Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/Tommaso dit GIOTTINO

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 218-222).
TOMMASO dit GIOTTINO
Peintre florentin, né en 1324 (?), mort en 1356 (?)


Tommaso di Stefano, surnommé Giottino[1], né l’an 1324, après avoir appris de son père les premiers principes de la peinture, se décida, étant encore très jeune, à vouloir imiter, autant qu’il le pourrait, par une étude assidue, la manière de Giotto, plutôt que celle de Stefano, son père. Il y réussit si bien que, outre une manière infiniment plus belle que son maître, il en retira le surnom de Giottino, qu’il ne perdit jamais. D’où il arriva que quelques personnes, trompées par la similitude de peinture et par ce surnom, le crurent fils de Giotto, ce qui était une grave erreur. Il est certain, ou, pour mieux dire, probable, car on ne peut jamais répondre de semblables choses, qu’il eut pour père Stefano, peintre florentin.

Giottino fut donc peintre si habile et si amoureux de son art, que les œuvres qu’on a retrouvées de lui, bien qu’en petit nombre, sont belles et procèdent d’une bonne manière. Les costumes, les cheveux, les barbes et les moindres détails de ses compositions se distinguent par un soin, une morbidesse et une harmonie que l’on ne rencontre ni chez Giotto, ni chez Stefano. Dans sa jeunesse, il peignit, à Santo Stefano al Ponte Vecchio de Florence, une chapelle[2], à côté de la porte latérale, qui, bien que très altérée aujourd’hui par l’humidité, montre, dans le peu qu’il en reste, l’adresse et le talent de cet artiste. Il fit ensuite, au coin alle Macine, aux Frati Ermini[3], les saints Cosma et Damien, qui sont presque effacés par le temps. Dans le vieux Santo Spirito, il peignit à fresque une chapelle qui fut détruite par l’incendie de cette église, et au-dessus de la porte principale, la Descente du Saint-Esprit[4]. Sur la place, au coin du couvent, pour aller al Canto alla Cuculia, on voit de lui un tabernacle contenant la Vierge entourée par des saints, qui se rapprochent beaucoup de la manière moderne par la grâce et la variété des couleurs dans les têtes et les draperies. À Santa Croce, dans la chapelle de San Silvestro, il peignit l’histoire de Constantin, qui renferme de très belles expressions dans les gestes des figures, et, derrière le tombeau en marbre de Messer Bettino de’Bardi, qui remplit d’honorables charges dans l’armée de cette époque, il le représenta, revêtu de son armure, à genoux sur le bord du tombeau, et appelé au Jugement dernier par les trompettes de deux anges qui accompagnent le Christ dans les nuages[5].

À San Pancrazio[6], en entrant à main droite, il y a de lui un Christ qui porte sa croix et d’autres saints reflétant expressément la manière de Giotto. Dans le couvent de San Gallo, qui était hors de la porte du même nom et qui fut ruiné pendant le siège, on voyait dans le cloître une Pietà, peinte à fresque, dont il y a une copie à San Pancrazio, sur un pilastre, à côté de la grande chapelle. Il peignit à fresque, à Santa Maria Novella, un saint Cosme et un saint Damien, sur la façade intérieure, à main droite en entrant, à côté de la chapelle San Lorenzo de’Ginochi et, à Ognissanti, un saint Christophe et un saint Georges qui, ayant été altérés par le temps, ont été repeints par d’autres peintres, par suite de l’ignorance d’un préposé, peu connaisseur en pareille affaire. La même église a conservé de sa main l’arc au-dessus de la porte de la sacristie qui représente la Vierge tenant son Fils, bonne peinture à fresque qu’il exécuta avec beaucoup de soin[7].

À la suite de tous ces travaux, il acquit un tel renom, en imitant le dessin et les inventions de son maître, que l’on disait que l’esprit de Giotto était passé en lui, pour la vivacité des couleurs et l’habileté du dessin. Le 2 juillet de l’an 1343[8], quand le duc d’Athènes fut chassé par une sédition populaire, qu’il eut par serment abdiqué le pouvoir et rendu la liberté aux Florentins, Giottino fut contraint par les douze réformateurs de l’État[9], et particulièrement par Messer Agnolo Acciaiuoli, évêque de Florence, qui avait beaucoup d’influence sur lui, de peindre par dérision, dans la tour du palais du Podestat, le duc et ses compagnons, Messer Ceritieri Visdomini, Messer Meliadusse le conservateur, et Messer Ranieri da San Gimignano, le front couvert d’une mitre ignominieuse. Autour de la tête du duc étaient des animaux rapaces et cruels, emblèmes de son caractère ; un de ses conseillers avait en main le palais des Prieurs de la ville et le lui tendait, en traître et déloyal qu’il était. En outre, ils avaient tous au-dessous d’eux les armes de leurs maisons, avec quelques inscriptions qu’il serait difficile de lire aujourd’hui, le temps les ayant presque totalement consumées. Le dessin de cette œuvre et le soin avec lequel elle fut exécutée firent approuver par tous la manière de l’artiste. Il fit ensuite au couvent de Campora, appartenant aux moines noirs, et hors la porte San Piero Gattolini, un saint Cosme et un saint Damien qui furent détruits quand on passa l’église à la chaux. Dans le Val d’Arno, le tabernacle qui est au milieu du Ponte a Romiti[10] fut également peint par lui à fresque dans une belle manière. On trouve rapporté dans les écrits de certains qui en parlèrent, que Tommaso s’adonna à la sculpture et qu’il fit une figure en marbre de quatre brasses de haut, qu’on plaça à l’extérieur du campanile de Santa Maria del Fiore, du côté où se trouve aujourd’hui la confraternità de’ Pupilli. À Rome, il orna une salle de la maison des Orsini de portraits d’hommes célèbres et peignit un saint Louis sur un pilier d’Ara Cœli, près du maître-autel, ainsi qu’une fresque, fortement dégradée aujourd’hui, dans l’église Saint-Jean-de-Latran, et où il représenta le pape de plusieurs manières[11].

