Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/peint7
Chapitre VII. — De la peinture à l’huile sur panneau et sur toile.
Ce fut une admirable invention, et une grande commodité pour
l’art de la peinture, d’avoir trouvé le coloris à l’huile. Le premier
inventeur dans les Flandres fut Jean de Bruges[1], qui envoya le tableau, à Naples, au roi Alphonse, et au duc Frédéric II d’Urbin, celui
qui est dans la salle de bains. Il fit un saint Jérôme qui appartint à
Laurent de Médicis, et quantité d’autres œuvres estimées. Vinrent
après lui Roger de Bruges, son élève, et Ausse[2], élève de Roger, qui peignit pour les Portinari un petit tableau qui, après avoir été à Santa Maria Nuova de Florence, est actuellement chez le duc Cosme.
On voit également un tableau de sa main à Careggi, villa située hors
de Florence, qui appartient à l’illustre maison de Médicis. Parmi
les premiers peintres, il y eut également Louis de Louvain[3], Petrus Cristus, Maître Martin et Juste de Gand qui peignit le tableau de la Communion[4], qui appartient au duc d’Urbin, ainsi que d’autres
peintures ; enfin Hugo d’Anvers[5], qui peignit le tableau de Santa
Maria Nuova, à Florence. Cet art fut ensuite introduit en Italie par Antonnello de Messine, qui avait passé plusieurs années en Flandre.
Étant revenu de ce côté des montagnes, il se décida à habiter Venise,
et enseigna son procédé à quelques-uns de ses amis. L’un d’eux fut Domenico Veneziano, qui l’introduisit à Florence, quand il peignit à
l’huile la Chapelle des Portinari, à Santa Maria Nuova. Andrea dal
Castagno l’apprit ainsi et l’enseigna aux autres maîtres, avec lesquels
l’art alla sans cesse en gagnant de l’ampleur, et en se perfectionnant
jusqu’à Pietro Perugino, Léonard de Vinci et Raphaël d’Urbin. Finalement
il est parvenu à ce degré de beauté que nos artistes contemporains
ont pu atteindre, grâce à ces précurseurs. Ce procédé de coloris
rend les couleurs plus vives, et il ne demande que du soin et de
l’attention, parce que l’huile possède en elle la propriété de rendre le
coloris plus moelleux, plus doux, plus délicat, d’une manière plus
unie, plus fondue et acquise plus facilement que par les autres procédés.
Quand on prend de l’huile fraîche, les couleurs s’y mêlent et s’unissent
plus facilement l’une à l’autre. En somme, les artistes donnent par ce
moyen une grâce extrême, de la vivacité et de la vigueur à leurs
figures, au point que souvent ils les font paraître en relief et sortant
du tableau, particulièrement si au coloris elles joignent un bon dessin,
de l’invention et une belle manière. Pour mettre ce procédé en œuvre
on opère ainsi : quand on veut commencer le travail, après avoir
plâtré le tableau ou le panneau, on le gratte et on y promène quatre
ou cinq fois une éponge imbibée d’une colle très douce. On broie
ensuite les couleurs, et on les mélange avec de l’huile de noix ou de
l’huile de lin (bien que l’huile de noix soit meilleure, parce qu’elle
jaunit moins). Les couleurs ayant été mélangées avec ces huiles, qui
sont leur détrempe, il ne faut rien d’autre pour s’en servir que les
étendre au pinceau. Mais il convient tout d’abord de faire un enduit de couleurs siccatives, telles que la céruse, l’ocre et d’autres terres,
mélangées ensemble et formant une seule couleur. Quand la colle est
sèche, on enduit le tableau, et on le frotte avec la paume de la main,
pour étendre et égaliser parfaitement l’enduit : c’est ce que quelques-uns
appelle l’imprimure. Après avoir étendu cet enduit ou cette couleur
sur tout le tableau, on y applique le carton qu’on a précédemment
fait, avec les figures et les inventions qu’on a imaginées. Entre ce
carton et le tableau, on pose une feuille passée au noir d’un côté, c’est
à dire de celui qui s’applique sur l’enduit. Puis, les ayant fixés avec
de petits clous, on prend une pointe de fer, d’ivoire ou de bois dur, et
l’on suit tranquillement les lignes tracées sur le carton. En opérant
ainsi, on n’abîme pas le carton, et toutes les figures sont profilées sur
le panneau ou le tableau, tout ce qui est sur le carton se décalquant
sur le tableau. Celui qui ne voudrait pas faire de cartons dessinerait
avec de la craie de tailleur sur l’enduit, ou avec du saule carbonisé,
parce que l’un et l’autre s’effacent, et que les dessins se corrigent
facilement. Ainsi l’on voit que, l’enduit étant sec, l’artiste, ou en
décalquant son carton, ou en dessinant avec de la craie de tailleur,
esquisse son tableau, ce que quelques-uns appellent mettre en train.
Quand il l’a entièrement esquissé, il met tous ses soins à le terminer,
et il se sert de toutes les ressources de son art pour l’amener à perfection.
C’est ainsi que les Maîtres exécutent leurs peintures à l’huile.
- ↑ Aujourd’hui il est hors de doute que la peinture à l’huile était connue avant Jean Van Eyck.
- ↑ Il s’agit de Hans Memling
- ↑ Peintre encore inconnu.
- ↑ Actuellement dans la Pinacothèque de peinture, à Urbin, terminé en 1474.
- ↑ Hugo Van des Goes ; le tableau des Portinari est actuellement au Musée des Offices.