Lettre du 17 décembre 1664 (Sévigné)

La bibliothèque libre.
Texte établi par Monmerqué, Hachette (1p. 468-473).
◄  62
64  ►

63. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ
À M. DE POMPONE.

Mercredi 17e décembre.

Vous languissez, mon pauvre Monsieur, mais nous languissons bien aussi. J’ai été fâchée de vous avoir mandé que l’on auroit mardi un arrêt ; car, n’ayant point eu de mes nouvelles, vous aurez cru que tout est perdu ; cependant nous avons encore toutes nos espérances. Je vous mandai samedi comme M. d’Ormesson avoit rapporté l’affaire et opiné ; mais je ne vous parlai point assez de l’estime extraordinaire qu’il s’est acquise par cette action. J’ai ouï dire à des gens du métier que c’est un chef-d’œuvre que ce qu’il a fait, pour s’être expliqué si nettement, et avoir appuyé son avis sur des raisons si solides et si fortes ; il y mêla de l’éloquence, et même de l’agrément. Enfin jamais homme de sa profession n’a eu une plus belle occasion de se faire paroître, et ne s’en est jamais mieux servi. S’il avoit voulu ouvrir sa porte aux louanges, sa maison n’auroit pas désempli ; mais il a voulu être modeste, il 1664 s’est caché avec soin. Son camarade très-indigne Sainte-Hélène parla lundi et mardi : il reprit toute l’affaire pauvrement et misérablement, lisant ce qu’il disoit, et sans rien augmenter, ni donner un autre tour à l’affaire. Il opina, sans s’appuyer sur rien, que M. Foucquet auroit la tête tranchée, à cause du crime d’État ; et pour attirer plus de monde à lui, et faire un trait de Normand[1], il dit qu’il falloit croire que le Roi donneroit grâce ; que c’étoit lui seul qui le pouvoit faire. Ce fut hier qu’il fit cette belle action, dont tout le monde fut aussi touché, qu’on avoit été aise de l’avis de M. d’Ormesson.

Ce matin, Pussort a parlé quatre heures, mais avec tant de véhémence, tant de chaleur, tant d’emportement, tant de rage, que plusieurs des juges en étoient scandalisés, et l’on croit que cette furie peut faire plus de bien que de mal à notre pauvre ami. Il a redoublé de force sur la fin de son avis, et a dit sur ce crime d’État, qu’un certain Espagnol nous devoit faire bien de la honte, qui avoit eu tant d’horreur d’un rebelle, qu’il avoit brûlé sa maison, parce que Charles de Bourbon[2] y avoit passé ; qu’à plus forte raison nous devions avoir en abomination le crime de M. Foucquet ; que pour le punir il n’y avoit que la corde et les gibets ; mais qu’à cause des charges qu’il avoit possédées, et qu’il avoit plusieurs parents considérables, il se relâchoit à prendre l’avis de M. de Sainte-Hélène. 1664Que dites-vous de cette modération ? C’est à cause qu’il est oncle de M. Colbert et qu’il a été récusé, qu’il a voulu en user si honnêtement. Pour moi, je saute aux nues quand je pense à cette infamie. Je ne sais demain si on jugera, ou si l’on traînera l’affaire toute la semaine. Nous avons encore de grandes salves à essuyer ; mais peut-être que quelqu’un reprendra l’avis de ce pauvre M. d’Ormesson, qui jusqu’ici a été si mal suivi. Mais écoutez, je vous prie, trois ou quatre petites choses qui sont très-véritables, et qui sont assez extraordinaires.

Premièrement, il y a une comète qui paroît depuis quatre jours. Au commencement elle n’a été annoncée que par des femmes, on s’en est moqué ; mais présentement tout le monde l’a vue. M. d’Artagnan veilla la nuit passée, et la vit fort à son aise. M. de Neuré[3], grand astrologue, dit qu’elle est d’une grandeur considérable. J’ai vu M. de Foix[4] qui l’a vue avec trois ou quatre savants[5]. Moi qui vous parle, je fais veiller cette nuit pour la voir aussi : elle paroît sur les trois heures ; je vous en avertis, vous pouvez en avoir le plaisir ou le déplaisir.

Berrier est devenu fou, mais au pied de la lettre, 1664 c’est-à-dire qu’après avoir été saigné excessivement, il ne laisse pas d’être en fureur. Il parle de potence, de roue, il choisit des arbres exprès ; il dit qu’on le veut pendre : il fait un bruit si épouvantable qu’il le faut tenir et lier. Voilà une punition de Dieu assez visible et assez à point nommé[6].

Il y a eu un nommé la Mothe[7] qui a dit, sur le point de recevoir son arrêt, que MM. de Bezemaux[8] et Chamillard et Berrier (on y met Poncet, mais je n’en suis pas si assurée) l’avoient pressé plusieurs fois de parler contre M. Foucquet et contre de Lorme[9] ; que moyennant cela ils le feroient sauver, et qu’il ne l’a pas voulu, et le déclare avant que d’être jugé. Ill a été condamné aux galères. Mmes Foucquet ont obtenu une copie de cette déposition, qu’elles présenteront demain à la chambre. Peut-être qu’on ne la recevra pas, parce qu’on est aux opinions ; mais elles peuvent le dire ; et comme ce bruit est répandu, il doit faire un grand effet dans l’esprit des juges. N’est-il pas vrai que tout ceci est assez extraordinaire ?

