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Lettre sur le progrès des sciences/Article 3

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Paſſage par le Nord.

Après la découverte des terres auſtrales, il en eſt une autre toute oppoſée qui ſeroit à faire dans les mers du nord : c’eſt celle de quelque paſſage qui rendroit le chemin des Indes beaucoup plus court que celui que tiennent les vaiſſeaux, qui ſont juſque ici obligés de doubler les pointes méridionales de l’Afrique ou de l’Amérique. Les Anglois, les Hollandois, les Danois ont ſouvent tenté de découvrir ce paſſage, dont l’utilité n’eſt pas douteuſe, mais dont la poſſibilité eſt encore indéciſe. On a cherché ce paſſage au nord-eſt & au nord-oueſt, ſans l’avoir pû trouver : cependant ces tentatives infructueuſes pour ceux qui les ont faites, ne le ſont pas pour ceux qui voudroient pourſuivre cette recherche ; elles ont appris que s’il y a un paſſage par l’un ou l’autre de ces deux côtés où on l’a cherché, il doit être extrêmement difficile : il faudroit paſſer par des détroits qui dans ces mers ſeptentrionales ſont preſque toûjours bouchés par les glaces.

L’opinion à laquelle ſont revenus ceux qui ont cherché ce paſſage, eſt que ce ſeroit par le nord même qu’il le faudroit tenter. Dans la crainte d’un trop grand froid ſi on s’élevoit trop vers le pole, on ne s’eſt point aſſez éloigné des terres, & l’on a trouvé les mers fermées par les glaces ; ſoit que les lieux par où l’on vouloit paſſer ne fuſſent en effet que des golfes, ſoit que ce fuſſent de véritables détroits. C’eſt une eſpèce de paradoxe de dire que plus près du pole, on eût trouvé moins de glaces & un climat plus doux : mais outre quelques relations qui aſſurent que les Hollandois s’étant fort approchés du pole, avoient en effet trouvé une mer ouverte & tranquille, & un air tempéré, la phyſique & l’aſtronomie le peuvent faire croire. Si ce ſont de vaſtes mers qui occupent les régions du pole, on y trouvera moins de glaces que dans des lieux moins ſeptentrionaux, où les mers ſeront reſſerrées par les terres ; & la préſence continuelle du ſoleil ſur l’horiſon pendant ſix mois, peut cauſer plus de chaleur que ſon peu d’élévation n’en fait perdre.

Je croirois donc que ce ſeroit par le pole même qu’il faudroit tenter ce paſſage. Et dans le même tems qu’on pourroit eſpérer de faire une découverte d’une grande utilité pour le commerce, c’en ſeroit une curieuſe pour la connoiſſance du globe, que de ſavoir ſi ce point autour duquel il tourne eſt ſur la terre ou ſur la mer ; d’y obſerver les phénomènes de l’aimant dans la ſource d’où ils ſemblent partir ; d’y décider ſi les aurores boréales ſont cauſées par une matière lumineuſe qui s’échappe du pole ; ou du moins ſi le pole eſt toûjours inondé de la matière de ces aurores.

Je ne parle point ici de certaines difficultés attachées à cette navigation. Plus on approche du pole, plus les ſecours qu’offre la ſcience du pilote diminuent ; & au pole même, pluſieurs ceſſent tout à fait. On pourroit donc éviter ce point fatal : mais ſi l’on y étoit arrivé, il faudroit commencer ſa route en quelque ſorte au hazard, juſqu’à ce qu’on s’en fût éloigné d’une diſtance qui permît de reprendre l’uſage des règles de la navigation. Je ne m’étends pas ſur cela, je ne me ſuis propoſé que de vous parler des découvertes qui m’ont paru les plus importantes ; c’eſt après le choix que vous en ferez qu’on pourroit diſcuter les moyens qu’on croiroit les plus convenables pour l’exécution. Mais ſi un grand Prince deſtinoit tous les ans deux ou trois vaiſſeaux à ces entrepriſes, la dépenſe ſeroit peu conſidérable : indépendamment du ſuccès, elle ſeroit utile pour former les capitaines & les pilotes à tous les événemens de la navigation ; & il ne ſeroit guère poſſible qu’entre tant de choſes qui reſtent inconnues ſur notre globe, on ne parvînt à quelque grande découverte.