Lettre 420, 1675 (Sévigné)

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Texte établi par Monmerqué, Hachette (3p. 528-532).
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1675

420. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 16e juillet.

Il me semble, ma très-chère, que je ne vous écrirai aujourd’hui qu’une petite lettre, parce qu’il est fort tard. Croiriez-vous bien que je viens de l’Opéra avec M. et Mme de Pompone, l’abbé Arnauld[1], Mme de Vins, la bonne Troche, et d’Hacqueville ? La fête étoit faite pour l’abbé Arnauld, qui n’en a pas vu depuis Urbain VIIIe[2], qu’il étoit à Rome avec Monsieur d’Angers[3] : il a été fort content. Je suis chargée des compliments de toute la loge, mais surtout de M. de Pompone, qui vous prie bien sérieusement de compter sur son amitié, malgré votre absence. La poste partiroit si je voulois vous dire tout ce qu’il dit de vous, et comme vous lui paroissez, et quelle sorte de mérite il vous trouve. Je l’ai instruit des décisions de MM. d’Oppède et Marin. Il est bien persuadé de leurs manières brusques. Tout ce qui me consolera quand je serai en Bretagne, c’est que Mme de Vins vous servira dans cette maison ; sans cela je vous avoue que je serois inconsolable de vous priver des petits offices que je vous pourrois rendre et dans l’Assemblée[4] et ailleurs.

Je vis hier Madame la Grande-Duchesse. Elle me parut comme vous me l’avez dépeinte : l’ennui me paroît écrit et gravé sur son visage ; elle est très-sage et d’une tristesse qui attendrit, mais je crois qu’elle reprendra ici sa joie et sa beauté. Elle a fort bien réussi à Versailles ; le Roi l’a trouvée aimable, et lui adoucira sa prison. Sa beauté n’effraye pas, et l’on[5] se fait une belle âme de la plaindre et de la louer. Elle fut transportée de Versailles, et des caresses[6] de sa noble famille : elle n’avoit point vu Monsieur le Dauphin, ni Mademoiselle. Comme sa réputation n’a jamais eu ni tour, ni atteinte, on se fera une action de charité de la divertir. Elle me parla fort de vous et de votre beauté ; je lui dis, comme de moi, ce que vous me mandez : c’est que vous subsistez encore sur l’air de Paris ; elle le croit, et que les airs et les pays chauds donnent la mort. Elle ne se pouvoit taire de vous et du mauvais souper qu’elle vous avoit donné[7]. Elle étoit fort contente de M. de Grignan, et de Rippert[8] qui l’avoit relevée de son carrosse versé.

Elle a dans la tête Mme de Céieste[9], comme la plus folle, la plus hardie, la plus coquette, la plus extravagante personne qu’elle ait jamais vue. Si on lui disoit que Madame la Grande-Duchesse n’a remarqué qu’elle dans la Provence, quelle gloire ! et voilà ce que c’est.

J’ai si bien fait que Mme de Monaco est toujours malade : si elle avoit de la santé, il faudroit quitter la partie ; sa faveur est délicieuse entre Monsieur, et Madame. Je crains que Mme de Langeron ne se console, et si j’ai fait de mon mieux[10]. Vous expliquez et comprenez fort bien le fantôme ; on le dit présentement pour dire un stratagème[11]. Nos voyages sont suspendus, comme je vous ai dit. La cour s’en va à Fontainebleau ; c’est Madame qui le veut. Je m’en irai en Bretagne avec M. d’Harouys ; nous prendrons notre temps : la Bretagne est plus enflammée que jamais. Mme de Chaulnes n’est pas prisonnière, mais elle ne peut sortir de Rennes. C’est une belle différence ! J’ai vu tantôt Monsieur le procureur général comme pour prendre congé de lui. Il est ravi que je suis hors d’affaire. Il voudroit que j’eusse déjà la ratification ; je le voudrois bien aussi ; j’espère qu’elle viendra avant que je parte, car je ne pars pas sitôt que je pensois : ce seroit une folie.

Quantova est une amie déclarée sans aucun soupçon : l’ami[12] le dit ainsi au curé de la paroisse, qui de son côté dit ce qu’il faut, et fait un très-honnête personnage, et ne laisse aucune vérité étouffée. Mais vous savez l’histoire de la méchante paye, et de n’être pas le plus fort : tout se fait a viso aperto[13], et tout est admis au jeu.