Il faut que je vous conte encore une action héroïque de Masnau[10]. Il étoit malade à, mourir, il y a huit jours, d’une colique néphrétique ; il prit plusieurs remèdes, et se fit saigner à minuit. Le lendemain, à sept heures, il se fit traîner à la chambre de justice, il y souffrit des douleurs inconcevables. M. le chancelier le vit pâlir, il lui dit : « Monsieur, vous n’en pouvez plus, retirez-vous. » Il lui répondit : « Monsieur, il est vrai, mais il faut mourir ici. » M. le chancelier, le voyant quasi s’évanouir, lui dit, le voyant s’opiniâtrer : « Eh bien, Monsieur, nous vous attendrons. » Sur cela il sortit pour un quart d’heure, et dans ce temps il fit deux pierres d’une grosseur si considérable, qu’en vérité cela pourroit passer pour un miracle, si les hommes étoient dignes que Dieu en voulut faire. Ce bonhomme rentra gai et gaillard, et en vérité chacun fut surpris de cette aventure.

Voilà tout ce que je sais. Tout le monde s’intéresse dans cette grande affaire. On ne parle d’autre chose ; on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts ; on s’attendrit, on espère, on craint, on peste, on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé : enfin, mon pauvre Monsieur, c’est une chose extraordinaire que l’état où l’on est présentement ; mais c’est une chose divine que la résignation et la fermeté de notre cher malheureux. Il sait tous les jours ce qui se passe, et tous les jours il faudroit faire des volumes à sa louange. Je vous conjure de bien remercier Monsieur votre père de l’aimable petit billet qu’il m’a écrit, et des belles choses qu’il m’a envoyées. Hélas ! je les ai lues, quoique j’aie la tête en quatre. Dites-lui que je suis ravie qu’il m’aime un peu, c’est-à-dire beaucoup, et que pour moi je l’aime encore davantage. J’ai reçu votre dernière lettre. Eh ! mon Dieu, vous me payez au delà de ce que je fais pour vous : je vous dois du reste.


  1. Lettre 63. — i. Le Cormier de Sainte-Hélène était, comme nous l’avons dit, conseiller au parlement de Rouen. Il Fit son rapport le lundi et le mardi, et dit son avis le mercredi, « qui fut qu’encore que les preuves fussent assez fortes pour la conviction du péculat, pour lequel l’accusé méritoit d’être pendu, néanmoins que pour le crime d’État il étoit d’avis qu’il eût la tête tranchée. » Voyez dans les Œuvres de M. Foucquet, tome XVI, p. 338, la Relation déjà citée.
  2. Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs (chap. 123), nie cette anecdote, dont on place d’ordinaire le théâtre à Madrid. « Le connétable de Bourbon n’alla jamais, dit-il, en Espagne. »
  3. Mathurin de Neuré, mathématicien, ami de Gassendi, et alors précepteur des fils du duc de Longueville. Astrologue se prenoit encore quelquefois au dix-septième siècle dans le sens d’astronome ; mais dans les mots grand astrologue il y a, ce semble, à cause de leur emploi proverbial, une légère teinte d’ironie.
  4. Ce nom, à cette date, désigne sans doute Gaston-Jean-Baptiste de Foix et de Candale, duc de Rendan, qui mourut le 12 décembre de l’année suivante, ne laissant qu’une fille. Il est question de ses deux frères, dans la suite de la Correspondance. — Dans la copie de Troyes on lit « M. du Foin. »
  5. Foucquet voulut aussi voir la comète. « Un garde l’alla éveiller, suivant sa prière, pour le mener sur la terrasse de la Bastille, sur les trois ou quatre heures du matin, afin de voir la comète qui paroissoit. » (Œuvres de M. Foucquet, tome XVI, p. 337.)
  6. On a dit que cette folie de Berrier était feinte, et qu’il craignait, d’après certaines paroles du Roi d’être traduit en justice pour avoir soustrait, dans le cabinet de Foucquet, avant l’inventaire, des papiers par lesquels le surintendant aurait pu se justifier. — D’Ormesson, dans son journal, juge très-sévèrement la conduite de Berrier : « Le procès a été grand, dit-il, bien moins par la qualité de l’accusé et par l’importance de l’affaire que par l’intérêt des subalternes qui en avoient la conduite, et principalement de Berrier qui y a fait entrer mille choses inutiles pour se rendre nécessaire et maître de toute l’intrigue secrète, afin d’avoir le temps d’établir sa fortune. » Il ajoute qu’il trompait même Colbert, et termine en disant que « par conclusion il est devenu fou par une punition de Dieu toute visible. »
  7. La Mothe Hardy, détenu avec son maître, le comte de Lorge Montgommery, à la Bastille ; et tous deux accusés du crime de fausse monnaie.
  8. De Bezemaux, gouverneur de la Bastille. Dans les Mémoires pour servir à l’histoire de M. R. (1658), p. 207, c’est à Hotman, intendant de Guyenne, et à Foucaut, que sont imputées ces tentatives de subornation.
  9. De Lorme avait été commis d’abord du surintendant Servien, puis de Foucquet. Ce dernier, étant mécontent de lui, l’avait renvoyé longtemps avant sa disgrâce. Il fut arrêté pendant le procès et mis à la Bastille, ainsi que Jeannin, trésorier de l’Épargne, et plusieurs autres.
  10. Masnau, ou Maseneau, conseiller au parlement de Metz.