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Lettre sur le progrès des sciences/Article 1

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Terres Auſtrales.

Tout le monde ſçait que dans l’hémiſphère méridional il y a un eſpace inconnu où pourroit être placée une nouvelle partie du monde plus grande qu’aucune des quatre autres : & aucun Prince n’a la curioſité de faire découvrir ſi ce ſont des terres ou des mers qui rempliſſent cet eſpace, dans un ſiécle où la navigation eſt portée à un ſi haut point de perfection ! Voici quelques réflexions à faire ſur cette matière.

Comme dans tout ce qui eſt connu du Globe, il n’y a aucun eſpace d’une auſſi vaſte étendue que cette plage inconnue, qui ſoit tout occupé par la mer, il y a beaucoup plus de probabilité qu’on y trouvera des terres, qu’une mer continue. À cette réflexion générale, on pourroit ajouter les relations de tous ceux qui, navigant dans l’hémiſphère auſtral, ont apperçu des pointes, des caps, & des ſignes certains d’un Continent dont ils n’étoient pas éloignés. Le nombre des journaux qui en font mention eſt trop grand pour les citer ici ; quelques-uns de ces caps les plus avancés ſont déjà marqués ſur les cartes.

La Compagnie des Indes de France envoya, il y a quelques années, chercher des Terres Auſtrales entre l’Amérique & l’Afrique. Le Capitaine Lozier qui étoit chargé de cette expédition, navigant vers l’eſt, entre ces deux parties du monde, trouva pendant une route de 48 degrés des ſignes continuels de terres voiſines, & apperçut enfin, vers le 52e degré de latitude, un cap où les glaces l’empêchèrent de débarquer.

Si l’on ne cherchoit des Terres Auſtrales que dans la vue d’y trouver un port pour la navigation des Indes orientales comme c’étoit l’objet de la Compagnie, on pourroit faire voir qu’on n’avoit pas pris les meſures les plus juſtes pour cette entrepriſe, qu’on l’a trop tôt abandonnée, & l’on pourroit auſſi donner quelques conſeils pour mieux réuſſir : mais comme on ne doit pas borner la découverte des Terres Auſtrales à l’utilité d’un tel port, & que même je crois que ce ſeroit un des moindres objets qui devroient la faire entreprendre ; les terres ſituées à l’eſt du cap de Bonne-eſpérance, mériteroient beaucoup plus d’être cherchées que celles qui ſont entre l’Amérique & l’Afrique.

En effet, on voit par les caps qui ont été apperçus, que les Terres Auſtrales à l’eſt de l’Afrique s’approchent beaucoup plus de l’équateur, & qu’elles s’étendent juſqu’à ces climats où l’on trouve les productions les plus précieuſes de la Nature.

Il ſeroit difficile de faire des conjectures un peu fondées, ſur les productions & ſur les habitans de ces terres ; mais il y a une remarque bien capable de piquer la curioſité, & qui pourroit faire ſoupçonner qu’on y trouveroit des choſes fort différentes de celles qu’on trouve dans les quatre autres parties du monde. On eſt aſſuré que trois de ces parties, l’Europe, l’Afrique & l’Aſie, ne forment qu’un ſeul continent : l’Amérique y eſt peut-être jointe ; mais ſi elle en eſt ſéparée, & que ce ne ſoit que par quelque détroit, il aura toûjours pû y avoir une communication entre ces quatre parties du monde : les mêmes plantes, les mêmes animaux, les mêmes hommes auront dû s’y étendre de proche en proche autant que la différence des climats leur aura permis de vivre & de ſe multiplier, & n’auront reçu d’altérations que celles que cette différence aura pû leur cauſer. Mais il n’en eſt pas de même des eſpèces qui peuvent ſe trouver dans les Terres Auſtrales, elles n’ont pû ſortir de leur continent. On a fait pluſieurs fois le tour du Globe, & l’on a toûjours laiſſé ces terres du même côté : il eſt certain qu’elles ſont abſolument iſolées, qu’elles forment, pour ainſi dire, un nouveau monde à part, dans lequel on ne peut prévoir ce qui ſe trouveroit. La découverte de ces terres pourroit donc offrir de grandes utilités pour le commerce, & de merveilleux ſpectacles pour la Phyſique.

Au reſte, les Terres Auſtrales ne ſe bornent pas à ce grand continent, ſitué dans l’hémiſphère auſtral. Il y a vraiſemblablement entre le Japon & l’Amérique un grand nombre d’iſles dont la découverte pourroit être bien importante. Croira-t-on que ces précieuſes épices devenues néceſſaires à toute l’Europe, ne croiſſent que dans quelques-unes de ces iſles, dont une ſeule nation s’eſt emparée ? Elle-même peut-être en connoît bien d’autres qui les produiſent également, mais qu’elle a grand intérêt de ne pas faire connoître.