Mlle d’Armagnac est mariée à ce Cadaval[14] ; elle est jolie et belle ; c’est le chevalier de Lorraine qui l’épouse : elle fait pitié d’aller chercher si loin la consommation. J’enverrai bientôt les airs de l’opéra à M. de Grignan ; s’il est auprès de vous, je l’embrasse et le conjure d’avoir quelque sorte d’amitié pour lui et pour vous[15]. Adieu, ma bonne, soyez bien persuadée que je suis à vous, et que je pense à vous sans cesse. Je ne sais si c’est le cardinal de Retz qui m’a priée d’avoir soin de vos affaires ; mais je languis quand je ne fais rien pour vos intérêts : sa recommandation fait en moi plus que sa bénédiction. Je vous vois à Grignan, et vous suis pas à pas. Cette peinture vous embarrasse bien : quelle senteur ! et quel plaisir de rendre ce château inhabitable ! Votre terrasse n’est-elle point raccommodée ? voilà ce qui me paroît préférable à tout : c’est votre seule promenade. Mandez-moi toujours extrêmement de vos nouvelles : rien n’est petit, rien n’est indifférent. J’en espère demain matin, je verrai votre Rouillé[16] dès qu’elle sera arrivée. J’ai dîné avec la Garde. Il s’en va vous voir ; j’en suis ravie[17].


  1. Lettre 420 (revue sur une ancienne copie). — 1. Frère aîné de M. de Pompone. (Note de Perrin.) — Voyez tome I, p. 433, note 4.
  2. 2. Maffeo Barberini, pape de 1623 à 1644.
  3. 3. Henri Arnauld, oncle de M. de Pompone, connu d’abord sous le nom d’abbé de Saint-Nicolas, depuis évêque d’Angers, et l’un des plus saints prélats qu’ait eus l’Église de France. (Note de Perrin.) — Voyez tome II, p. 402, note 9.
  4. 4. Dans l’assemblée des communautés
  5. 5. Mme de Montespan.
  6. 6. Il y a ici dans le manuscrit une faute singulière, due sans doute au mot transportée qui précède : on y lit carosses (carrosses), pour caresses.
  7. 7. À Pierrelatte, petite ville du bas Dauphiné, où Mme de Grignan s’étoit rendue pour saluer Madame la Grande-Duchesse à son passage. [Note de Perrin.) — Voyez ci-dessus, p. 511.
  8. 8. Voyez tome II, p. 81, note 7.
  9. 9. Dans l’édition de 1754, la seule de Perrin qui donne la fin de cet alinéa (depuis : « Elle a dans la tête » ), et les deux paragraphes suivants, on lit : « Mme de C***. » Le nom est en entier dans notre copie. — Gaucher II de Brancas, seigneur d’Oise, qui testa en 1546 et était chef de la maison française de Brancas (sortie des Brancacio de Naples), recueillit la succession de son cousin Gaucher de Forcalquier, baron de Céreste ; il en prit le nom et les armes et les transmit à son fils aîné ; son fils cadet fut seigneur d’Oise et de Villars, et auteur de la branche à laquelle appartenaient le duc de Villars, et le comte de Brancas, oncle de ce duc. — Le chef de la maison était alors Henri, fils d’Honoré de Brancas de Forcalquier, baron de Céreste, etc., et de Marie Adhémar de Monteil, tante du comte de Grignan ; il venait au mois de janvier 1674 de faire ériger en marquisat sa baronnie de Céreste. Il avait épousé le 28 avril 1671 Dorothée de Cheilus de Saint-Jean, fille de Spirit de Cheilus, seigneur de Saint-Jean, etc., et de Jeanne du Chastellier. C’est sans doute de sa femme que parle Mme de Sévigné : elle vivait encore en 1733 ; son fils aîné, ami de Saint-Simon, fut le successeur du marquis de Simiane en Provence (1718), et fut fait maréchal en 1741.
  10. 10. Voyez sur cette plaisanterie la lettre du 12 août, et celles du 4 et du 14 septembre suivants. — Pour et si, voyez tome I, p. 420, note 8.
  11. 11. Voyez la fin de la lettre du 5 juillet précédent, p. 508.
  12. 12. L’ami de Quantova, Louis XIV.
  13. 13. À visage ouvert.
  14. 14. Nuno-Alvares Pereira de Mello, duc de Cadaval, grand maître de la maison de la reine de Portugal, veuf de Marie-Angélique-Henriette de Lorraine, sœur du prince d’Harcourt, morte en couches le 16 juin 1674. Voyez tome II, p. 37, note 4 — Les fiançailles avaient été célébrées à Versailles le 25 juillet. Le chevalier de Lorraine représentait le duc de Cadaval.
  15. 15. Dans les éditions de 1726 : « d’avoir grand soin de vous. »
  16. 16. La femme de l’intendant de Provence.
  17. 17. Ici se trouve dans l’édition de Rouen (1726) la première phrase de l’avant-dernier alinéa de la lettre du 26 juin, et, à la suite de cette phrase, le premier paragraphe de la partie de cette même lettre qui est intitulée : Réponse au 19 juin. Voyez ci-dessus, p. 497 et 498.