Il fit en outre, sur le dessin de Simone, un tableau à détrempe qui fut porté à Pistoia et mis sur le maître-autel de l’église San Francesco[22]. Finalement, ils revinrent tous deux à Sienne, et Simone commença, au-dessus de la porte Camollia, une immense composition représentant le Couronnement de la Vierge, qui resta inachevée[23], car il survint à Simone une grave maladie dont il mourut l’an 1345[24], profondément regretté par toute la ville et par son frère Lippo, qui lui donna une sépulture honorable à San Francesco et acheva plusieurs ouvrages qu’il avait commencés, entre autres une Passion du Christ à Ancone[25], au-dessus du maître-autel de San Niccolà, que Simone avait commencée, en imitation de celle qu’il avait faite dans le chapitre de Santo Spirito, à Florence, et qu’il avait entièrement terminée. Lippo termina de même à Assise, dans l’église inférieure de San Francesco, quelques figures commencées par Simone, à l’autel de Santa Lisabetta, qui est à côté de la porte allant aux chapelles, à savoir une Vierge, un saint Louis, roi de France, et d’autres saints, en tout huit figures de la tête aux genoux, belles et bien peintes[26]. Simone avait, en outre, commencé dans le grand réfectoire du couvent, au bout d’une paroi, quelques sujets et un crucifix en forme d’arbre de la croix, qui resta inachevé et simplement dessiné, comme on peut le voir, au pinceau rouge sur l’enduit. Cette manière d’opérer était le carton que nos vieux maîtres faisaient pour travailler à fresque plus rapidement ; en effet, ayant reporté toute leur œuvre sur l’enduit, ils la dessinaient au pinceau, en tirant d’un petit dessin tout ce qu’ils voulaient faire, par agrandissement. C’est ce que l’on voit dans ce lieu et ailleurs, de même que d’autres fresques, ayant été entièrement peintes, sont restées ainsi dessinées sur l’enduit, la peinture s’étant écaillée.

Lippo était assez bon dessinateur et vécut douze ans après Simone, répandant plusieurs œuvres par toute l’Italie : il y a, entre autres de lui, deux tableaux sur bois, à Santa Croce de Florence[27]. La manière des deux frères a une grande similitude, et l’on ne peut distinguer les œuvres de l’un et de l’autre que par la différence suivante. Simone signait : Simonis Memmi Senensis opus[28], et Lippo, laissant de côté son prénom et ne se souciant pas de faire bon ou mauvais latin, signait : Opus Memmi de Senis me fecit.

Dans la fresque du chapitre de Santa Maria Novella, outre les portraits de Pétrarque et de Madonna Laura dont il a été parlé ci-dessus, Simone reproduisit son propre portrait, ceux de Cimabue, de Lapo, architecte, et de son fils Arnolfo ; le pape qui se tient devant l’église est Benoît XI de Trévise, dominicain, dont son maître Giotto lui avait rapporté un portrait, à son retour de la cour d’Avignon. Le cardinal à côté du pape est Niccola da Prato, celui même qui vint à Florence comme légat, ainsi que le raconte Giovanni Villani[29].

Simone n’était pas savant dessinateur, mais il eut beaucoup d’originalité et il se plaisait à faire le portrait d’après nature. Il fut d’ailleurs regardé comme le meilleur portraitiste de son temps, puisque le seigneur Pandolfo Malatesta l’envoya à Avignon tout exprès pour peindre Pétrarque, à la demande duquel il fit ensuite le portrait de Madonna Laura, qui lui valut tant d’éloges.




  1. Simone Martini, né en 1285 (?). Épouse en janvier 1824, Giovanna, fille du peintre Memmo di Filippuccio et sœur de Lippo.
  2. Première partie, sonnet 49.
  3. Ibid., sonnet 50.
  4. Lettre 17.
  5. De son vrai nom Martini.
  6. En 1298.
  7. Placée dans une chapelle de la crypte.
  8. N’existe plus.
  9. Existent encore fort dégradées dans le porche de la cathédrale. Simone alla à Avignon en février 1339 ; il fut aidé par son frère Donato, mort en août 1347.
  10. Vieille salle du Conseil ; celle Vierge existe encore. En face, il y a le portrait équestre de Guidoriccio da Fogliano, se rendant au siège de Montemassi ; peint en 1328.
  11. L’un d’eux représentant une Annonciation est aux Offices, signé : SIMON. MARTINI. ET. LIPPUS. MEMMI. DE. SENIS. ME. PINCXERUNT. ANNO. DOMINI. MCCCXXXIII.
  12. Cette fresque, qui était sur la laçade du palais Pandolfo Petrucci, fut détruite par le tremblement de terre de 1798 ; elle datait de 1333.
  13. Peinture perdue.
  14. Chapelle des Espagnols ; ces fresques existent encore. Attribution généralement contestée. La construction du chapitre fut commencée en 1350 par l’architecte dominicain Fra Jacopo Talenti, aux frais de Buonamico di Lapo Guidalotti, riche marchand florentin.
  15. Existe encore, attribuée aussi par Vasari à Stefano.
  16. Ces fresques existent encore. Attribution contestée. Elles furent achevées en 1377 par Andrea da Firenze, et, en 1380, par Barnaba da Modena.
  17. En réalité, beau-frère.
  18. Ces peintures n’existent plus.
  19. Ce tableau est perdu.
  20. Actuellement conservé en plusieurs fragments au Séminaire et au Musée civique de Pise. Peint en 1320. Sous la Vierge, on lit : SYMON. DE. SENIS. ME PINXIT.
  21. N’existe plus. Au Palais Public de cette ville, il y a une Vierge de lui, signée : Lippus Memi.de Senis. me. pincsit. M.CCC.XVII. Restaurée en 1467 et signée au-dessous par Benozzo Gozzoli.
  22. Ces deux tableaux sont perdus.
  23. Terminée en 1361.
  24. Erreur ; Simone mourut à Avignon en juillet 1344. [Necrologio de San Domenico, Archives de Sienne.] Il avait fait son testament le 30 juin 1344.
  25. Peinture détruite.
  26. Cette fresque existe encore à droite du chœur, les peintures du réfectoire n’existent plus. Simone peignit également la vie de saint Martin dans la chapelle Gentili ; ces fresques existent encore.
  27. Peintures perdues.
  28. Il signait : Simon Marlini ou Simon de Senis, tandis que Lippo signait : Lippus Memmi.
  29. Tout cela est très contesté.