Dans l’église inférieure d’Assise, il décora, au-dessus de la chaire, le seul endroit qui ne fût pas encore recouvert de peintures, et y figura dans un arc le Couronnement de la Vierge[12], entourée d’anges, dont les visages sont si gracieux, si doux et si délicats, et dans une telle harmonie de couleurs (ce qui était le propre de son talent), qu’on le jugea, dans cette œuvre, avoir égalé tous ses devanciers. Il entoura l’arc de quelques sujets tirés de la vie de San Niccolo[13]. On voit encore de lui une fresque dans le monastère de Santa Chiara au milieu de l’église et elle représente la sainte dans les airs, soutenue par deux anges et ressuscitant un enfant mort, et, sur l’intérieur de la porte qui va de la ville au Dôme, une Vierge tenant son Fils entre saint François et un autre saint. Mais il ne put terminer la première de ces œuvres[14], étant tombé malade et revenu à Florence.

Tommaso, dit-on, était mélancolique et recherchait la solitude, mais aussi il était studieux et aimait son art avec passion, comme on peut s’en rendre compte, à Florence, dans l’église San Romeo, où l’on conserve sa meilleure œuvre. Ce tableau[15], qui est placé dans le transept droit, est peint en détrempe et représente le Christ mort, entouré des saintes Maries, de Nicodème et d’autres personnages qui pleurent amèrement et montrent, soit par leurs physionomies, soit en se tordant les mains et en se frappant la poitrine, la douleur extrême qu’ils éprouvent de voir ce que coûtent nos péchés. Il est remarquable, non que l’artiste ait conçu par la pensée une telle désolation, mais qu’il ait pu la rendre si bien avec le pinceau. Ce qui rend cette œuvre si digne de louanges, ce n’est pas tant le sujet qu’elle représente et la manière dont elle est conçue, que la rare habileté avec laquelle tous les effets de la douleur sont montrés, tels que le froncement des sourcils, la déformation du nez et de la bouche de ceux qui pleurent, sans que pour cela la beauté des figures en soit altérée. Mais il est vrai que Tommaso travaillait avec conscience, plutôt pour la renommée de son vivant et la gloire après sa mort, que pour l’amour de l’argent, qui fait que, de nos jours, les artistes sont moins actifs et moins soigneux. Et comme il ne se soucia jamais d’accumuler de grandes richesses, de même il ne courut pas beaucoup après les commodités de la vie. Vivant pauvrement, il voulut toujours satisfaire les autres plus que lui-même, et après une existence dure, pénible et presque misérable, il mourut de phtisie, à l’âge de 32 ans. Ses parents lui donnèrent une sépulture hors de Santa Maria Novella, à la porte del Martello, à côté du tombeau de Buontura[16].



  1. Inscrit à la Compagnie des peintres : Giotto di Maestro Stefano, dipintore 1368. Voir une note à la fin de la Vie.
  2. Ces peintures n’existent plus.
  3. Église démolie ; la peinture est perdue.
  4. Les peintures de Giottino à Santo Spirito n’existent plus.
  5. Existent encore à Santa Croce les peintures de la chapelle San Silvestro, celles du tombeau Bardi, et, à côté, une Descente de Croix que Vasari ne mentionne pas.
  6. L’église de San Pancrazio est actuellement affectée à la Loterie royale ; les peintures de Giottino n’existent plus.
  7. Ces différentes peintures n’existent plus.
  8. Le 26 juillet 1343.
  9. Ce décret existe, sans nommer l’artiste chargé du travail Cette peinture fut faite en 1344. (Voir Villani, liv. XII, chap. XXXIV). N’existe plus.
  10. Ibid.
  11. Les peintures faites par Giottino à Rome n’existent plus ; il est à Rome en 1369.
  12. Existe encore dans la chapelle du Saint-Sacrement.
  13. Ces fresques existent encore, mais elles sont dans la chapelle Orsini.
  14. N’existent plus.
  15. Actuellement aux Offices.
  16. Il y a à l’Accademia Filarmonica, Via Ghibellina, une peinture giottesque, qui reproduit l’Expulsion du duc d’Athènes et qu’on attribue à Giottino. Vasari paraît avoir confondu dans cette vie des existences du peintre Giotto di Maestro Stefano, inscrit à la matricule des peintres en 1368, et du peintre Maso di Banco, immatriculé en 1343. Quant aux travaux de sculpture, ils peuvent être attribués à un troisième artiste, Tommaso di Stefano, inscrit à la matricule des maîtres en pierre en 1385. La statue du campanile serait son œuvre ; c’est celle qui fait partie des quatre placées du côté du Bigallo, dont trois sont attribuées au peintre Mea. Au reste, cette biographie est pleine d’incertitudes.