C’eſt dans les iſles de cette mer que les voyageurs nous aſſurent avoir vû des hommes Sauvages ; des hommes velus, portant des queues, une eſpèce mitoyenne entre les singes & nous. J’aimerois mieux une heure de converſation avec eux, qu’avec le plus bel-eſprit de l’Europe.

Mais ſi la Compagnie des Indes s’attachoit à chercher, pour ſa navigation, quelque port dans les Terres Auſtrales entre l’Amérique & l’Afrique, je ne crois pas qu’elle dût être rebutée par le peu de ſuccès de la première entrepriſe : il me ſemble au contraire que la relation du voyage du Capitaine Lozier pourroit engager la Compagnie à la pourſuivre ; car il s’eſt aſſuré de l’exiſtence de ces terres, il les a vues : s’il n’en a pû approcher de plus près, ç’a été par des obſtacles qui pouvoient être évités ou vaincus.

Ce furent les glaces qui l’empêchèrent d’atterrer. Il fut ſurpris d’en trouver au 50e degré de latitude, pendant le ſolſtice d’été. Il devoit ſçavoir, que toutes choſes d’ailleurs égales, dans l’hémiſphère auſtral le froid eſt plus grand en hiver, & le chaud plus grand en été, que dans l’hémiſphère ſeptentrional ; parce que, quoique ſous une même latitude pour l’un & l’autre hémiſphère la poſition de la ſphère ſoit la même, les diſtances de la Terre au Soleil ne ſont pas les mêmes dans les ſaiſons correſpondantes. Dans notre hémiſphère, l’hiver arrive lorſque la Terre eſt à ſa plus petite diſtance du Soleil, & cette circonſtance diminue la force du froid : dans l’hémiſphère auſtral, au contraire, on a l’hiver lorſque la Terre eſt à ſon plus grand éloignement du Soleil, & cette circonſtance augmente la force du froid. Mais il eût été encore plus néceſſaire de penſer, que dans tous les lieux où la ſphère eſt oblique, les tems les plus chauds n’arrivent qu’après le ſolſtice d’été, & qu’ils arrivent d’autant plus tard que les climats ſont plus froids. Cela eſt connu de tous les phyſiciens, & de tous ceux qui ont voyagé vers les poles. Dans l’hémiſphère ſeptentrional, on voit ſouvent en plein ſolſtice la glace couvrir encore des mers, où un mois après on n’en trouveroit pas un atôme : on y reſſent même de grandes chaleurs ; & c’eſt dans ce tems-là, c’eſt-à-dire, au tems du plus grand froid dans l’hémiſphère oppoſé, qu’il faut entreprendre d’approcher des terres voiſines des poles. Dans ces climats, dès que les glaces commencent une fois à fondre, elles fondent très-vîte ; & en peu de jours la mer en eſt délivrée. Si donc, au lieu d’arriver au tems du ſolſtice aux latitudes où M. Lozier cherchoit ces terres, il fût arrivé un mois plus tard, il y a toute apparence qu’il n’eût trouvé aucune glace.

Au reſte, les glaces ne ſont point, pour aborder une terre, des obſtacles invincibles. Si elles ſont flottantes, les pêcheurs de baleines, & tous ceux qui ont fait des navigations dans le nord, ſçavent qu’elles n’empêchent pas de naviguer : & quant aux glaces qui tiennent aux terres, les habitans des bords des golfes de Finlande & de Bothnie ont tout l’hiver des routes ſur les glaces, & y pratiquent ſouvent des chemins par préférence à ceux qu’ils pourroient ſe faire ſur la terre. Les peuples du nord ont encore une pratique aſſez ſimple & aſſez ſûre, lorſqu’ils ſont obligés de ſéjourner ſur des glaces qui commencent à ſe briſer ; c’eſt d’y tranſporter des bateaux légers, qu’ils traînent par-tout où ils vont, & dans leſquels ils peuvent aller d’une glace à l’autre.

Toutes ces choſes ſont fort connues dans les pays du nord : & ſi ceux que la Compagnie des Indes avoit envoyés chercher les terres auſtrales, euſſent eu plus de connoiſſance du phyſique de ces climats, & des reſſources qu’on y emploie, il eſt à croire qu’en arrivant plus tard ils n’auroient pas trouvé de glaces ; ou que les glaces qu’ils trouvèrent ne les auroient pas empêchés d’aborder une terre qui, ſelon leur relation, n’étoit éloignée d’eux que d’une ou deux lieues.