Lettre de Saint-Évremond à M. ***, sous le nom de la duchesse Mazarin (« Je n’ai pas assez de considération… »)

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XLVII. Lettre à M. *** (sous le nom supposé de la duchesse Mazarin), 1689.


À MONSIEUR ***. — LETTRE DE SAINT-ÉVREMOND,
SOUS LE NOM SUPPOSÉ DE LA DUCHESSE.
(1689.)

Je n’ai pas assez de considération dans le monde pour me croire obligée à lui rendre compte de mes affaires ; mais je suis assez reconnoissante de la part que vous prenez à mes intérêts, pour vouloir contenter votre curiosité, sur la condition où je me trouve. Je crains seulement que la longueur de ma lettre ne vous importune; car je ne prétends pas vous instruire de l’état où je suis, sans vous faire souvenir, en beaucoup d’endroits, de celui où j’ai été. Je ne parlerai point des avantages que j’avois, par modestie ; je me tairai des qualités de M. Mazarin, par discrétion : mais laissant au public à faire le jugement de nos personnes, je dirai hardiment que je n’ai contribué en rien à la dissipation des biens que je lui ai apportés, et que les moindres de ses domestiques en ont tiré de quoi s’enrichir, quand il m’a dénié les choses nécessaires simplement pour vivre.

J’ai demeuré plus que je ne devois, et aussi longtemps que j’ai pu, avec un mari qui m’étoit si opposé : à la fin, je me suis dégagée, par raison, d’un homme avec qui je m’étois laissée lier par obéissance. Un dégagement si juste m’a coûté ces biens qui ont fait tant de bruit dans le monde : mais la liberté ne coûte jamais trop cher à qui se délivre de la tyrannie. Quoi qu’il en soit, je me vis dépouillée de toutes choses. Je me vis sans aucun moyen de subsister, jusqu’à ce que le roi, par un principe de justice, me fit donner une pension, sans le consentement de M. Mazarin, que M. Mazarin m’a ôtée il y a dix ans, avec le consentement de Sa Majesté. Ce changement des bontés du roi ne doit point s’attribuer à celui de ma conduite, car je n’ai jamais entré en rien qui put lui déplaire. Mais il est difficile aux plus grands rois de bien démêler l’imposture des méchants offices, d’avec les vérités dont il est besoin qu’on les informe. La raison feroit trop de violence à notre inclination et à notre humeur, s’il falloit toujours nous defier de ceux que nous aimons ou qui nous plaisent, et naturellement on ne se donne point la gêne de ces précautions-là, contre des personnes agréables, pour des indifférentes qu’on ne voit pas. Ainsi je ne m’étonne point que l’on m’ait crue telle qu’on m’a dépeinte : le roi eût été assez juste pour augmenter la pension qu’on m’a ôtée, si j’avois eté assez heureuse pour être connue de lui telle que je suis.

Cependant, malgré ce retranchement et toutes les dettes qui en sont venues, je ne laissois pas de subsister honorablement, par les grâces et les bienfaits des rois d’Angleterre. Mais à cette révolution extraordinaire, qui fera l’étonnement de tous les temps, je me suis vue abandonnée : réduite à ne chercher de ressource qu’en moi-même, où je n’en trouvois point ; exposée à la fureur de la populace, sans commerce qu’avec des gens également étonnés, qui tâchoient de s’assurer les uns les autres, ou avec des malheureux, moins propres à se consoler qu’à se plaindre ensemble. Après tant de troubles, la tranquillité enfin s’est rétablie : mais les désordres cessés ne m’ont rendu l’esprit plus libre que pour mieux voir la désolation de mes affaires. Nul bien de moi ; nulle assistance où je suis, nulle espérance d’ailleurs ; ne recevant du peu d’amis que j’ai où vous êtes, que des compliments au lieu de secours ; et de tous les autres que des injures, pour être demeurée dans un lieu d’où je ne sais comment sortir, voyant moins encore où pouvoir aller.

Jusqu’ici on a condamné les fautes, et plaint les malheurs : je fais changer toutes choses. La misère, ce triste ouvrage de ma fortune, me donne des ennemis, excite l’aigreur et l’animosité de ceux qui me devoient être le plus favorables. Je n’exagère point le malheur de ma condition, à quoi je suis d’autant plus sensible, que je reçois des reproches, quand j’attendois des consolations. Vous êtes assez raisonnable, monsieur, pour n’approuver pas un procédé si injuste, et assez constant dans l’amitié pour me conserver toujours la vôtre. Si elle n’est pas secourable, autant que vous le souhaitez, elle est aussi honnête que je le saurois désirer. Mon étoile me fait trouver de la bonne volonté, où il y a de l’impuissance, et de l’opposition où se rencontre le pouvoir ; mais enfin, la malignité de l’influence n’est pas entière, puisque dans les infortunes qu’elle me cause, elle me laisse des amis, qui font leur possible pour me consoler.