Lettre au juge de police Samuels

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif (1887-1942).
En rire ou en pleurerEditions Edito Service (p. 295-299).

ANNEXE
LETTRE AU JUGE DE POLICE SAMUELS

Glen Ellen, Californie,
Le 29 juillet 1910

Cher Monsieur,

Vous vous souvenez, sans doute, de m’avoir traité avec une certaine rudesse, dans votre petit tribunal, il y a quelques jours. Vous pourrez voir, dans la coupure du journal d’hier que je joins à cette lettre, que l’homme dont vous avez accepté le témoignage sur le même pied d’égalité que le mien, et que j’accusais de m’avoir roué de coups pour rien, et sans aucune provocation de ma part, avec l’aide d’une demi-douzaine de ses amis, est aujourd’hui inculpé d’avoir battu sa femme, de s’être mal conduit avec une dame.

Vous vous souvenez aussi de l’exposé clair et succinct que j’avais prononcé à la barre des témoins, sur les coups que j’avais reçus. Personne n’a jamais démenti mes allégations, sauf Muldowney et ses complices, par leur faux témoignage. Ce faux témoignage était si évident et si énorme que la salle tout entière avait éclaté de rire pendant qu’ils le prononçaient.

Vous connaissez, par tout ce que vous en saviez déjà et par tout ce que vous avez pu glaner au cours de l’instruction, la réputation fâcheuse du dit Muldowney et de sa gargote.

Vous saviez, au plus profond de votre conscience (vous auriez autrement été d’une stupidité incroyable), que le récit des faits que j’ai donné à la barre de votre tribunal n’était que la plus stricte vérité.

Malgré tout, et pour des raisons que je crois inutile de vous rappeler, vous avez décidé de classer purement et simplement cette affaire entre Muldowney, sa bande de truands, et moi-même. Je n’ai absolument pas besoin de savoir ce qui vous a poussé, au tréfond de votre cœur, à classer cette affaire, l’important, c’est qu’elle l’ait été. Nous avons tous deux, Muldowney et moi, été acquittés. Vous avez estimé, avec un langage judiciaire simpliste mais adéquat, que chacun d’entre nous avait su vous convaincre que l’autre n’était qu’un menteur, et que, bien que nous nous soyions rendus coupables de regrettables voies de fait, nous étions innocents l’un et l’autre au regard de la loi.

Très bien. Ce n’est pas là l’objet de mon ressentiment envers vous, et j’excuse les raisons économiques qui poussent les gens à agir. Vous avez naturellement votre carrière politique, judiciaire et matérielle à défendre. Dans le cas qui m’intéresse, vous vous en êtes fort bien tiré, vous avez parfaitement rempli votre rôle, vous arrangeant fort bien de votre problème matériel, et de votre carrière. Le verbiage superficiel et facile avec lequel vous avez expliqué votre décision était parfait. Muldowney, qui habite dans une région sordide d’Oakland, a été acquitté – et moi, qui réside au centre du pays, j’ai aussi été acquitté. Tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais vous admettrez que nous trouver tous deux innocents, compte tenu de la triste réputation de Muldowney et de ses moyens d’existence peu avouables, c’était par le même coup me reconnaître coupable. Vous le saviez, et vous n’avez cependant pas hésité une seule minute, uniquement pour défendre vos intérêts. Mais ce n’est pas encore pour cela que je vous en veux, et je ne contesterai en aucun cas l’éminente légalité de votre décision.

Mais, Juge Samuels, était-il vraiment nécessaire de vous conduire comme un tyran envers moi ? Aviez-vous besoin, avec mille fois plus de lâcheté que lui, de tenir le rôle dans lequel Muldowney s’était déjà illustré, alors que, assisté de ses sbires qui me maîtrisaient, il m’avait battu comme plâtre dans son arrière-boutique, à une cinquantaine de mètres derrière la chaussée ?

Je vous le demande, Juge Samuels, était-ce vraiment indispensable ? Vous aviez sur moi des avantages bien plus grands que n’en avait le gargotier Muldowney : retranché dans votre petite chaire, tout en haut, sous la panoplie sacrée de la loi, à l’ombre des matraques des policiers et protégé par les cellules des prisons de la ville et par le droit de me condamner pour outrage à magistrat (amende, ou emprisonnement), vous avez préféré me tyranniser. Vous pouviez frapper en toute immunité – vous le saviez, et vous avez frappé. Vous le saviez, parce que bien souvent auparavant vous avez déjà frappé impunément de pauvres diables qui étaient venus se présenter devant vous.

Et c’est sur ce point précis que je vous en veux. Aussi calmement que si vous aviez eu derrière vous un millier de fusils prêts à vous protéger, vous vous êtes conduit avec moi comme un tyran, comme une brute. Aviez-vous besoin de me rudoyer et de me malmener de cette façon dès que je me suis présenté à la barre ? Je n’avais qu’un seul témoin, prêt à se porter garant du fait que j’étais un homme tranquille et que Muldowney et sa bande n’étaient que de faux témoins. Était-il aussi nécessaire de le rudoyer et de le malmener, comme un pickpocket bouscule et malmène un honnête homme ? C’est exactement ce que j’ai pensé lorsque je vous ai vu, vous, le juge, convenablement assisté, bousculer et malmener mon pauvre et unique témoin.

Vous devez comprendre, à ce point de ma lettre, la raison qui me pousse à vous en vouloir. Vous avez eu la même attitude, cruelle, tyrannique, et injuste, que les juges de police et les magistrats ont toujours eue dans le monde anglo-saxon, pendant des dizaines de générations, avant que vous et les vôtres n’entriez dans ce monde anglo-saxon et n’embrassiez ces pratiques aussi injustes.

Pour conclure, permettez-moi d’ajouter ceci : un jour, n’importe où, n’importe comment, je vous aurai. Oh, tout à fait légalement, vous n’avez pas à avoir peur, je ne m’en vais pas offrir ma poitrine nue aux rigueurs de la loi. Je ne sais rien de votre passé. C’est à partir d’aujourd’hui seulement que je m’en vais fouiller votre passé et suivre votre avenir. Et, faites-moi confiance, je vous aurai, un beau jour, n’importe où, n’importe comment, dans la pleine lumière de la loi et de la procédure légale qui couvre les hommes dits civilisés.

Bien sincèrement à vous,

Jack London.