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Lettre sur le progrès des sciences/Article 16

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Expériences Métaphyſiques.

Les expériences précédentes ne regardent que les corps ; il en eſt d’autres à faire ſur les eſprits plus curieuſes encore, & plus intéreſſantes.

Le ſommeil eſt une partie de notre être, le plus ſouvent en pure perte pour nous ; quelquefois pourtant les ſonges rendent le ſommeil auſſi vif que la veille. Ne pourroit-on point trouver l’art de procurer de ces ſonges ? L’opium remplit d’ordinaire l’eſprit d’images agréables : on raconte de plus grandes merveilles encore de certains breuvages des Indes : ne pourroit-on pas faire ſur cela des expériences ? N’y auroit-il pas encore d’autres moyens de modifier l’ame ? Il y a des tems où ſon commerce avec les objets extérieurs eſt affoibli, ſans être tout-à-fait interrompu ; des momens qui n’appartiennent ni à la veille, ni au ſommeil ; où la plus légère circonſtance change ſon état.

Nos expériences ordinaires commencent par les ſens, c’eſt-à-dire, par les extrémités de ces filets merveilleux qui portent leurs impreſſions au cerveau. Des expériences qui partiroient de l’origine de ces filets, faites ſur le cerveau même, ſeroient vraiſemblablement plus inſtructives. Des bleſſures ſingulières en ont fourni quelques-unes ; mais il ne ſemble pas qu’on ait beaucoup profité de ces occaſions rares ; & l’on auroit plus de moyens de pouſſer les expériences, ſi l’on y faiſoit ſervir ces hommes condamnés à une mort douloureuſe & certaine, pour qui elles ſeroient une eſpèce de grace. On trouveroit peut-être par-là le moyen, s’il en eſt quelqu’un, de guérir les foux.

On verroit peut-être des conſtitutions de cerveau bien différentes des nôtres, ſi l’on pouvoit avoir quelque commerce avec ces géans des Terres Auſtrales, ou avec ces hommes portant des queues, dont nous avons parlé.

On voit aſſez en général comment les langues ſe ſont formées : des beſoins mutuels entre des hommes qui avoient les mêmes organes, ont produit des ſignes communs pour ſe les faire comprendre. Mais les différences extrêmes qu’on trouve aujourd’hui dans ces manières de s’exprimer, viennent-elles des altérations que chaque père de famille a introduites dans une langue d’abord commune à tous ? ou ces manières de s’exprimer ont-elles été originairement différentes ? Deux ou trois enfans, dès le plus bas âge, élevés enſemble ſans aucun commerce avec les autres hommes, ſe feroient aſſurément une langue, quelque bornée qu’elle fût. Ce ſeroit une choſe capable d’apporter de grandes lumières ſur la queſtion précédente, que d’obſerver ſi cette nouvelle langue reſſembleroit à quelqu’une de celles qu’on parle aujourd’hui, & de voir avec laquelle elle paroîtroit avoir le plus de conformité. Pour que l’expérience fût complète, il faudroit former pluſieurs ſociétés pareilles, les former d’enfans de différentes nations, & dont les parens parlaſſent les langues les plus différentes ; car la naiſſance eſt déjà une eſpèce d’éducation : voir ſi les langues de ces différentes ſociétés auroient quelque choſe de commun, & à quel point elles ſe reſſembleroient… Il faudroit ſurtout éviter que ces petits peuples appriſſent aucune autre langue, & faire en ſorte que ceux qui s’appliqueroient à cette recherche, appriſſent la leur.

Cette expérience ne ſe borneroit pas à nous inſtruire ſur l’origine des langues : elle pourroit nous apprendre bien d’autres choſes ſur l’origine des idées mêmes, & ſur les notions fondamentales de l’eſprit humain. Il y a aſſez longtems que nous écoutons des philoſophes dont la ſcience n’eſt qu’une habitude & un certain pli de l’eſprit, ſans que nous en ſoyons devenus plus habiles : des philoſophes naturels nous inſtruiroient peut-être mieux ; ils nous donneroient du moins leurs connoiſſances ſans les avoir ſophiſtiquées.

Après tant de ſiècles écoulés, pendant leſquels malgré les efforts des plus grands hommes, nos connoiſſances métaphyſiques n’ont pas fait le moindre progrès, il eſt à croire que s’il eſt dans la nature qu’elles en puiſſent faire quelqu’un, ce ne ſauroit être que par des moyens nouveaux, & auſſi extraordinaires que ceux-ci.