Lettre de Saint-Évremond à la duchesse Mazarin (« J’envoie savoir comment vous vous portez… »)

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XLVIII. Lettre à la duchesse Mazarin, 1689.


LETTRE À LA DUCHESSE MAZARIN.
(1689.)

J’envoie savoir comment vous vous portez de votre blessure1 : pour moi, je me porte fort bien de toutes mes pertes. Le souper de Mme Harvey, le pâté Royal, et la mélancolie de la dolente Boufette avoient mis mon esprit dans une assez bonne situation. La nuit a été encore plus heureuse : j’ai cru être Mlle de Beverweert, toute cette nuit. J’avois une grande complaisance de mon mérite d’honnête et de raisonnable fille ; mais votre confiance faisoit le plus doux avantage de mon nouveau sexe. Vous m’avez montré votre blessure. Passons légèrement tout ce que j’ai vu : j’ai autant de sujet de me louer de vous, comme Beverweert, quej’en ai de me plaindre, comme Saint-Évremond. Heureux les sujets de n’avoir pas connu le danger qu’il y avoit à votre blessure ! Leur appréhension les auroit fait mourir, et nous ne serions pas en état de nous réjouir de votre guérison. Notre perte n’est pas seulement attachée à la vôtre ; une maladie, dont vous guérirez, est capable de donner véritablement la mort, à tous les sujets de votre Empire.

Si du ciel le courroux fatal
Faisoit durer encor quelques jours votre mal,
Les sujets auroient tant de peine
À voir souffrir leur belle reine,
Que chacun d’eux pourroit mourir,
Avant que vous pussiez guérir.
Je perdrois le premier la vie,
Et de cent autres morts ma mort seroit suivie :
Votre chère et fidèle Lot
Suivroit ma disgrâce bientôt ;
Vous la verriez avec des larmes
Prendre congé de tous vos charmes,
Et faire ses derniers adieux,
Baisant votre bouche et vos yeux.
« Adieu, je meurs. Adieu, Madame :
Vous possédiez mon cœur, je vous laisse mon âme,
Et trouve mon sort assez doux,
Puisque je meurs à vos genoux.
Croyez que jamais la comtesse…
La voix me manque, et je vous laisse.
Que le dernier soupir, qui va m’ôter le jour,
Est bien moins à la mort qu’il n’est à mon amour ! »
C’est ainsi que la vice-reine,
Meurt aux pieds de sa souveraine :
Jamais rien ne la sut charmer ;
Mais on trouve, à la fin, qu’on est fait pour aimer,
Et toute son indifférence
Devient amour sans qu’elle y pense.
La Beverweert en prose, et Beverweert en vers
N’ont pas des sentiments divers :
Celle de cette nuit, qui vous parloit en prose,
Pourroit dire en mourant toute la même chose.
Si jamais vous vous portez mal,
Je meurs, et je vous fais un discours tout égal.
Madame Harvey pleine d’impatience,
De vous voir en cet état-là,
Maudiroit jusques à la France,
Et pourroit détester même les opéra.
Je vois la douleur qui surmonte
Un sujet illustre, grand comte2 ;
Duras, milord impétueux,
S’en arracheroit les cheveux :
Et, chose incroyable à l’histoire !
Ne voudroit ni manger, ni boire,
Suspendant tout son appétit,
Pour un accident si maudit.
Il pourroit arriver que maligne Boufette,
D’un sentiment commun avecque votre époux,
Auroit de tous vos maux l’âme assez satisfaite ;
Au nom de Dieu, conservez-vous.

Comme je dois mourir le premier, je veux ordonner nettement de ma sépulture, pour ne pas tomber dans l’inconvénient de M. Doublet, et épargner la peine à Patru de faire un second Plaidoyer, si un pasteur aussi attaché à ses droits que le curé de Saint-Étienne, obtenoit un arrêt sur mon pauvre corps3. Pour prévenir donc pareils accidents, je déclare en termes exprès que je veux être enterré dans la tente de milord Roscommon4. Il me souvient d’avoir été à la guerre, et je serai bien aise que mon tombeau ait un air militaire. Mais ce n’est pas la première et la véritable raison qui m’oblige à choisir ce lieu-là : c’est pour être en vue du Petit Palais ; et toutes les fois qu’on y jouera, la Reine est suppliée de dire les vers qui suivent, et que j’ai composés, comme une espèce d’épitaphe :

« Celui dont nous plaignons le sort
N’a pas dû voir la gloire de l’Olympe ;
Mais je pense qu’après sa mort
Il ne souffre pas tant comme il souffroit à Grimpe,
Lorsque Duras et moi lui faisions tant de tort.
Je lui faisois mille injustices,
Je lui faisois mille malices,
Et, malgre tout ce grand tourment,
Il perdoit assez noblement.
S’il ne me plaisoit pas, il tâchoit de me plaire ;
Que la tombe lui soit légère !
Je souhaite que ses vieux os,
Trouvent un assez bon repos. »

Si je ne vous demande pas davantage, durant ma vie, que je vous demande à la mort, vous n’aurez pas sujet de vous plaindre de mon indiscrétion.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Mme Mazarin s’étoit blessée à la cuisse, en tombant. C’étoit vers le commencement de la guerre de 1689.

2. Le comte de Feversham.

3. Voy. le plaidoyer de Patru, pour la veuve et les enfants de Doublet, etc.

4. Milord Roscommon, colonel d’infanterie, devant passer en Irlande avec son régiment, avoit fait tendre sa tente dans le parc de Saint-James, assez près de la maison de Mme Mazarin, qu’on appeloit le petit palais.