Lettre 332, 1673 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 235-238).
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1673

332. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Lyon, mardi 10e octobre.

Me voilà déjà loin de vous, ma fille ; mais comprenez-vous avec quelle douleur j’y pense ? Je fus reçue chez Monsieur le Chamarier[1] par lui et par M. et Mme de Rochebonne. J’eus le cœur extrêmement serré en embrassant cette jolie femme ; elle l’eut aussi : nous nous entendîmes fort bien, nous causâmes beaucoup. J’ai commencé dès ici à défendre le procédé de M. de Grignan[2] : le Chamarier ne le savoit pas tout à fait comme il est. C’est la meilleure cause du monde à soutenir ; elle ne sauroit périr que par n’être pas bien expliquée ou bien entendue.

Je veux vous dire encore une fois que si vous aviez quelque envie d’éviter les dangers en venant cet hiver, il faudroit descendre de carrosse quasi aussi souvent que j’ai fait ; mais une litière seroit admirable ; ou bien monter à cheval, comme font Mmes de Verneuil ou d’Arpajon. Le carrosse de M. de Virville[3] tomba l’année dernière. Il y a aussi un chemin qu’on nous fit prendre par dans le Rhône. Je descendis, mes chevaux nagèrent, et l’eau entra jusqu’au fond du carrosse : c’est à deux lieues de Montélimar. Quand vous viendrez, les eaux seront grandes, et la place ne sera pas tenable. Il faudra faire un chemin dans les terres, et ne vous point hasarder ; le danger n’est pas dans l’imagination. Voilà ce que mon amitié et ma prévoyance me forcent de vous dire ; vous vous en moquerez, si vous voulez ; mais je crois que M. de Grignan ne s’en moquera pas. Vous me direz après cela : « Voilà qui est bien ; il n’est plus question que de faire la paix, et que nous allions à Paris. » Il est vrai ; mais si la guerre se déclare contre l’Espagne, comme c’est une affaire qui traînera, et qui ne donnera pas sitôt des affaires aux gouverneurs, je crois qu’en bonne politique M. de Grignan prendra le parti de venir à la cour plus tôt que plus tard. J’attends ce soir de vos nouvelles ; j’achèverai cette lettre après les avoir reçues.

Mardi au soir.

Je n’ai pas eu la force de recevoir votre lettre sans pleurer de tout mon cœur. Je vous vois dans Aix, accablée de tristesse, vous achevant de consumer le corps et l’esprit. Cette pensée me tue : il me semble que vous m’échappez, que vous me disparoissez, et que je vous perds pour toujours. Je comprends l’ennui que vous donne mon départ : vous étiez accoutumée à me voir tourner autour de vous. Il est fâcheux de revoir les mêmes lieux : il est vrai que je ne vous ai point vue sur tous ces chemins-ci ; mais quand j’y ai passé, j’étois comblée de joie, dans l’espérance de vous voir et de vous embrasser, et en retournant sur mes pas, j’ai une tristesse mortelle dans le cœur, et je regarde avec envie les sentiments que j’avois en ce temps-là : ceux qui les suivent sont bien différents. J’avois toujours espéré de vous ramener ; vous savez par quelles raisons et par quels tons vous m’avez coupé court là-dessus. Il a fallu que tout ait cédé à la force de votre raisonnement, et prendre le parti de vous admirer ; mais croyez que la chose du monde qui paroît la moins naturelle, c’est de me voir retourner toute seule à Paris. Si vous y pouvez venir cet hiver, j’en aurai une joie et une consolation entière : en ce cas je ne m’affligerai que pour trois mois, ainsi que vous m’en priez ; mais je vous quitte, je m’éloigne : voilà ce que je vois, et je ne sais point l’avenir. J’ai une envie continuelle de recevoir de vos lettres : c’est un plaisir bien douloureux ; mais je m’intéresse si fort à tout ce que vous faites, que je ne puis vivre sans le savoir. N’oubliez point de solliciter le petit procès[4], et de bien compter sur vos doigts les moutons de votre troupeau. Ne mettez point votre pot-au-feu si matin, craignez d’en faire un consommé. La pensée d’une oille[5] me plaît bien, elle vaut mieux qu’une viande seule. Pour moi, je n’y mets, comme vous, qu’une seule chose, avec de la chicorée amère ; mais il faut qu’elle soit bonne pour la santé, car hormis que je suis laide, et que personne ne me reconnoît ici, du reste je ne me portai jamais mieux.

J’ai été fort aise d’embrasser la pauvre Rochebonne : je ne puis souffrir que ce qui est Grignan. Je ferai réponse à notre Mère de Sainte-Marie ; j’ai passé la journée avec celles[6] qui sont ici. Je pars demain pour la Bourgogne. Voici encore un grand agrément pour moi, c’est que je ne recevrai plus de vos lettres que par Paris ; adressez-les à M. de Coulanges, il me les fera tenir à Bourbilly. La Rochebonne, que voilà auprès de moi, vous adore : nous nous interrompons toutes deux pour parler de vous avec la dernière tendresse. Adieu, ma très-aimable. Vous voulez que je juge de votre cœur par le mien : je le fais, et c’est pour cela que je vous aime et je vous plains.


  1. Lettre 332. — 1. Frère du comte de Rochebonne. Voyez plus haut, p. 154 et 155, notes 1 et 2 ; et sur ce titre de chamarier, tome II, p. 325, note 14.
  2. 2. Sans doute à l’égard de ses adversaires en Provence. — Voyez les lettres suivantes de novembre et de décembre.
  3. 3. Apparemment Charles de Grolée, comte de Vireville (ou Virivile), gouverneur de la ville et citadelle de Montélimar, dont un fils sans doute dut acheter, en 1676, le guidon de Charles de Sévigné, et dont la fille, Mlle de la Tivolière, épousa en décembre 1677 le maréchal de Tallard. Voyez les lettres des 18 et 28 mars 1676.
  4. 4. Voyez les lettres du 23 et du 27 novembre suivants.
  5. 5. De l’espagnol olla, qui signifie proprement « marmite. » — Espèce de potage ou de ragoût qui nous est venu d’Espagne, et dans lequel il entre plusieurs sortes d’herbes et de viandes. (Note de 1754.)
  6. 6. Les filles de Sainte-Marie.