Les vies des plus excellents peintres, sculpteurs, et architectes/peint7

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Traduction par Weiss, Charles (18...-19...; commandant).
DORBON-AINÉ (1p. 76-78).
De la peinture : chapitre VII

Chapitre VII. — De la peinture à l’huile sur panneau et sur toile.


Ce fut une admirable invention, et une grande commodité pour l’art de la peinture, d’avoir trouvé le coloris à l’huile. Le premier inventeur dans les Flandres fut Jean de Bruges[1], qui envoya le tableau, à Naples, au roi Alphonse, et au duc Frédéric II d’Urbin, celui qui est dans la salle de bains. Il fit un saint Jérôme qui appartint à Laurent de Médicis, et quantité d’autres œuvres estimées. Vinrent après lui Roger de Bruges, son élève, et Ausse[2], élève de Roger, qui peignit pour les Portinari un petit tableau qui, après avoir été à Santa Maria Nuova de Florence, est actuellement chez le duc Cosme. On voit également un tableau de sa main à Careggi, villa située hors de Florence, qui appartient à l’illustre maison de Médicis. Parmi les premiers peintres, il y eut également Louis de Louvain[3], Petrus Cristus, Maître Martin et Juste de Gand qui peignit le tableau de la Communion[4], qui appartient au duc d’Urbin, ainsi que d’autres peintures ; enfin Hugo d’Anvers[5], qui peignit le tableau de Santa Maria Nuova, à Florence. Cet art fut ensuite introduit en Italie par Antonnello de Messine, qui avait passé plusieurs années en Flandre. Étant revenu de ce côté des montagnes, il se décida à habiter Venise, et enseigna son procédé à quelques-uns de ses amis. L’un d’eux fut Domenico Veneziano, qui l’introduisit à Florence, quand il peignit à l’huile la Chapelle des Portinari, à Santa Maria Nuova. Andrea dal Castagno l’apprit ainsi et l’enseigna aux autres maîtres, avec lesquels l’art alla sans cesse en gagnant de l’ampleur, et en se perfectionnant jusqu’à Pietro Perugino, Léonard de Vinci et Raphaël d’Urbin. Finalement il est parvenu à ce degré de beauté que nos artistes contemporains ont pu atteindre, grâce à ces précurseurs. Ce procédé de coloris rend les couleurs plus vives, et il ne demande que du soin et de l’attention, parce que l’huile possède en elle la propriété de rendre le coloris plus moelleux, plus doux, plus délicat, d’une manière plus unie, plus fondue et acquise plus facilement que par les autres procédés. Quand on prend de l’huile fraîche, les couleurs s’y mêlent et s’unissent plus facilement l’une à l’autre. En somme, les artistes donnent par ce moyen une grâce extrême, de la vivacité et de la vigueur à leurs figures, au point que souvent ils les font paraître en relief et sortant du tableau, particulièrement si au coloris elles joignent un bon dessin, de l’invention et une belle manière. Pour mettre ce procédé en œuvre on opère ainsi : quand on veut commencer le travail, après avoir plâtré le tableau ou le panneau, on le gratte et on y promène quatre ou cinq fois une éponge imbibée d’une colle très douce. On broie ensuite les couleurs, et on les mélange avec de l’huile de noix ou de l’huile de lin (bien que l’huile de noix soit meilleure, parce qu’elle jaunit moins). Les couleurs ayant été mélangées avec ces huiles, qui sont leur détrempe, il ne faut rien d’autre pour s’en servir que les étendre au pinceau. Mais il convient tout d’abord de faire un enduit de couleurs siccatives, telles que la céruse, l’ocre et d’autres terres, mélangées ensemble et formant une seule couleur. Quand la colle est sèche, on enduit le tableau, et on le frotte avec la paume de la main, pour étendre et égaliser parfaitement l’enduit : c’est ce que quelques-uns appelle l’imprimure. Après avoir étendu cet enduit ou cette couleur sur tout le tableau, on y applique le carton qu’on a précédemment fait, avec les figures et les inventions qu’on a imaginées. Entre ce carton et le tableau, on pose une feuille passée au noir d’un côté, c’est à dire de celui qui s’applique sur l’enduit. Puis, les ayant fixés avec de petits clous, on prend une pointe de fer, d’ivoire ou de bois dur, et l’on suit tranquillement les lignes tracées sur le carton. En opérant ainsi, on n’abîme pas le carton, et toutes les figures sont profilées sur le panneau ou le tableau, tout ce qui est sur le carton se décalquant sur le tableau. Celui qui ne voudrait pas faire de cartons dessinerait avec de la craie de tailleur sur l’enduit, ou avec du saule carbonisé, parce que l’un et l’autre s’effacent, et que les dessins se corrigent facilement. Ainsi l’on voit que, l’enduit étant sec, l’artiste, ou en décalquant son carton, ou en dessinant avec de la craie de tailleur, esquisse son tableau, ce que quelques-uns appellent mettre en train. Quand il l’a entièrement esquissé, il met tous ses soins à le terminer, et il se sert de toutes les ressources de son art pour l’amener à perfection. C’est ainsi que les Maîtres exécutent leurs peintures à l’huile.

  1. Aujourd’hui il est hors de doute que la peinture à l’huile était connue avant Jean Van Eyck.
  2. Il s’agit de Hans Memling
  3. Peintre encore inconnu.
  4. Actuellement dans la Pinacothèque de peinture, à Urbin, terminé en 1474.
  5. Hugo Van des Goes ; le tableau des Portinari est actuellement au Musée des Offices.