Lettre 209, 1671 (Sévigné)

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1671

209. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 7e octobre[1].

Vous savez que je suis toujours un peu entêtée de mes lectures. Ceux à qui je parle ou à qui j’écris ont intérêt que je lise de bons livres. Celui dont je veux parler présentement, c’est toujours de Nicole, et c’est du traité d’entretenir la paix entre les hommes. Ma bonne, j’en suis charmée ; je n’ai jamais rien vu de plus utile, ni si plein d’esprit et de lumière. Si vous ne l’avez lu, lisez-le ; et si vous l’avez lu, relisez-le avec une nouvelle attention. Je crois que tout le monde s’y trouve ; pour moi, je crois qu’il a été fait à mon intention ; j’espère aussi d’en profiter, j’y ferai mes efforts. Vous savez que je ne puis souffrir que les vieilles gens disent : « Je suis trop vieux pour me corriger. » Je pardonnerois plutôt à une jeune personne de tenir ce discours. La jeunesse est si aimable qu’il faudroit l’adorer, si l’âme et l’esprit étoient aussi parfaits que le corps ; mais quand on n’est plus jeune, c’est alors qu’il faut se perfectionner, et tâcher de regagner du côté des bonnes qualités ce qu’on perd du côté des agréables. Il y a longtemps que j’ai fait ces réflexions, et par cette raison je veux tous les jours travailler à mon esprit, à mon âme, à mon cœur, à mes sentiments. Voilà de quoi je suis pleine et de quoi je remplis cette lettre, n’ayant pas beaucoup d’autres sujets.

Je vous crois à Lambesc, ma bonne ; mais je ne vous vois pas bien d’ici : il y a des ombres dans mon imagination qui vous couvrent à ma vue. Je m’étois fait le château de Grignan, je voyois votre appartement, je me promenois sur votre terrasse, j’allois à la messe dans votre belle église ; mais je ne sais plus où j’en suis. J’attends avec grande impatience des nouvelles de ce lieu-là et des nouvelles de l’Évêque. Il y avoit dans mon dernier paquet une lettre qui me donnoit beaucoup d’espérance. Quoique vous ayez été deux ordinaires sans m’écrire, j’espère un peu d’avoir vendredi une lettre de vous, et si je n’en ai point, vous avez été si prévoyante, que je n’en serai point en peine. Il y a des soins, comme par exemple celui-là, qui marquent tant de bonté, de tendresse et d’amitié, qu’on en est charmé. Adieu[2], ma très-chère et très-aimable ; je ne veux point vous écrire davantage aujourd’hui, quoique mon loisir soit grand. Je n’ai que des riens à vous mander ; c’est abuser d’une lieutenante générale qui tient les états, et qui n’est pas sans affaires. Cela est bon quand vous êtes dans votre palais d’Apollidon[3]. Notre abbé, notre Mousse, sont toujours tout à vous ; pour moi, ma bonne, vous êtes mon cœur et ma vie. Seposto ho il cor nelle sue mani ; a lei starà di farsi amar quanto le piace[4].

Après avoir été tout le temps que je suis ici sans recevoir aucune lettre de Corbinelli, enfin j’en ai reçu une qui me fait voir que toutes ses lettres ont été perdues ainsi que les vôtres : cela me rendoit injuste envers lui. Je lui ai fait des réparations, j’attends les siennes ; car je lui écrivois toujours, et il ne recevoit point mes lettres. Je vous dis tout ceci, afin que si vous le voyez, vous sachiez que répondre.

Le comte de Guiche est à la cour tout seul de son air et de sa manière, un héros de roman, qui ne ressemble point au reste des hommes : voilà ce qu’on me mande.


  1. Lettre 209 (revue sur une ancienne copie). — 1. Voyez la note 2 de la lettre 203.
  2. 2. Dans l’édition de Rouen (1726), on lit Amen, au lieu d’Adieu.
  3. 3. Voyez la dernière note de la lettre du 21 juin précédent.
  4. 4. J’ai remis mon cœur entre vos mains ; il ne tiendra qu’à vous de vous faire aimer autant qu’il vous plaira. — Cette phrase italienne se lit dans l’édition de la Haye ; elle manque dans le manuscrit.